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Premiers poèmes/Chansons d’amant/Lieds

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Mercure de France (Premiers poèmesp. 217-246).

LIEDS

I

Si pâle il est venu, que ma sœur pense
« n’a-t-elle pas bu son sang, son âme et sa fiance,
et n’est-il pas
l’ombre de ses sandales et la trace de ses pas. »

Si pâle il est tombé sur ses genoux, que ma sœur pense
« de quels rêve en pourpre et nefs en fleurs et rires d’enfance
n’honorera-t-il pas
le déclin des yeux miraculeux sur son front las. »

Si pâle il est parti que ma sœur pense
« vers quelle tempête, quel paradis, quelle sinistre accoutumance
trouvera-t-il pas
quelque douleur involontaire et plus douce que ce lent trépas. »

II

La mienne est belle ainsi que des vols de parfums —
l’autre jour c’était comme fleur qui s’ouvre —
La mienne est belle comme chairs d’anges en printemps ~
C’était l’autre soir tout le soleil sur mon cœur —

les lèvres de la mienne sont la seule caresse —
les parcs spirituels se parent sous ses lèvres —
Dans la clameur elle est le temple et dans la foule l’horizon —
l’accueil de la mienne, la bonne saison —

C’était l’autre matin dans sa tristesse la nuit d’hiver —
la voix de la mienne, la féerie des sons —
C’est pour la vie toute comme fleur qui s’ouvre —
la mienne est belle ainsi que la résurrection —

III

Ah ! ce bonheur, si douloureux, pourquoi ?
Tête victorieuse, pays des fées, matité reine,
piscine d’absolu, liens des baisers, dits de la reine,
ah ! pourquoi cette âcreté de vos bonheurs, pourquoi ?

Voile du néant, idole de toute gemme supérieure,
fin des mots bégayés dès les enfances et les erreurs,
clef qui peut fermer la blessure de vivre ou rouvrir
les labyrinthes des terreurs vaines et aberrantes souffrances
o vous, Tout, cette âcreté de vos bonheurs, pourquoi ?

Et vos charités qui sont âcres morsures,
et vos pantomimes, simulacres du divin,
et toute féerie qui rit à tes soupirs en réveil,
vermeil horizon, seule destinée, ultime blessure,
cette âcreté de tes bonheurs, pourquoi ?

IV

Filles de Bagdad qui partez en mer
sur la nef aux rames blanches,
les pèlerins tristes pleureront amers
près des rosiers aux cent roses blanches.

« Pour avoir laissé les pieux pèlerins
se baigner dans nos yeux noirs,
nous nous en allons vierges veuves éplorées
dans le destin noir. »

Filles, vous alliez g-aies à la fontaine
dans le sourire clair du soir,
filles vous veniez gaies à la citerne
sous les torches d’or du soir.


« Las les pèlerins qui venaient de loin
pour se baigner dans nos yeux noirs
Ils diront de nous : les douces infidèles
nous abandonnent aux destins noirs. »

Leur nef qu’on para de cent roses blanches,
leurs rames guirlandées des joies des horizons,
Les esclaves parés aux couleurs de leurs visages
et leur pilote, le plus sage,
les mèneront aux terres blanches comme avalanches.

« Las, la nef sans pilote ni cordages
s’en ira sombrer vers les horizons
et les pèlerins ne sauront pas l’orage,
l’orage de nos destins. »

V

Il est venu puis reparti ;
je le sais, son cœur grave pâtit
depuis l’instant qu’il est parti

J’étais folle comme une enfant
et je jouais comme au volant
de ses graves douleurs d’amant

au détour de la route encor
il voulut élever son cor
vers ses lèvres pour l’adieu encore

mais il laissa tomber son bras
et lentement se détourna
et le détour de la route l’emporta


Quelle introuvable route me ramènera
celui que j’attends pour tomber dans ses bras
et chasser de mes baisers le souci qui l’enténébra.

VI

Choses vindicatrices, passés cruels, ombres passées,
sur le maintenant peureux vous vous vengez
et détruisez en sa fleur pâle le bonheur triste.

Passés, vous dressez devant l’élan désespéré
le mur de ouate, le mur de brume, d’autres défaites ;
mémoires, vous redites la nuit froide, les soirs de victoires,
les soirs de victoires inutiles et futiles ;
mémoires, vous défaites d’un doigt lassé des colliers de fêtes.

Ombre, vous vous levez et dites : c’est encore moi,
le même moi tant caressé et dans mes tresses les mêmes émois :
mes mains de nues comme autrefois
descendront vers ton cœur profond
et ne se poseront qu’à ton front
pour l’essor d’un fou désir orienté vers autrefois.


Ah ! regards inutiles, vous redites
le même lent accueil au seuil de mon palais,
le palais vacillant vers les ombres passées.

VII

Le page Kunrad s’est évadé
pour rencontrer sa destinée —
la destinée souvent s’enfuît.

Il gravit d’inutiles calvaires
vit les jongleurs et les trouvères
galopa par monts et par vaux.

Souvent exilé des rivages
il ne vit que le ciel et l’eau
et puis les vagues de la mer.

Il vit l’alcôve de mirage
il embrassa des lavandières,
des filles de roi, des bergères,
de maintes lèvres il fit conquête


Mais, sous des drapeaux de nuages,
sa chevauchée et sa requête
inutiles vers la conquête
suprême de sa destinée

Un jour, au coin du chemin
Elle est venue baiser sa main —
la destinée toujours revient

Lui lava ses pieds lassés
puis elle essuya de sa face
la poussière des chevauchées

Elle ôta ses belles lèvres
son teint mat, ses mains de fièvres
elle ôta son corps de fée

Puis prit le page dans ses bras
et lui donna un seul baiser
qui le vieillit de trente années

D’une caresse de ses mains
elle lui décharna la face
et la frappa de cécité


Au pont de l’Ill la charité
de ceux qui dans les jardins vont aimer
nourrit parfois le pauvre aimé.

VIII

Ta beauté, ta beauté, ma sœur, qu’en as-tu fait.
Elle a glissé dans l’adversité
Mon frère, mon frère, mon âme, qu’en as-tu fait.

J’ai cherché le pur miroir où refléter ta beauté
ma sœur, ma sœur, ton âme, qu’en as-tu fait.

J’ai gardé ma face royale
mes amants et ma probité
mon frère, mon frère, ton âme qu’en as-tu fait.

J’ai gardé ma face loyale
mon manteau et mon épée
mon âme, mon âme, ma sœur, qu’en as-tu fait.

IX

L’aube revient, riche et parfumée
Le ciel, vers son sommeil, se revêt d’écarlate
Mai, mains pleines de fraises et de muguets
bénit les pauvrets, dont les cœurs battent

Quelqu’âme garde ses cicatrices

Les agiles baladins, pimpants de pourpres dalmatiques
sur tréteaux et tremplins
la fée les mène de sa batte,
Comme cygnes ondulants aux étangs galants
aux joues claires des caresses s’adressent
Tels d’incorporels séraphins les regards d’amour vibrent vile

Quelqu’âme garde ses cicatrices


En elle comme en moi qu’il lui soit pardonné —
de danser à ravir les étourdit si vite.

Mon âme garde ses cicatrices.

X

Au paradis sur trois trônes blancs
sa grâce et son enchantement
et ses suprêmes attitudes ;
Lors vient l’âme en détresse
qui ne peut que douloir sans cesse
et plus douloir

J’avais mitre dorée et manteau de velours
j’ai cilice rouge pourpre qui arde nuit et jour.

Si je revenais sur la terre j’habillerais ses pauvres nus
je soulagerais sa misère d’une couronne à son front méconnu

Aux brousses de ma terre d’autres pauvres sont venus
Demeure en ton enfer, à jamais, à toujours.


Au paradis sur trois trônes blancs
sa grâce et son enchantement
et ses suprêmes attitudes.

XI

Roi, le sol de la patrie s’allume en désastres
Tes vignes, tes figuiers, tes oliviers, des tas de cendres ;
Parmi les lances des vainqueurs, au long des ravines, on voit descendre
les filles des nomades en files prisonnières.

J’ai vu tes gardes prisonniers
les chétifs et les captives
jouaient d’agrandir leurs blessures

les esclaves du camp barbare taillent des pagnes dans tes bannières
les carcasses des chevaux d’armes pestilentent les eaux vives.
Ta citadelle, ses murs ont voleté comme feuilles mortes
mais deuil plus grand, encore je t’apporte


La reine a suivi les vainqueurs ?
Elle pend au col d’un muletier
seul intact lors du désastre
leur allure rapide emporte leurs cœurs
vers les villes de foule aux cachettes sûres.

XII

Dans la salle aux vitres sur la mer
Les rois sont assemblés à la coupe éternelle
Dans la salle au plafond d'étoiles.

Un douloureux d’avoir tant bu que Ion emporte sous un voile
Un qui trébuche et que l'on cache sous un voile
Un qui meurt, et qu’on emporte sous un voile.

Et vers le seuil où plus morne se clôt la porte
les regards des rois un instant distraits
mais ils demeurent auprès de la coupe éternelle
dans la salle aux vitres sur la mer.

XIII

Je sais des pas qui sont passés
sur quelle souffrance ils ont passé,
eux seuls l’ignorent et sont passés.

Je sais des chansons oubliées
oubliées de qui me les apprit
oubliées de mon cœur qui cela seul apprit.

Je sais des landes désolées
des friches incultes pour l’éternité
l’éternité des éphémères prêts à s’exiler.

XIV

Je t’apporte, ami, mon cœur meurtri
le sillon des pas sur mon corps et sur mon âme
la grâce déjà promise, départie et reprise
et la caravane des triomphes que ta pensée blâme.

Je te donne, amie, mes lèvres vieillies,
les rides de mon front découronné par d’autres
et le banquet d’un cœur où l’on attendit l’hôte
l’hôte inconnu porteur de joies épanouies.

Je t’apporte, ami, la brève compagnie
d’un cœur en oubli, d’un cœur en folies, d’un cœur en voyage
paré pour des minutes vers les baisers du mage.

Je t’apporte, amie, la triste solitude
d’un cœur en soupçons, d’un cœur en souffrance, d’un cœur en débris
dont les préludes de fêtes et les bruits de bal sont enfuis.

XV

J’ai mémoire de forêts
de forêts en parfums
de parfums en folies
épandus sur des clairières si jolies
que les bêtes des forêts y brament d’amour inguérissable
d’amour, sans cause, sans but, inguérissable.

Les candeurs fraîches et les brises frêles
s’entrelacent en danses de rayons ;
aux sons adoucis des cymbalons
se jouent des âmes neuves
fêtant l’éclosion fraîche
de nouvelles déesses aux beautés nouvelles.


Indicibles caprices d’un soleil amoureux
des naines miraculeuses, s’éploient, se renouvellent,
ah ! telle douce clairière des bois
à ce baiser d’un soir, miroir.

XVI

Perdu dans le bois le plus sombre
je croise mes bras sur ma poitrine
et je regarde monter l’ombre
de mes pieds à ma poitrine

Pourra-t-elle couvrir d’un épais manteau
la blessure de ma poitrine et le couteau
qu’un pur matin
douce et mystérieuse d’autres délices
Elle m’enfonça dans la poitrine et s’enfuit au loin,

Pour sortir du retrait le plus sombre
je trouverais le chemin
ses yeux froids m’ordonneraient la tombe
je frissonne en vain.

XVII

La minute d’oubli fut si douce.
Des yoles enrubannées de satins feu, de satins rouges
fendaient les vaguettes où dansaient les ondines argentines
menues comme un geste et claires comme un baiser
Il n’est merveille que soleil

Il n’est miracle que soleil
Les arches d’espérances et l’arcade du temple
s’emparadisaient de péris argentines
dans les sons vifs des cithares et les cavalcades en pourpre
Il n’est oracle que soleil

Il n’est remède que soleil
Des yoles les appels incantaient les départs
les départs pour plus clair qu’un baiser
pour plus vif que les danses de la cithare
Il n’est d’oubli que soleil

XVIII

Mon pauvre amour, profond comme une mer déserte
vous vîtes autrefois les cortèges en joie
des navires revenus de la bonne découverte
tout chargés de lotus au cœur de soie.

Mon pauvre amour, ample et grave comme soir d’été
Vous vîtes un couple, lèvres à lèvres, émietter
les psaumes des enfances soudaines et regretter
la minute si belle, car minute égouttée.

Mon pauvre amour plus seul que la détresse
comme en un cachot dont la lucarne
montrerait au captif la fête qui s’en va,
mon pauvre amour aimé de détresse et sans armes
Vous languissez dans la frivole et dure alarme
que ce mirage de la fête émigré en l’au delà.

XIX

Ô mon cœur que veux-tu, veux-tu les contrées natales,
le palais sur le morne pâle, où les cymbales
rythment le glissement de l’almée sur tes lèvres pâles
ô mon cœur, veux-tu, les contrées natales.

Ô mon cœur que veux-tu — sur les navires des émirs
t’en aller lointain, aux butins d’autres terres.
Veux-tu, par les cimes forestières, le monastère
où les frères s’entr’aident à guérir, —
ô mon cœur quel divan te faut-il pour dormir.

Donne-moi ton silence et ta mémoire
ta mémoire populeuse de sa face et de sa voix
la plus vaste salle de ton palais, donne-la-moi
qu’elle soit obscure et solitaire
pour que seul avec ta mémoire
j’écoute sa face, ses vertus corporelles, et les horizons de sa voix.

XX

Ce mendiant dolent et creux, sans besace et sans bâton,
des feux et des fêtes qui s’écarte par la ville,
ses yeux sont emplis des pampres à long plis
drapantes de telle image au monastère
devant quelle, dans l’ascension d’or des lampadaires,
Il fut des ans, sur ses paumes et ses genoux, épris.

Son cœur guéri lui pèse et le plie.
Ce mendiant, dont on raconte une couronne aux beaux fleurons
et dans la digne dextre un sceptre pour bâton,
son cœur guéri l’abandonne et le transit.

Quand passent devant ses yeux inertes
les cortèges des khalifes dans les fers des lances et les tambours de guerre,
ou les pas lents des docteurs grandis des ombres des mystères
Ses yeux restent inertes vers son ombre sur la terre.


Mais si quelque enfant descend à la citerne,
mate en un noir manteau de chevelure ondante,
comme un éclair plus fier que les bannières du khalife
sille en la nuit livide qui voile son mystère.