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Pierre Nozière/1/03

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Calmann-Lévy (p. 27-34).
Livre premier : Enfance

III

MADAME MATHIAS

Mme Mathias était une sorte de femme de charge et de bonne d’enfant qui, par son grand âge et son mauvais caractère, s’était attiré beaucoup de considération. Mon père et ma mère, qui l’avaient attachée à ma très petite personne, ne l’appelaient que Mme Mathias, et ce fut pour moi une grande surprise d’apprendre un jour qu’elle avait un nom de baptême, un nom de jeune fille, un petit nom, et qu’elle se nommait Virginie. Mme Mathias avait eu des malheurs, elle en gardait la fierté. Les joues creuses, avec des yeux de braise sous les mèches grises de ses cheveux qui se tordaient hors de sa coiffe, noire, sèche, muette, sa bouche ruinée, son menton menaçant et son morne silence, affligeaient mon père.

Maman, qui gouvernait la maison avec la vigilance d’une reine d’abeilles, avouait pourtant qu’elle n’osait pas faire d’observation à cette femme d’âge, qui la regardait en silence avec des yeux de louve traquée. Mme Mathias était généralement redoutée. Seul dans la maison, je n’avais pas peur d’elle. Je la connaissais, je l’avais devinée, je la savais faible.

À huit ans, j’avais mieux compris une âme que mon père à quarante, bien que mon père eût l’esprit méditatif, assez d’observation pour un idéaliste, et quelques notions de physiognomonie puisées dans Lavater. Je me rappelle l’avoir entendu longuement disserter sur le masque de Napoléon rapporté de Sainte-Hélène par le docteur Antomarchi, et dont une épreuve en plâtre, pendue dans son cabinet, a terrifié mon enfance.

Mais il faut dire que j’avais sur lui un grand avantage : j’aimais Mme Mathias, et Mme Mathias m’aimait. J’étais inspiré par la sympathie ; il n’était guidé que par la science. Encore ne s’appliquait-il pas beaucoup à pénétrer le caractère de Mme Mathias. Ne prenant aucun plaisir à la voir, il ne la regardait guère, et peut-être ne l’avait-il point assez observée pour s’apercevoir qu’un petit nez mou, d’une innocente rondeur, s’était singulièrement planté au milieu du masque austère sous lequel elle figurait dans la vie.

Et ce nez, en effet, ne se faisait pas remarquer. Il passait presque inaperçu sur cette scène de désolation violente qu’était le visage de Mme Mathias. Pourtant il était digne d’intérêt. Tel que je le retrouve au fond de ma mémoire, il m’émeut par je ne sais quelle expression de tendresse souffrante et d’humilité douloureuse. Je suis le seul être au monde qui y ait fait attention, et encore, n’ai-je commencé à le bien comprendre que lorsqu’il n’était plus qu’un souvenir lointain, gardé par moi seul.

C’est maintenant surtout que j’y songe avec intérêt. Ah ! Madame Mathias, que ne donnerais-je pas pour vous revoir aujourd’hui telle que vous étiez dans votre vie terrestre, tricotant des bas, une aiguille fichée sur l’oreille, sous votre bonnet à tuyaux, et des besicles énormes chaussant le bout de votre nez trop faible pour les porter. Vos besicles glissaient toujours, et vous en éprouviez toujours une impatience nouvelle ; car vous n’avez jamais su vous soumettre en riant à la nécessité, et vous portiez au milieu des misères domestiques une âme indignée.

Ah ! Madame Mathias, Madame Mathias, que ne donnerais-je point pour vous revoir telle que vous fûtes, ou du moins pour savoir ce que vous êtes devenue, depuis trente ans que vous avez quitté ce monde où vous aviez si peu de joie, où vous teniez si peu de place et que vous aimiez tant. Je l’ai senti, vous aimiez la vie, et vous vous attachiez aux affaires terrestres avec cette obstination désespérée des malheureux. Si j’avais de vos nouvelles, Madame Mathias, j’en recevrais infiniment de contentement et de paix. Dans le cercueil des pauvres où vous vous en êtes allée par un beau jour de printemps, il m’en souvient, par un de ces beaux jours dont vous goûtiez si bien la douceur, chère dame, vous emportiez mille choses touchantes, tout un monde d’idées créé par l’association de votre vieillesse et de mon enfance. Qu’en avez-vous fait, Madame Mathias ? Là où vous êtes, vous souvient-il encore de nos longues promenades ?

Chaque jour, après le déjeuner, nous sortions ensemble ; nous gagnions les avenues désertes, les quais désolés de Javel et de Billy, la morne plaine de Grenelle, où le vent soulevait tristement la poussière. Ma petite main serrée dans sa main rugueuse, qui me rassurait, je parcourais des yeux la rude immensité des choses. Entre cette vieille femme, ce petit garçon rêveur et ces paysages mélancoliques de banlieue, il y avait des harmonies profondes. Ces arbres poudreux, ces cabarets peints en rouge, l’invalide qui passait, la cocarde à la casquette ; la marchande de gâteaux aux pommes, assise contre le parapet, à côté de ses carafes de coco bouchées avec des citrons, voilà le monde dans lequel Mme Mathias se sentait à l’aise. Mme Mathias était peuple.

Or, un jour d’été, comme nous longions le quai d’Orsay, je la priai de descendre sur la berge pour voir de plus près les grues décharger du sable, ce à quoi elle consentit tout de suite. Elle faisait toujours tout ce que je voulais, parce qu’elle m’aimait et que ce sentiment lui ôtait toute force. Au bord de l’eau et tenant ma bonne par un pan de sa jupe d’indienne à fleurs, je regardais curieusement la machine qui, d’un air patient d’oiseau pêcheur, prenait sur le bateau les paniers pleins, puis, promenant en demi-cercle sa longue encolure, les allait verser sur la rive. À mesure que le sable s’amassait, des hommes en pantalon de toile bleue, nus jusqu’à la ceinture, la chair couleur de brique, le jetaient par pelletées contre un crible.

Je tirai la jupe d’indienne.

« M’ame Mathias, pourquoi ils font ça ? dis, M’ame Mathias ? »

Elle ne répondit point. Elle s’était baissée pour ramasser quelque chose à terre. Je croyais d’abord que c’était une épingle. Elle en trouvait chaque jour deux ou trois, qu’elle piquait à son corsage. Mais, cette fois, ce n’était pas une épingle. C’était un couteau de poche, dont le manche de cuivre représentait la colonne Vendôme.

« Montre, montre-moi ce couteau, M’ame Mathias. Donne-le moi ! Pourquoi tu ne me le donnes pas, dis ? »

Immobile, muette, elle regardait le petit couteau avec une attention profonde et je ne sais quoi d’égaré qui me fit presque peur.

« M’ame Mathias, qu’est-ce que tu as, dis ? »

Elle murmura, d’une voix faible que je ne lui connaissais pas :

« Il en avait un tout pareil.

— Qui donc ça ? M’ame Mathias, qui donc qu’en avait un tout pareil ? »

Et tirée par la robe, elle me regarda, de ses yeux brûlés, où l’on ne voyait que du rouge et du noir, toute surprise, comme si elle ne me savait plus là, et elle me répondit :

« Mais c’était Mathias, donc ; c’était Mathias.

— Qui Mathias ? »

Elle se passa la main sur les paupières qui restèrent froissées et tirées, mit soigneusement le couteau dans sa poche, sous son mouchoir, et me répondit :

« Mathias, mon mari.

— Alors, tu l’avais épousé.

— Je l’avais épousé pour mon malheur ! J’étais riche, j’avais un moulin à Aunot, près de Chartres. Il a mangé la farine, l’âne et le moulin, et tout ! Il m’a mise sur la paille et, quand je n’ai plus rien eu, il m’a quittée. C’était un ancien militaire, un grenadier de l’Empereur, blessé à Waterloo. Il avait pris du vice à l’armée. »

Tout cela m’étonnait beaucoup ; je réfléchis un instant et je dis :

« Ton mari, ce n’était pas un mari comme papa, n’est-ce pas, madame Mathias ? »

Mme Mathias ne pleurait plus ; c’est avec une sorte de fierté qu’elle me répondit :

« Des hommes comme Mathias, il n’y en a plus. Il avait tout pour lui, celui-là ! Grand, fort, et beau, et malin, et jovial ! Et toujours bien tenu, toujours une rose à la boutonnière. C’était un homme bien agréable ! »