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Pour lire en bateau-mouche/30

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La femme lapin

À propos des ongles et des dents. — Curieux exemples. — Souvenirs personnels.

À propos d’un article du journal anglais The Lancet qui fit quelque bruit dernièrement, mon excellent confrère Émile Gautier, se laissant emballer par son lyrisme habituel, écrit les lignes suivantes que je me reprocherais de ne pas mettre sous les yeux de mes lecteurs :

« Tout le monde sait que les animaux dits rongeurs, dont les rats et les souris sont les types les mieux connus, passent leur vie à… ronger (d’où leur nom) n’importe quoi.

Mais ce qu’on sait moins bien, c’est à quel instinct obéissent ces bestioles en se livrant à cet exercice qui n’est pas sans inconvénient pour l’homme — leur hôte involontaire.

Il ne s’agit pas, en tout cas, d’un besoin alimentaire, puisque les substances variées sur lesquelles souris et rats s’escriment de la mâchoire à qui mieux mieux : bois, pailles, papier, étoffes, plâtras, etc., ne sont la plupart du temps ni comestibles ni digestibles, il doit y avoir autre chose.

Cette autre chose, un naturaliste anglais prétend l’avoir trouvée, et il s’en explique dans le journal Lancet — comme qui dirait le Bistouri. Ce n’est pas, d’après lui, pour tromper leur faim, ni pour nous embêter, ni même pour le plaisir de ronger (comme certains bipèdes chiquent de la gomme ou du tabac), que les rongeurs… rongent : c’est pour se faire les dents !

À la différence de l’homme, en effet, dont les dents ne bougent plus une fois accomplie la seconde dentition, les animaux de cette classe ont des dents qui ne cessent de s’allonger pendant toute leur vie. Force leur est donc de travailler sans cesse à les user par friction sur des corps plus ou moins durs : autrement, elles prendraient les proportions insolites des ongles des mandarins chinois, qui sont obligés de porter des étuis d’ivoire au bout des doigts, et la vie aurait tôt fait de cesser d’être tenable pour les pauvres bêtes, qui, faute de pouvoir saisir et mastiquer leur pitance, crèveraient à l’envi de faim.

Voilà pourquoi, à en croire Lancet, votre fille est muette… et vos cloisons percées à jour ! »

Mon aimable confrère se trompe, comme je vais essayer de le lui prouver, du moins quelquefois, car il y a des gens dont les dents poussent exactement comme chez les rongeurs. Du reste, à la réflexion, il ne saurait en être autrement ; aujourd’hui tout le monde admet plus ou moins les doctrines darwiniennes du transformisme et lorsque les dents d’un homme ou d’une femme poussent d’une manière extraordinaire, comme celles d’un simple lapin ou d’un rat de cave — pardon, d’égout — c’est que l’on se trouve en face d’un phénomène, non pas d’atavisme ancestral bien entendu, mais bien d’alavisme zoologique, dans l’échelle des êtres !

Au premier abord, ça peut paraître épatant, mais c’est pourtant comme cela et rien au monde n’est plus logique. Et, à ce propos, je veux citer ici simplement des faits bien curieux dont j’ai été témoin en Amérique voilà plus de dix ans et qui cependant me sont restés profondément gravés dans l’esprit, tout comme si c’était seulement d’hier.

J’allais, je l’ai déjà dit ici-même, je crois bien, plusieurs fois, en mission économique dans les Antilles espagnoles qui n’avaient pas encore été prises par les Américains du Nord et c’est dans l’une de ces Antilles espagnoles dont on me permettra de taire le nom, car je serais désolé de causer des ennuis, même rétrospectifs, à une femme fort honorable et du meilleur monde, qu’il me fut donné d’observer le cas suivant. Toujours est-il que voilà ce qui était arrivé à une jeune fille de riches planteurs espagnols chez qui j’étais reçu avec beaucoup de bonté et d’amabilité. Comme cela arrive souvent dans ces pays-là, le ménage, quoique jeune encore, possédait neuf enfants, tous plus jolis les uns que les autres, avec leur teint bistre et mat et leurs yeux noirs comme du jais, leurs deux petits pruneaux, comme disait la mère, en riant.

La fille ainée, Conception, avait à ce moment dix-neuf ans sonnés et c’était bien la plus séduisante créature du monde, bouche à part, et la plus étrange avec sa bouche et voici comment : Depuis deux ans, tout à la fois anémique et atteinte d’une grave maladie d’estomac, comme il arrive souvent dans les pays intertropicaux où l’on abuse de boissons glacées, de condiments trop pimentés.

Naturellement les premiers médecins de l’île l’avaient mise à un régime sévère, c’est-à-dire des fortifiants et des calmants tout à la fois, des glycéro-phosphates à la Kola et à la Koka contre l’anémie et du lait, du Képhir pour rétablir les fonctions de l’estomac ; naturellement aussi les viandes et même toute espèce d’autre nourriture solide étaient rigoureusement interdites.

Très raisonnable, très sérieuse et voulant guérir, Conception, qui en avait une très nette de son état — pardon, je ne recommencerai pas — suivait à la lettre toutes les ordonnances de ses médecins.

Parfaitement ; mais comme elle avait déjà des dents de jeune loup, les dents longues, comme l’on dit précisément par une remembrance ancestrale, obscure et mal définie, il ne tarda pas à se produire le phénomène que l’on constate parfois chez les lapins et assez fréquemment chez les vieilles anglaises végétariennes, à savoir que ses dents, ses jolies quenottes blanches et ivoirines se mirent à pousser terriblement et ce qu’il y avait de tout à fait désastreux, c’est que celles d’en bas poussaient comme celles de la mâchoire supérieure ; bientôt pour se faire place, elles durent s’entrecroiser et chose effrayante et à peine croyable, ses dents d’en haut et d’en bas étaient arrivées à avoir sept centimètres et demi de longueur en s’entrecroisant.

Le cadet de la famille, son jeune frère, qui touchait ses dix-huit ans et qui dessinait à ravir, avec d’étonnantes dispositions, avait fait sa caricature, en donnant à la tête la forme d’un poële Choubersky dont les dents représentaient le foyer !

La situation était grave, Conception ne pouvait même plus porter un verre à sa bouche ; elle était comme murée vivante ; il fallait aviser au plus tôt, d’autant plus que les médecins avaient peur que les dents n’atteignissent soixante-quinze centimètres de longueur, ce qui vraiment eût pu empêcher la pauvre Conception de trouver un mari. Un barnum qui avait eu vent de la chose était venu lui offrir deux millions pour l’amener à New-York et, naturellement, on l’avait flanqué à la porte avec tout le monde d’égards qui ne lui étaient pas dus.

User les dents en mangeant ou simplement en rongeant des choses dures, il n’y fallait plus songer, puisqu’elles se croisaient toutes sur le devant ; celles du fond de la bouche, de chaque côté, fort heureusement n’ayant pas poussé, car alors elles auraient transpercé les chairs.

Il ne restait plus qu’à les scier, mais l’on avait peur de détruire l’émail et comme je fis remarquer que ça ne produisait aucun inconvénient désagréable chez les rongeurs, rats on lapins, on se décida à les lui scier avec une machine électrique envoyée tout exprès de New-York ou plutôt, je crois bien, de Chicago.

L’opération réussit admirablement et Conception, plus jolie que jamais, finit par guérir de sa maladie d’estomac, par se marier et avoir beaucoup d’enfants comme sa mère.

De temps en temps elle m’écrit et elle me dit :

— Figurez-vous que mon cas est terrible ; mes dents repoussent aussitôt que je ne mange plus de viande, de pommes de terre frites très dures, etc. Donc il ne faut pas que je sois remise au lait, pour une rechute de mon estomac, c’est un dilemme qui n’est vraiment pas très gai et plaignez votre pauvre amie Conception qui vous envoie tous les compliments affectueux de la famille et signe : La femme-lapin !

N’est-ce pas qu’il y a de drôles de cas pathologiques tout, de même dans le corps humain ? Je sais bien que les dents comme les poils ne sont que des parasites aux yeux de certains savants et alors le mot pathologique n’est peut-être pas là bien à sa place. Si c’est votre avis retirez-le, je n’y tiens pas autrement que cela.

Mais avant de terminer et pour répondre à l’histoire des dames chinoises qui laissent pousser leurs ongles, je me souviens qu’un jour, dans les environs du Cap-Haïtien, en Haïti, nous étions allés nous promener chez des amis à la campagne dans une voiture légère qui passait partout, avec une bonne mule dans les brancards ; nous étions trois, ma femme, ma sœur et moi et tout à coup dans un chemin creux, que je vois encore, nous poussâmes un cri d’étonnement, de stupeur et de pitié : sur le bord d’une prairie un peu en contre-haut, dans les herbes de Guinée, un cheval se traînait péniblement sur les genoux et nous regardait avec des veux humains, des yeux lamentables et suppliants qui vous fendaient l’âme et vous tiraient involontairement des larmes des vôtres !

Il était là, seul ; abandonné, pauvre loque chevaline, et s’il se traînait sur les genoux, c’est qu’il ne pouvait plus se tenir sur ses pieds, car ses sabots, ses ongles de cheval, avaient allongé et avaient chacun plus de trente centimètres, peut-être quarante, au bout de chaque pied, formant comme quatre longues gouttières noires…

Nous n’avions jamais de notre vie éprouvé une impression aussi imprévue et aussi douloureuse et aussitôt arrivé sur la vaste habitation de notre ami, je demandai au forgeron d’aller donner le coup de grâce à cette pauvre bête ou tout au moins d’aller lui rogner ces cornes immenses qui l’empêchaient de se tenir debout.

— Bast ! c’est un cheval abandonné, qui n’est bon à rien ; il faut le laisser mourir de sa belle mort.

Le soir, nous repassâmes presque en détournant la tête et en rentrant dîner, il nous sembla bien que son souvenir nous avait coupé l’appétit !

Et comme il faut toujours tirer une moralité de toutes les histoires véridiques : prenez garde de laisser pousser vos dents trop longues en ne buvant que du lait et coupez-vous les ongles quelquefois. C’est encore plus pratique que le système des jolies mandarines ou mandarinettes chinoises, croyez-en ma vieille expérience !