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Pierre Nozière/1/02

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Calmann-Lévy (p. 14-26).

II

LE MARCHAND DE LUNETTES

En ce temps-là, le jour était doux à respirer ; tous les souffles de l’air apportaient des frissons délicieux ; le cycle des saisons s’accomplissait en surprises joyeuses et l’univers souriait dans sa nouveauté charmante. Il en était ainsi parce que j’avais six ans. J’étais déjà tourmenté de cette grande curiosité qui devait faire le trouble et la joie de ma vie, et me vouer à la recherche de ce qu’on ne trouve jamais.

Ma cosmographie — j’avais une cosmographie — était immense. Je tenais le quai Malaquais, où s’élevait ma chambre, pour le centre du monde. La chambre verte, dans laquelle ma mère mettait mon petit lit près du sien, je la considérais, dans sa douceur auguste et dans sa sainteté familière, comme le point sur lequel le ciel versait ses rayons avec ses grâces, ainsi que cela se voit dans les images de sainteté. Et ces quatre murs, si connus de moi, étaient pourtant pleins de mystère.

La nuit, dans ma couchette, j’y voyais des figures étranges, et, tout à coup, la chambre si bien close, tiède, où mouraient les dernières lueurs du foyer, s’ouvrait largement à l’invasion du monde surnaturel.

Des légions de diables cornus y dansaient des rondes ; puis, lentement, une femme de marbre noir passait en pleurant, et je n’ai su que plus tard que ces diablotins dansaient dans ma cervelle et que la femme lente, triste et noire était ma propre pensée.

Selon mon système, auquel il faut reconnaître cette candeur qui fait le charme des théogonies primitives, la terre formait un large cercle autour de ma maison. Tous les jours, je rencontrais allant et venant par les rues, des gens qui me semblaient occupés à une sorte de jeu très compliqué et très amusant : le jeu de la vie. Je jugeais qu’il y en avait beaucoup, et peut-être plus de cent.

Sans douter le moins du monde que leurs travaux, leurs difformités et leurs souffrances ne fussent une manière de divertissement, je ne pensais pas qu’ils se trouvassent comme moi sous une influence absolument heureuse, à l’abri, comme je l’étais, de toute inquiétude. À vrai dire, je ne les croyais pas aussi réels que moi ; je n’étais pas tout à fait persuadé qu’ils fussent des êtres véritables, et quand, de ma fenêtre, je les voyais passer tout petits sur le pont des Saints-Pères, ils me semblaient plutôt des joujoux que des personnes, de sorte que j’étais presque aussi heureux que l’enfant géant du conte qui, assis sur une montagne, joue avec les sapins et les chalets, les vaches et les moutons, les bergers et les bergères.

Enfin, je me représentais la création comme une grande boîte de Nuremberg, dont le couvercle se refermait tous les soirs, quand les petits bonshommes et les petites bonnes femmes avaient été soigneusement rangés.

En ce temps-là, les matins étaient doux et limpides, les feuilles vertes frissonnaient innocemment sous la brise légère. Sur le quai, sur mon beau quai Malaquais où Mme Mathias, après Nanette, Mme Mathias, aux yeux de braise, au cœur de cire, promenait ma petite enfance, des armes précieuses étincelaient aux étages des boutiques, de fines porcelaines de Saxe s’y étageaient, brillantes comme des fleurs. La Seine qui coulait devant moi me charmait par cette grâce naturelle aux eaux, principe des choses et source de la vie. J’admirais ingénument ce miracle charmant du fleuve qui, le jour, porte les bateaux en reflétant le ciel, et la nuit, se couvre de pierreries et de fleurs lumineuses. Et je voulais que cette belle eau fût toujours la même, parce que je l’aimais. Ma mère me disait que les fleuves vont à l’Océan et que l’eau de la Seine coule sans cesse ; mais je repoussais cette idée comme excessivement triste. En cela, je manquais peut-être d’esprit scientifique, mais j’embrassais une chère illusion ; car, au milieu des maux de la vie, rien n’est plus douloureux que l’écoulement universel des choses.

Le Louvre et les Tuileries qui étendaient en face de moi leur ligne majestueuse, m’étaient un grand sujet de doute. Je ne pouvais croire que ces monuments fussent l’ouvrage de maçons ordinaires, et pourtant ma philosophie de la nature ne me permettait pas d’admettre que ces murs se fussent élevés par enchantement. Après de longues réflexions, je me persuadais que ces palais avaient été bâtis par de belles dames et de magnifiques cavaliers, vêtus de velours, de satin, de dentelles, couverts d’or et de pierreries et portant des plumes au chapeau.

On sera peut-être surpris qu’à six ans j’eusse une idée si peu exacte du monde. Mais il faut considérer que j’étais à peine sorti de Paris où le docteur Nozière, mon père, était retenu toute l’année.

J’avais fait, il est vrai, deux ou trois petits voyages en chemin de fer, mais je n’en avais tiré aucun profit au point de vue de la géographie. C’était une science très négligée en ce temps-là. On s’étonnera aussi que j’eusse du monde moral une conception si peu conforme à la réalité des choses.

Mais songez que j’étais heureux et que les êtres heureux ne savent pas grand-chose de la vie. La douleur est la grande éducatrice des hommes. C’est elle qui leur a enseigné les arts, la poésie et la morale ; c’est elle qui leur a inspiré l’héroïsme avec la pitié ; c’est elle qui a donné du prix à la vie en permettant qu’elle fût offerte en sacrifice ; c’est elle, c’est l’auguste et bonne douleur qui a mis l’infini dans l’amour.

En attendant ses leçons, je fus témoin d’un événement horrible qui bouleversa de fond en comble ma conception physique et morale de l’univers.

Mais il est indispensable de vous dire tout d’abord qu’en ce temps-là un marchand de lunettes étalait ses boîtes sur le quai Malaquais, le long du mur de ce bel hôtel de Chimay qui ouvre avec une grâce si noble, sur sa cour d’honneur, les deux battants sculptés d’une porte à fronton Louis XIV.

J’étais en grande familiarité avec ce marchand de lunettes. Tous les jours, Mme Mathias, en me menant à la promenade, s’arrêtait devant l’étalage du lunetier. Elle lui demandait avec intérêt :

« Eh bien ! monsieur Hamoche, comment va ? »

Et ils faisaient un bout de causette.

Et moi, tout en écoutant, j’examinais les lunettes, les conserves, les pince-nez, la sébile des médailles et les échantillons minéralogiques qui étaient toute la fortune du lunetier, et qui me semblaient un grand trésor. J’étais étonné surtout de la quantité de verres bleutés que contenaient les petites vitrines de M. Hamoche et, aujourd’hui encore, je crois que M. Hamoche s’exagérait l’importance des lunettes bleues dans l’optique usuelle.

Au reste, incolores ou bleus, ses verres dormaient paisiblement dans leurs boîtes ; personne ne les regardait, non plus que ses médailles et ses minéraux, et la rouille dévorait les montures d’acier des besicles.

« Eh bien ! ça va-t-il mieux, les affaires ? » demandait Mme Mathias.

M. Hamoche, les bras croisés, morne, le regard à l’horizon, ne répondait pas.

C’était un petit homme tout à fait chauve, avec un crâne énorme, des yeux sombres et enflammés, des joues pâles et une longue barbe d’un noir bleu.

Son costume, comme son air, était étrange. Il portait une longue redingote de drap vert olive qui était devenue jaune sur les épaules et sur le dos, et dont les pans lui tombaient aux pieds. Et il était coiffé du plus haut chapeau de haute forme qu’on ait jamais vu, tout cassé, tout luisant, prodigieux monument de misère et de vanité. Non ! les affaires n’allaient pas. M. Hamoche ne ressemblait pas assez à une personne qui vend des lunettes, et ses lunettes ne ressemblaient pas assez à des lunettes qu’on achète.

Aussi bien, il était devenu lunetier par l’injure du sort et, sous le mur de Chimay, il prenait les attitudes de Napoléon à Sainte-Hélène. Lui aussi, il était un Titan foudroyé.

À juger par le peu que j’en ai retenu, ses conversations avec ma vieille bonne roulaient sur d’étranges et lointaines aventures. Il y parlait d’une longue navigation sur l’Océan Pacifique, de campements sous les cèdres rouges, et de Chinois fumeurs d’opium.

Il disait comment il avait reçu un coup de couteau d’un Espagnol, dans une ruelle de Sacramento, et comment des Malais lui avaient volé son or. Ses mains tremblaient et il répétait sans cesse ce mot tragique : Or.

M. Hamoche était allé comme tant d’autres en Californie, à la conquête de l’or. Il avait fait le rêve de ces placers à fleur de terre et de ce sol prodigieux qui, à peine gratté, découvrait des trésors.

Hélas ! il n’avait rapporté de la Sierra-Nevada que la fièvre, la misère, la haine et le dégoût incurable du travail et de la pauvreté.

Mme Mathias l’écoutait, les mains jointes sur son tablier, et elle lui répondait en hochant la tête :

« Dieu n’est pas toujours juste ! »

Et nous nous en allions, elle et moi, troublés et pensifs, vers les Champs-Élysées. L’Océan Pacifique, la Californie, les Espagnols, les Chinois, les Malais, les placers, les montagnes d’or et les rivières d’or, tout cela évidemment ne pouvait pas tenir dans le monde tel que je le concevais, et les discours du lunetier m’enseignaient que la terre ne finit point, comme je le croyais, à la place Saint-Sulpice et au pont d’Iéna.

M. Hamoche m’ouvrait l’esprit, et je ne pouvais voir sa mince figure, emphatique et fiévreuse, sans ressentir le frisson de l’inconnu. Il m’enseignait que la terre est grande, grande à s’y perdre, et couverte de choses vagues et terribles. Près de lui, je sentais aussi que la vie n’est pas un jeu et qu’on y souffre réellement. Et cela surtout me jetait dans des étonnements profonds. Car enfin, je voyais bien que M. Hamoche était malheureux.

« Il est malheureux ! » disait Mme Mathias.

Et ma mère disait aussi :

« Ce pauvre homme ! il est dans la misère ! »

C’en était fait. J’avais perdu ma confiance première dans la bonté de la nature. Et, sans doute, je ne surprendrai personne si je dis que je ne l’ai jamais retrouvée depuis.

Tout en m’inquiétant, M. Hamoche m’intéressait beaucoup. Il m’arrivait quelquefois de le rencontrer, le soir, dans mon escalier. Ce n’était point extraordinaire, car il habitait une mansarde dans notre maison. À la tombée du jour, il grimpait les degrés, ayant sous chaque bras une boîte longue et noire, qui renfermait, assurément, les lunettes et les minéraux. Mais ces deux boîtes ressemblaient à deux petits cercueils, et j’avais peur, comme si cet homme de malheur était un croque-mort…

N’emportait-il pas ma confiance et ma sécurité ? Maintenant, je doutais de tout, puisque, reposant sous notre toit, dans la maison bénie, cet homme n’était pas heureux.

Sa mansarde donnait sur la cour, et ma bonne m’avait dit que, pour s’y tenir debout, il fallait passer la tête par la fenêtre à tabatière. Et, comme je n’étais pas toujours sérieux à cette époque, je riais de tout mon cœur à la pensée que M. Hamoche, dans sa chambre, ne quittait pas son chapeau, que ce chapeau, prodigieusement haut, s’élevait sur le toit au-dessus des tuyaux, et qu’il y manquait seulement une de ces flèches de zinc qui tournent au vent.

À six ans, on a l’esprit mobile. Depuis quelque temps, je ne songeais plus au lunetier, au chapeau, aux deux cercueils, quand un jour — il me souvient que c’était un jour de printemps, — il était six heures et demie, et nous étions à table… On dînait de bonne heure, sur le quai Malaquais, dans ce temps-là. Un jour, dis-je, Mme Mathias, qui était très considérée dans la maison, vint dire à mon père :

« Le marchand de lunettes est très malade, là-haut, dans sa mansarde. Il a une fièvre de cheval.

— J’y vais », dit mon père en se levant.

Au bout d’un quart d’heure, il revint.

« Eh bien ? demanda ma mère.

— On ne peut rien dire encore, répondit mon père, en reprenant sa serviette avec la tranquillité d’un homme habitué à toutes les misères humaines. Je croirais à une fièvre cérébrale. L’excitation nerveuse est très intense. Naturellement, il ne veut pas entendre parler de l’hôpital. Il faudra pourtant bien l’y porter : on ne peut le soigner que là. »

Je demandai :

« Est-ce qu’il en mourra ? »

Mon père, sans répondre, souleva légèrement les épaules.

Le lendemain, il faisait un beau soleil ; j’étais seul dans la salle à manger. Par la fenêtre ouverte, et qui donnait sur la cour, les piaillements vigoureux des moineaux entraient avec des flots de lumière et les senteurs des lilas cultivés par notre concierge, grand amateur de jardins. J’avais une arche de Noé toute neuve, qui poissait les doigts et sentait cette bonne odeur de jouet neuf que j’aimais tant. Je rangeais sur la table les animaux par couples, et déjà le cheval, l’ours, l’éléphant, le cerf, le mouton et le renard, s’acheminaient deux à deux vers l’arche qui devait les sauver du déluge.

On ne sait pas ce que les joujoux font naître de rêves dans l’âme des enfants. Ce paisible et minuscule défilé de tous les animaux de la création m’inspirait vraiment une idée mystique et douce de la nature. J’étais pénétré de tendresse et d’amour. Je goûtais à vivre une joie inexprimable.

Tout à coup, un bruit sourd de chute retentit dans la cour ; un bruit profond et comme lourd, inouï, qui me glaça d’épouvante.

Pourquoi, par quel instinct ai-je frissonné ? Je n’avais jamais entendu ce bruit-là. Comment en avais-je, instantanément, senti toute l’horreur ? Je m’élance à la fenêtre. Je vois, au milieu de la cour, quelque chose d’affreux ! un paquet informe et pourtant humain, une loque sanglante. Toute la maison s’emplit de cris de femmes et d’appels lugubres. Ma vieille bonne entre, blême, dans la salle à manger :

« Mon Dieu ! le marchand de lunettes qui s’est jeté par la fenêtre, dans un accès de fièvre chaude ! »

De ce jour, je cessai définitivement de croire que la vie est un jeu, et le monde une boîte de Nuremberg. La cosmogonie du petit Pierre Nozière alla rejoindre dans l’abîme des erreurs humaines la carte du monde connu des Anciens et le système de Ptolémée.