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Pour lire en bateau-mouche/44

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Le maquillage des fleurs

De même que pour les légumes ou les fruits. — Curieuse industrie. — Souvenir de Rome. — Ses petites marchandes de violettes.

Je trouvais, dernièrement, sous la signature de mon excellent confrère Scaramouche, les deux petites notes suivantes que je vais demander la permission de compléter, après les avoir citées :

« Un fureteur des Halles et marchés nous apprend qu’à ce moment des approches de l’été, on rajeunit et on farde les légumes.

Voulez-vous par curiosité, quelques recettes ?

Vous prenez de petites pommes de terre de l’année dernière ; vous les rangez sur un linge saupoudré de sel gris, puis, à l’aide d’un autre linge tendu à deux mains, vous les roulez sur le sel. Au bout d’un instant, la peau est délicatement raclée et il ne reste plus qu’à les passer dans l’eau. Vous avez alors des pommes de terre nouvelles.

Vous obtenez également des haricots nouveaux avec des vieux que vous placez dans la vapeur d’eau en ébullition.

Voilà comment les vieux légumes deviennent des primeurs en attendant de redevenir des raretés !

Nous avons signalé, récemment divers procédés employés pour rajeunir les légumes défraichis.

Il paraît qu’on agit de même à l’égard des fleurs que l’on teinte et que l’on parfume artificiellement.

Voici comment l’on opère : les fleurs anémiées sont placées dans une caisse garnie de glace, au fond de laquelle est pratiquée une ouverture par où arrive un courant de gaz acide carbonique chargé de l’odeur choisie et dont s’imbibent les fleurs préalablement mouillées de glycérine.

Quant aux fleurs fanées par suite de la mévente ou d’un séjour plus ou moins prolongé dans les wagons qui les amènent généralement de fort loin, on les trempe dans une solution de sel ammoniaque ; elles se redressent et reprennent aussitôt une apparence de fraîcheur parfaite. »

Je me permettrai de faire remarquer à mon spirituel confrère que tout cela est fort juste, mais également connu depuis longtemps et qu’il y a toute une industrie qui exerce depuis longtemps également toute son ingéniosité à maquiller les légumes, les fruits et les fleurs, avec les procédés les plus compliqués que peut nous offrir la chimie et mon intention n’est pas de m’y arrêter aujourd’hui. Aussi bien, il y a là des côtés d’une technicité spéciale qui n’est pas toujours amusante et dont je me suis occupé dans des volumes spéciaux.

Aujourd’hui, à propos du maquillage des fleurs, je veux simplement conter ce que je viens de voir à Rome, touchant cette curieuse industrie, lors de mon dernier voyage en Italie, en février et mars, voyage ayant pour but, comme l’on sait, de porter le buste de Victor Hugo au Capitole.

Donc un jour nous nous étions donné rendez-vous, à notre Hôtel de Gênes, derrière la Poste Centrale, ma femme et moi, avec mon excellente collègue et amie de la Société des Gens de Lettres, Mme la comtesse Rostopchine, nièce de la célèbre charmeuse de plusieurs générations d’enfants, belle-sœur du comte Tornielli, ambassadeur d’Italie à Paris et elle-même écrivain et romancière de valeur, pour aller visiter la Villa Médicis, tout là haut, en bordure de ce merveilleux parc du Pincio, qui domine Rome, comme un bouquet de verdure et dont M. Guillaume, l’aimable directeur, voulait bien nous faire les honneurs.

Donc nous voilà partis tous les trois par une claire matinée de mars, déjà si douce à Rome, et comme j’allais prendre une voiture :

— Jamais de la vie, nous dit la comtesse Rostopchine, nous allons aller à pied par la place — de la Victoire, si j’ai bonne mémoire — Nous prendrons l’ascenseur qui se trouve aux pieds de l’Hôtel de Russie et, en moins de cinq minutes, nous serons à la Villa Médicis.

— À vos ordres, et deux minutes plus tard, après avoir tourné le coin de la Via del Vite, où se trouvait notre hôtel, a l’opposé du Corso, nous étions sur la place de la Victoire, si tel est son nom, ce qui a peu d’importance ; et, comme nous regardions la colonne surmontée d’un saint quelconque qui était devant nous, nous trouvâmes en face d’un escalier de pierre dont le terre-plein du bas était couvert de tréteaux, des éventaires, des étagères, des marchandes de fleurs. Nous étions, en effet, en face d’un joli, coquet et ravissant marché aux fleurs, sinon d’un grand marché comme celui de la Rambla, que nous avons vu en octobre à Barcelone, lors de notre voyage aux Baléares.

Mais il faut le déclarer tout de suite, les roses et toutes les fleurs qui étaient là, avaient une couleur, une fraîcheur, une chaleur de tons vraiment admirables. Il y avait des roses aux tons de feu, de chaudron, comme certaines variétés de roses-thé, qui étaient des merveilles à tenter tous les coloristes du monde.

Naturellement ma femme, avec sa passion malheureuse pour les fleurs, était tombée en arrêt, bouche bée, devant cette orgie chaude, mais nullement brutale, de couleurs, lorsque Mme Rostopchine lui administra tranquillement une douche d’eau froide :

— N’est-ce pas, chère Madame, que c’est plus beau que la nature elle-même ?

— J’allais le dire ; je n’ai jamais vu de pareilles fleurs.

— Il n’y a rien d’extraordinaire à cela, puisque c’est la première fois que vous venez à Rome. Or, ici, vous vous trouvez en face du marché des fleurs naturelles peintes !

Et comme ma femme se récriait :

— Mais oui, ce sont bien les Romains qui ont inventé cette industrie curieuse qui se perd dans la nuit des temps, que vous autres commencez à peine à imiter timidement et qui est encore inconnue en Allemagne et en Russie, du moins à ma connaissance.

Et elle ajouta en riant :

— Vous voyez qu’il n’y a pas que les jolies femmes qui soient fardées et maquillées,

Mais au milieu des fleurs, du haut en bas des marches de l’escalier, grouillaient une nuée de gamins, de gamines de tous âges, depuis cinq jusqu’à dix-huit ans, de vieilles femmes, d’hommes, tous revêtus du classique costume italien. Nous poussâmes un cri de surprise :

— Les premiers italiens en costume national, depuis notre séjour en Italie, car il y en a vraiment moins en Italie qu’à l’île de la Grenouillère ou au quartier Saint-Victor, là-bas, au jardin des Plantes à Paris, qui est leur quartier général…

— Ne vous emballez pas, mon cher confrère ; tous ces braves gens qui grouillent là sont bien des Italiens, mais s’ils sont en costume, c’est parce que ce sont des modèles. Voyez, nous sommes aux pieds de la Villa Médicis.

Ici c’est non seulement le marché aux fleurs peintes, mais c’est encore le marché aux modèles, et ne croyez pas que je vous dise cela pour vous faire poser

— Ah, comtesse ! Mais alors il n’y a que du maquillage, de artificiel, du chiqué ici, pour les hommes comme pour les fleurs ?

— Vous l’avez dit.

Oh ! mes illusions, mes rêves, qu’êtes-vous devenus ?

Et comme ces dames riaient de bon cœur de l’effondrement d’un petit coin de mon idéal, une nuée de fillettes provocantes, radieuses de beauté sous leurs longs cils, avec leurs loques accrochant tous les feux de ce beau soleil d’Italie, se jetaient sur moi et me plongeaient dans les poches, dans mon gilet, de minuscules bouquets de violettes.

— Dame, ça c’est l’impot perçu par les modèles sur les étrangers naïfs, m’expliqua la comtesse, chaque bouquet, c’est deux sous.

Je sortis tous mes sous et nous filâmes vers l’ascenseur qui allait nous mener vers la Villa Médicis.

Ça ne fait rien, nous avons gardé, ma femme et moi, un souvenir enchanteur de ce double marché des fleurs maquillées et des italiens déguisés eux-mêmes, dans leur propre pays, comme certains bretons se déguisent à la porte d’un café et ce marché du chiqué, sous la pure lumière du soleil de mars, nous a semblé la chose la plus amusante du monde…

… Cinq minutes plus tard, avec sa grâce habituelle, sa distinction tout à la fois raffinée et naturelle, sa courtoisie bien connue, M. Guillaume nous faisait les honneurs de la Villa Médicis, et c’est avec une joie un peu émue que je retrouvais là, dans la fameuse salle à manger des élèves, des portraits peints par eux-mêmes, de tant de bons amis, de camarades, devenus célèbres depuis notre jeunesse, déjà lointaine, ou trop souvent disparus, hélas, avant la fin du labeur commencé !…

J’en parlerai peut-être un jour, spécialement, de cette merveilleuse Villa Médicis, où l’on retrouve un petit coin de la France, le meilleur, celui de la jeunesse, de toutes les ambitions, de toutes les espérances, de tous les talents en fleur, mais bien sincères, bien vivants, bien naturels et pas maquillés pour deux sous, allez, ceux-là !