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Pour lire en bateau-mouche/43

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Une merveilleuse application scientifique

Manière ingénieuse le faire des chrétiens. — La seringue baptismale. — Curieuse boutique.


Vraiment, on est surpris et émerveillé tout à la fois, de voir chaque jour de nouveaux et étonnants progrès de la science et ce qui surtout est digne de remarque en l’occurrence, c’est que cette science radieuse et émancipatrice arrive à s’imposer même à ceux qui traditionnellement passent leur vie à la nier et à la combattre avec une énergie et une âpreté dignes d’une meilleure cause.

Dans cet ordre d’idées, il me semble que je ne pourrais pas trouver un exemple plus frappant que celui de la seringue baptismale, car il indique clairement comment l’église elle-même est obligée de s’incliner devant la science, en lui empruntant ses applications les plus ingénieuses et les plus humaines.

À ce propos je lisais dernièrement les curicuses lignes suivantes dans l’Aurore, écrites sur un ton qui ne convient peut-être pas à un aussi grave sujet, mais qui n’en sont pas moins bien suggestives :

« Ce n’est pas la seringue de Pravaz, c’est la seringue du bon Dieu.

M. de Bonnefon avait posé, il y a quelques jours, la vieille question de la craniectomie de l’enfant, dans les accouchements qui mettent en danger la vie de la femme.

L’Église et ses théologiens ont toujours soutenu qu’il faut essayer, coûte que coûte, de tirer l’enfant vivant du sein de la mère, au risque et même avec la certitude de tuer celle-ci.

D’après l’Église, en effet, la vie surnaturelle de l’enfant importe plus que la vie naturelle de la mère. Or, c’est le baptême qui, seul, peut donner la vie surnaturelle.

L’enfant pourra-t-il, ou ne pourra-t-il pas être baptisé ? C’est toute la question.

Or, un jeune médecin de Lyon vient de trouver et de proposer une solution nouvelle aux théologiens.

Cet homme de génie a inventé une seringue intra-utérine, qui permet de baptiser l’enfant, avant sa venue au jour.

Vous voyez la chose. Le curé ou le vicaire, mandé en hâte, arrive, tire son instrument de sa poche et se recueille une seconde pour avoir bien « l’intention de faire ce que fait l’Église ». Puis, il prend un peu d’eau naturelle et tâche de la faire parvenir à destination, en prononçant les paroles sacramentelles :

« Je te baptise, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ».

Il dit cela en latin, bien entendu.

Ce faisant, le curé ou le vicaire a fait un chrétien.

L’Église admet, elle, après cela, que le médecin puisse faire dudit chrétien un peu de bouillie et envoyer son âme immortelle tout droit en Paradis, afin de sauver et de prolonger la vie terrestre de la mère ?

Attendons-nous à lire, un de ces jours, une communication officielle venant de Rome et recommandant la seringue du baptême. En exploitant son brevet, l’inventeur sera bientôt milliardaire.

Il va sans dire que toutes les familles chrétiennes tiendront à posséder le précieux instrument et que, pour plus de sûreté, on le déposera dans toutes les corbeilles de mariées, après l’avoir préalablement fait bénir ».

Mais rien n’est plus vrai et mon aimable confrère qui croyait bien blaguer, a tout simplement dit la vérité en riant et sans le savoir, sans même s’en douter.

Dernièrement j’étais à Rome, aux fêtes inoubliables que l’on nous a données, lorsque nous avons porté le buste de Victor Hugo au Capitole, et quel ne fut pas mon étonnement, un jour que j’étais entré dans la boutique d’un opticien, fabricant d’instruments de précision, de voir de mignonnes et élégantes petites seringues, avec l’indication en italien de leur destination toute spéciale. Ces braves gens ne l’appellent pas seringue intra-utérine, de peur de froisser la susceptibilité du pape, mais tout uniment seringue baptismale, ce qui du reste en dit assez.

Et comme je demandais quelques explications tout à la fois techniques et pratiques au marchand, il voulut bien me répondre avec toute la bonne grâce d’un homme vraiment très compétent sur la matière.

— Comme vous le voyez, Monsieur, ça ne diffère pas sensiblement de la seringue de Pravaz ; elle est cependant d’un usage encore plus simple et plus doux, de manière à en faciliter le maniement à MM. les ecclésiastiques, toujours un peu émus naturellement.

En effet, Monsieur, comme on vous l’a dit, maintenant on met cette petite seringue baptismale dans la plupart des corbeilles de mariées des personnes pieuses — surtout dans le grand monde, dans la haute aristocratie…

— Et si l’on n’a pas d’enfants ?

— Eh bien au bout de dix ans je les reprends avec cinquante pour cent seulement de perte. Mais tenez il y en a ici pour toutes les bourses. En voici une en or, ciselée, enrichie de diamants et de rubis. Celle-ci est en vermeil et celle-là en argent bruni, mat et guilloché ; c’est simple et de bon goût. Et puis en voici en aluminium, légère comme une plume, en nickel pour les bourses modestes et même en zinc à l’usage des paroisses pauvres, pour l’Italie méridionale par exemple, la Basilicate ou les Pouilles…

J’étais vraiment dans l’admiration, lorsque tout à coup mes yeux tombèrent sur un amour de petite seringue baptismale en or, ciselée et autour de laquelle s’enroulaient des grappes de glycines en fleur, le tout en pierres précieuses, en turquoises et, au milieu d’un bouquet de glycines se détachait, en un relief puissant, une couronne fermée, surmontant deux blasons accouplés. Et comme mon œil était devenu interrogateur avant le geste, l’aimable commerçant s’empressa de prévenir ma question :

— Ce joli bimbelot artistique est destiné à la corbeille de mariage de la jeune princesse… — ici un nom trop connu pour que je ne le taise pas — qui se marie dans quelques jours.

J’étais de plus en plus étonné et comme je voyais dans une vitrine dissimulée dans le fond plus obscur du magasin, des dentelles qui me semblaient absolument merveilleuses, je ne pus m’empêcher encore de lui demander à quel usage cela pouvait bien servir et comment il se faisait que je trouvais ce rayon chez un opticien, fabricant d’instruments de précision, il s’écria, triomphant :

— Ah, cher monsieur, ceci est la plus belle idée de ma longue carrière, celle qui m’a, à coup sûr, rapporté le plus d’argent depuis que ces fameuses seringues baptismales sont devenues à la mode, grâce à la constante sollicitude de ces MM. les cardinaux du Sacré-Collège pour tout ce qui touche au bien et au bonheur de l’humanité…

— Mais encore ?

— J’y arrive ; ceci c’est le voile abdominal. Vous comprenez, quelquefois il y a de ces jeunes dames du monde que ça gêne un peu de se montrer ainsi, même dans ce moment-là et même à son confesseur et alors j’ai imaginé tout de suite un voile abdominal ; ou plutôt, pour être juste, l’idée en revient à ma femme.

Une idée superbe, Monsieur, et qui nous a apporté gros, Car vous comprenez bien que pour mettre à côté du voile de la mariée, dans la corbeille de noce, on ne place un voile abdominal qu’en dentelles du plus haut prix dans toutes les classes aristocratiques du pays.

— Vous avez pensé à tout, c’est merveilleux.

— Vous êtes bien aimable, chacun fait ce qu’il peut dans sa partie.

— C’est vrai, mais encore faut-il avoir l’esprit délié, avisé, inventif, fureteur, que sais-je ? Et le vôtre m’a bien l’air de posséder toutes ces qualités.

Mais j’y pense, le maniement de cette fameuse seringue ne doit pas toujours être facile, quoi que vous en disiez, il doit y avoir des craintes de blesser la malheureuse mère, avant de toucher l’enfant. Il me semble que MM. les ecclésiastiques ne sont pas absolument préparés à cela, malgré des instructions précises et claires.

— Détrompez-vous, monsieur, il y a des cours spéciaux dans tous les séminaires ou dans presque tous… in anima vili !

… Là-dessus je quittai ce brave et aimable industriel, tout heureux de voir que la science et la religion, pour une fois, étaient enfin parvenues à s’entendre et à se donner la main, en inventant cette petite seringue baptismale pour le plus grand bien de l’humanité qui n’en est encore qu’à l’antichambre de la vie, si j’ose m’exprimer ainsi ?