Poétique (trad. Ruelle)/Chapitre 21

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 48-52).
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CHAPITRE XXI


Des diverses espèces de noms.


I. Les espèces de noms sont :

Le nom simple ; or j’appelle « nom simple » celui qui n’est pas composé d’éléments significatifs, comme, par exemple, γῆ (terre) ;

II. Le nom double, qui se compose tantôt d’un élément significatif et d’un élément non significatif[1], tantôt d’éléments tous significatifs.

III. Le nom pourrait être triple, quadruple, enfin multiple, comme, par exemple, la plupart des mots emphatiques, parmi lesquels Hermocaïcoxanthos[2].

IV. Tout nom est ou bien un mot propre, ou un mot étranger (glose), ou une métaphore, ou un ornement, ou un mot forgé, ou allongé ou raccourci, ou altéré.

V. J’appelle « mot propre » celui qu’emploie chaque peuple[3], « glose » (ou mot étranger) celui qui est en usage chez les autres peuples. On voit qu’un même mot peut être mot propre et glose, mais non pas dans le même pays. Ainsi le mot σίγυνον est un mot propre pour les Cypriens[4] et une glose pour nous.

VI. La métaphore est le transfert d’un nom d’autre nature, ou du genre à l’espèce ou de l’espèce au genre, ou de l’espèce à l’espèce, ou un transfert par analogie.

VII. J’appelle transfert du genre à l’espèce, par exemple :

Ce mien navire resta immobile[5].

En effet, être à l’ancre, pour un vaisseau, c’est être immobile.

De l’espèce au genre (par exemple) :

Oui, certes, Ulysse accomplit des milliers de belles actions[6].

Des milliers a le sens de un grand nombre, et c’est dans ce sens que cette expression est employée ici.

De l’espèce à l’espèce, par exemple :

Ayant arraché la vie par l’airain[7] ;

et :

Ayant tranché avec le dur airain[8].

En effet, dans ces exemples, d’abord dans le sens de « trancher », le poète a dit « arracher », puis dans le sens d’ « arracher » il a dit « trancher » ; car l’un et l’autre terme signifient ôter.

VIII. Je dis qu’il y a analogie (ou proportion) lorsque le second nom est au premier comme le quatrième est au troisième ; car on dira le quatrième à la place du second et le second à la place du quatrième ; quelquefois aussi l’on ajoute, à la place de ce dont on parle, ce à quoi cela se rapporte[9]. Citons un exemple : La coupe est à Bacchus ce que le bouclier est à Mars. On dira donc et « le bouclier, coupe de Mars », et « la coupe, bouclier de Bacchus[10] ». Autre exemple : Ce que le soir est au jour, la vieillesse l’est à la vie. On dira donc : « le soir, vieillesse du jour, » et « la vieillesse, soir de la vie ; » ou, comme Empédocle : « couchant de la vie. »

IX. Pour quelques noms, il n’existe pas d’analogue établi ; néanmoins on parlera par analogie. Ainsi, laisser tomber le grain[11], c’est le semer ; mais, pour dire laisser tomber la lumière du soleil, il n’y a pas de terme (propre). Or cette idée, par rapport au soleil, c’est comme le mot semer par rapport au grain ; on a donc pu dire :

Semant sa lumière divine[12].

On peut employer ce mode de métaphore et, d’une autre façon aussi, en appliquant une dénomination étrangère (à l’objet dénommé), lui dénier quelqu’une de ses qualités propres ; comme, par exemple, si l’on disait du bouclier non pas la coupe de Mars, mais la coupe sans vin[13]

X. Le nom forgé est celui que le poète place sans qu’il ait été employé par d’autres. Quelques mots semblent avoir ce caractère ; ainsi les cornes, appelées ἐρνύται, le prêtre, appelé ἀρητήρ.

XI. Le nom est allongé, raccourci, d’une part lorsqu’on emploie une voyelle plus longue que celle du mot usuel, ou qu’une syllabe est intercalée ; d’autre part, si on lui retranche quelque partie. Exemple de nom allongé : πόλεος devenu πόληος ; Πηλείδου devenu Πηληϊάδεω ; — de nom raccourci : κρῖ[14], δῶ[15], et dans ce vers :

Toutes deux ont une seule et même figure[16].

XII. Le nom est altéré lorsqu’une partie du mot énoncé est rejetée et une autre faite (arbitrairement). Exemple : À la mamelle droite, δεξιτερόν au lieu de δεξιόν.

XIII. Les noms eux-mêmes[17] sont les uns masculins, d’autres féminins, d’autres entre les deux[18]. Sont masculins tous ceux qui se terminent par un Ν, un Ρ (R), un Σ (S) et par les lettres qui se composent de cette dernière. Celles-ci sont au nombre de deux, le Ψ (PS) et le Ξ (KS). Sont féminins tous ceux qui se terminent, en fait de voyelles, par celles qui sont toujours longues, telles que Η (È) et Ω (Ô), et par celles qui peuvent s’allonger, telles que Α ; de sorte qu’il arrive que sont égales en nombre les lettres par lesquelles se terminent les noms masculins et les noms féminins ; car le Ψ et le Ξ ne font qu’un (avec Σ)[19]. Aucun nom ne se termine sur une lettre aphone (muette), ni sur une voyelle brève[20]. Trois seulement se terminent sur un Ι : μέλι (miel), κόμμι (gomme), πέπερι (poivre)[21]. Cinq noms se terminent sur ϒ[22]. Les noms intermédiaires (sc. neutres) se terminent sur ces voyelles (Α, Ι, et ϒ), sur Ν et sur Σ.

  1. Il y a ici, dans le vieux manuscrit de Paris, le membre de phrase qui suit : πλὴν οὐκ ἐκ τῷ ὀνόματι.
  2. Formé, sans doute, des mots Ἑρμῆς, Hermès, Mercure ; Κάϊκος, Caïque, fleuve de Mysie et ξανθός, jaune.
  3. Pour désigner une seule et même personne, une seule et même chose dans un pays donné.
  4. Cp. Hérodote, V, 9 : « Les Cypriens appellent σιγύννας les lances (δόρατα) ». Voir, dans la Revue archéologique, 1879, 2e série, XXXVII, p. 373, un article de G. Colonna Ceccaldi sur la sigyne et le verutum des anciens.
  5. Homère, Odyssée, XXIV, 310. — Cp. Odyssée, I, 181.
  6. Homère, Iliade, II, 272.
  7. Vers de source inconnue.
  8. Cp. Homère (Iliade, III, 292). Le mot εἴρηκε qui va suivre, ferait croire que les deux citations sont du même poète, Homère.
  9. Cp. Ch. Thurot (Observations philol. sur la Poétique d’Aristote (Revue archéologique, 1863, II), où ce passage a été interprété, pour la première fois, d’une façon plausible).
  10. Cp. Rhétorique, III, 4 et 11.
  11. Littéralement : « le fruit. »
  12. Vers d’un poète inconnu. Cp. Lucrèce, II, 211, et Virgile, Énéide, II, 584, qui ont reproduit cette métaphore.
  13. Cp. Rhétorique, III, 6. — Le manuscrit de Paris 2040 présente ici un espace blanc, signe de lacune. Cette lacune porterait sur l’explication du κόσμος, de l’ornement.
  14. Pour κρῖμνον, farine d’orge.
  15. Pour δῶμα, demeure.
  16. Ὤψ pour ὄψις. Cette citation d’Empédocle est rapportée aussi par Strabon (l. VIII), qui cite un second exemple de ὄψ pour ὄψις, tiré d’Antimaque.
  17. C’est-à-dire abstraction faite de toute modification.
  18. Neutres.
  19. Addition de Tyrwhitt tout à fait plausible.
  20. C’est-à-dire sur une voyelle non susceptible de devenir longue ; c’est le cas de Ε et de Ο.
  21. Il faut ajouter σίναπι, avec Buhle.
  22. Quelques manuscrits ajoutent : τὸ πῶϋ, τὸ νάπυ, τὸ γόνυ, τὸ δόρυ, τὸ ἄστυ, ce qui doit être une glose marginale insérée dans le texte par la suite du temps. Ajoutons, avec Buhle : μέθυ.