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Promenade autour de la Grande Bretagne/La Retraite

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LA RETRAITE.


NE me demandez pas ce que faisaient les Prussiens et les patriotes pendant tout le tems que nous fumes a la Croix en Champagne, manquans de pain, et bâillants aux corneilles, sans avoir rien du tout a faire ; quoique nous ne fussions qu’a quelques milles des patriotes ; mais nous ne fumes point attaqués, et nous les laissames en repos ; car que voudriez-vous que je vous disse ; j’imagine qu’ils étaient tout aussi oisifs que nous. C’est alors que le Duc de Brunswick conduisait ces negotiations mysterieuses dont tout le monde a parlé, et que personne ne connaît encore.

Apres que toutes les provisions eussent été mangées a la Croix en Champagne, qu’on eut même brulé les paremens des granges, dont les murailles sont faites dans ce pays, avec de petites planches etroites placées les unes sur les autres, que nous étions obligés de prendre pour faire du feu, faute d’autre chose, nous reçûmes ordre d’aller affamer le village de Some Suippe, c’est a dire de nous y cantonner ; quoiqu’il eut été visité par d’autres, nous y trouvâmes assez de provisions dans le commencement, mais bientôt nous manquâmes de pain ; et cependant je puis vous affiner, avoir couché tout le temps que nous y fumes, sur un tas de froment de plus de vingt pieds de haut, en outre de l’avoine en paille, que nous donnions a nos chevaux ; mais le manque de moulin, ou plutôt le manque d’ordre, rendait la farine et le pain fort rare.

Le paysan plus attentif a la conservation de son foin que de son avoine, en avait caché quelque peu dessous, mais on la visitait si souvent, qu’on le decouvrit bientôt aussi bien que des paniers d’œufs, du vin, et autres provisions qu’ils avaient cachés sous la paille ; quoiqu’on payat pour les vivres, même ceux qu’on trouvait, les fourages ne se prenaient que sur des bons, payable après la révolution.

Un jour en furetant dans une maison de paysan, je découvris un gros pain caché derrière une planche ; je demandai a la femme de la maison, qui parut bientôt, si elle n’en n’avait pas ? Non me dit-elle ! Sans lui répondre, je la conduisis a la place. Oh ! me dit-elle en pleurant, mes pauvres enfans vont mourir de faim ! Je la rassurai de mon mieux, n’en n’acceptai qu’un petit morçeau, et n’ai eu garde de découvrir ce que j’avais trouvé.

Un cavalier de royal Allemand, en puisant de l’eau pour son cheval, amena avec le seau une vieille marmite cassée, qui s’y était acrochée par l’anse ; il y trouva envelopé dans quelques vieux linges vingt cinq louis en or, et s’en retourna tout joyeux, bientôt sa découverte fut connu de tout le monde. Le propriétaire de l’argent vint le reclamer au commandant, et ayant donné des indices surs, il lui fut rendu ; ce dont il fut si content qu’il donna trois louis au cavalier.

Il ne se passait pas de jour que nous n’eussions trois ou quatre alertes, qui toutes se reduisaient a quelques miserables éscarmouches, ou quelques meprises de sentinelles. Cependant un parti des gardes et de royal Allemand étant occupé a fourager furent attaqués a l’improviste, deux d’entre eux furent faits prisonniers ; entr’autres un de mes camarades, nommé Miranbel, qui a ensuite été guillotiné a Paris, dans le nombre des quatorze prisoniers qu’ils avaient fait sur nous.

Le pays de la Champagne Pouilleuse, dont on a tant parlé, et qu’on regarde avec juste raison comme très miserable, ne l’est pourtant pas a tel point qu’il ne soit cultivé partout. Il est situé dans la partie la plus elevée de la Champagne, et comme tel il est froid ; il forme une immense plaine, ou les ruisseaux prennent leur source, et sont peu communs, le bois ne croit que sur leurs bords, et l’herbe ne vient que dans les parties basses qui peuvent être arrosées ; le reste du pays peut produire partout de l’avoine et quelque peu de froment ; il est sur que l’avoine dans certains endroits est bien miserable, mais enfin, on n’y trouve point ce qu’on appelle en Écosse, moors ou mosses, ce qui, dans le fait, serait très heureux pour les habitans qui manquent de chauffage. On ne doit pas être étonné, si les habitants font plus de cas de leur foins que de leurs avoine, puisque tout le pays en est couvert, et que l’herbe ne peut croître que près des des ruisseaux qui sont fort rares. Les villages sont communément situés a leur source, et ainsi ont le double avantage d’une eau pure et du bois. Ils sont presque tous entourés d’une espéce de fortification en terre, avec un fossé peu profond. Comme dans des temps reculés, ce miserable pays était toujours le siege de la guerre, chaque partie cherchait a fortifier le poste ou il était campé. C’est près de Somme Suippe qu’Attilla gagna sa fameuse bataille, et quand la Flandre appartenait a l’Espagne, et la Lorraine a son souverain, c’était là que la France avait ordinairement a combattre ses ennemis.

Au surplus, ce qui fait passer ce canton pour si mauvais, c’est qu’il est entouré des meilleurs pays de la France, ou les productions les plus recherchés, et de la meilleur qualité, se trouvent en abondance. Comme tel il est négligé par les habitans, qui prefèrrent vivre dans les parties les plus fertiles, mais s’il se trouvait transporté dans bien des pays de l’Europe, les habitans le regarderaient d’un autre œil, et je n’ai pas le moindre doute que la culture ne le rendit très passable.

Enfin, après avoir demeuré dix jours dans cette place, on nous donna ordre de monter a cheval, nous crûmes bonnement que c’était encore une nouvelle allerte, que nous allions forcer notre passage et marcher en avant, ou tout au moins, qu’en attendant mieux, nous allions affamer un autre village, car il n’y avait plus rien dans le notre… Mais non !… c’était la retraite auquel la plupart de nous, ne pensions gueres, et dont je puis vous assurer n’avoir pas eu la moindre idée avant le quatrième jour de marche ; cependant au cantonment du premiere jour, après que nous eûmes été une heure ou deux tranquilles, on sonna tout à coup les boute selle, et sur les quinze cents hommes, de cavalerie que nous étions dans le village ; on en choisit quatre cents (dont j’eus le bonheur d’être) pour monter la garde, et passer la nuit a la belle étoile et a cheval. Nous pouvions distinctement appercevoir a quelque distance une garde a peu près de la meme force que la notre ; mais ils ne troublèrent pas notre repos, comme nous ne troublâmes par le leur.

Le troisieme jour nous sortimes de la Champagne Pouilleuse, par le même chemin que nous y étions entrés, nous suivions les Prussiens, dont les chevaux morts et même les hommes, indiquaient le passage ; cependant nous étions bien loin de nous imaginer que nous étions sur les derrières, et pour suivis de fort près : La plus terrible dissenterie regnait chez les Prussiens, leur soldats mouraient par centaine, c’était le fruit de leurs premiers exces, et ensuite du besoin dans lequel ils avaient été. Quand aux émigrés, le nombre des malades y était fort peu considerable, il n’y en avait pas un dans la compagnie ou j’étais, et jamais de ma vie je ne me suis mieux porté. Les Autrichiens aussi semblaient être beaucoup mieux qu’eux, ce qui provenait sans doute des ordinaires réglés qu’ils étaient obligés de faire, peutetre aussi de capotes, ou redingottes qu’ils ont avec eux, et qu’aucune autre troupe ne portent.

Les Prussiens traitaient leurs malades avec une barbarie incroyable. Lorsque le chariot qui les portait se trouvait trop plein, ou qu’il fallait faire place a de nouveaux venus, sans beaucoup de cérémonie on choisissait les plus malades, et après les avoir mis tous nuds, crainte que leur dépouille ne tombât entre les mains des ennemis, on les laissait sur le chemin. Et quoique les habitans en ayent sauvés quelques uns, le seul bon office qu’ils fussent communément capable de leur rendre, c’était de les entêrrer.

On nous laissa trois ou quatres jours dans l’Argonne, une riche vallée, et qui paraissait encore beaucoup plus belle a la sortie des plaines de la Champagne Pouilleuse. A dire le vrai, nous avions besoin de repos, et sçumes l’apprécier. Il-y-avait dans les environs quelque troupe de paysans, ou de patriotes armés dans l’espoir de pillage, elles nous donnèrent une alerte, mais cela n’en valait pas la peine. Le paysans du village ou nous étions, savaient tout aussi peu que nous le chemin que nous allions prendre ; car quoique nous eussions marché trois jours, nous étions presque tout aussi près de Rheims qu’a notre départ, et comme leur curé constitutionel s’etait sauvé au commencement de la campagne, et que leur dévots, n’avaient pas été a l’église depuis longtemps, ils vinrent prier notre aumônier de leur dire la messe, ce a quoi il consentit de tout son cœur, et ou nous assittames très dévotement.

Nous étions logé au prieuré dix a douze dans une chambre. Le jardin nous fournissait de légumes, nous trouvâmes des œufs, du bois, en un mot, nous vivions allez passablement ; le vin seul manquait. Nous en demandâmes au sacristain, nous offrîmes même de le payer sa valeur entiere, quelle qu’elle fut. Jamais il ne voulut consentir a nous en donner. Le second jour pourtant, fatigué de l’eau que nous ne cessions de boire depuis trois mois, et craignant que l’horrible dyssenterie des Prussiens ne vint nous attaquer, nous nous avisames de fureter par toute la maison, et en trouvâmes une provision complette dans un coin recullé ; nous bumes a plusieurs reprises la santé de Mr le Prieure, et fimes plus de depence en vin ce jour la, que depuis trois mois, quoique il s’en fallut de beaucoup que nous en payassions la valeur, comme l’aurait fait un amateur en temps de paix.

Puis nous continuâmes notre route, et passames par un village qui avait subi une éxécution militaire, parceque le curé constitutionel avait ameuté ses paroissiens, et les avait engagé a tirer dessus les mousquetaires, qui étaient venu établir les contributions, et après que tout eut été réglé entre les militaires et eux, tiraillerent quelques coups de fusils sur eux, comme ils se retiraient, dont un fut bléssé. Les mousquetaires reçurent ordre de revenir, et en plus grande force, et après quelque resistance, le malheureux village fut presqu’entièrement brûlé. Nous logeames dans un petit endroit, ou ce qui vous surprendra, on nous dit le lendemain, que trente grenadiers patriotes avaient aussi passés la nuit, mais ils ne se montrerent point, et nous ne le sçumes que quand il n’était plus temps de rien faire. Ce fut a la sortie de ce cantonement que l’armée des princes fut attaquée par un parti considerable de la garnison de Sedan, qui s’etait caché en ambuscade, dans un bois sur le chemin.

Quelques gentilhommes des compagnies Bretonnes a cheval, et des cheveaux légers et mousquetaires ayant été logé dans un village ou ils ne trouvèrent personnes, que quelques femmes, remarquèrent qu’une d’entre elles, allait et venait continuellement du bois, au village ; on l’arrêta ; et après qu’elle eut été interrogée, elle avoua qu’il y avait a peu près trois mille hommes caches dans le bois ; on en donna avis au quartier général, mais cela sembla si improbable qu’on n’y fit point attention ; au matin, les patriotes impatiens tirèrent quatre coups de canon, sur la colonne des gardes du Roy qui tuerent autant de chevaux.

On vit bien alors que c’était serieux, on fit faire a quelque troupe mine d’entourer le bois, surquoi les patriotes craignant d’être coupés se retirerent précipitament, en criant, nous sommes trahis. Cependant, les princes avaient ordre de ne point s’arrêter, de sorte qu’ils n’en eurent que la peur, et quand ils s’en apperçurent il était trop tard pour nous faire grand mal, d’autant que leur canons auraient été obligés de monter une colline rapide pour tirer sur nous ; cependant on les distinguait fort bien, montés sur les arbres, et nous regardant a une distance respectueuse ; c’est pourquoi nous passames tranquillement le défilé ; on envoya seulement quelque détachemens a leur trousse, et nous n’eumes que deux ou trois hommes de tués, entr’autres un Mr De la Porte, aide de camp de Mr. D’Autichamp ; il commandait un détachement d’houzards, et ayant donné la vie a un paysan armé, qui la lui demandait a genoux, prenant trop de confiance dans son air humilié, il ne lui ota pas son fusil, et en appercevant quelques autres a une certaine distance il y courut, la dessus le villain se relevat et le tua par derrière. Cela fut cause que les houzards indignés mirent le feu au village, et tombant avec furie sur les paysans, en tuérent une douzaine, et firent quelques prisonniers.

Du plus loin que nous apperçumes le clocher voisin, nous distinguames sans peine, écrit en gros caractere sur le toit, au dessous du coq, Vive Louis seize, le bien aimé, et tout les paysans étaient dans les rues avec de grosses cocardes de papier blanc, que j’imagine ils n’ont pas porté longtemps, car les patriotes ont passés dans la meme place peutetre une heure après. Puis nous passames a Stenay, et nous fumes nous loger un peu plus loin, ou nous demeurames quelque temps. Ce fut ce jour la que nos bons amis, les Prussiens, pour empêcher nos bagages de tomber entre les mains des ennemis, eurent la bonté de s’en emparer ; voila du moins ce qu’on a rapporté, ce qu’il il y a de sur, c’est qu’ils furent perdus ce jour la ! Il m’est bien indifférent que ce soit un Prussien ou un Carmagnole qui se soit pouillé dans mes hardes ! Je ne preservai comme bien d’autres, que ce que j’avais derrière moi sur mon cheval, et un petit pacquet qui était dans le chariot couvert qui suivait le corps.

Il est possible que ce soit seulement des prejugés, qui ait fait attribuer aux Prussiens ce petit trait de gentilesse ; cependant, comme dans d’autres occasions, ils avaient été pris sur le fait, cela ne parait pas si extraordinaire. Une compagnie d’infanterie qui avait perdue ses bagages, fut toute surprise de voir la charrette qui les contenait conduite par nos bons amis, accompagnés de quelques bestiaux a la marque des princes ! elle reclame ses effets ! les Prussiens les refuse, les autres insistent, et vraisemblablement meilleurs de la Prude allaient voir beau jeu : les sabres étaient tirés, lors qu’un général Prussien passa par la ; il s’informa du sujet de la querelle, et ne pouvant se refuser a l’evidence, d’autant que les émigrés étaient les plus forts, il leur fit rendre leurs effets ; mais c’était, hélas, des corps sans âmes, on avait ouvert le ventre de leur portemanteau, et il n’y avait rien dedans.

Leur gloutonnerie était toujours la même, aussi bien que leur appétit pour les choses grasses ; plusieurs moururent d’indigestion ; un entr’autres que l’on ouvrit et dans le corps duquel on trouva quatre ou cinq livres de lard crud. On m’a alluré en avoir souvent vu sortir pleins, d’une maison, vomir a la porte, et aller remanger dans une autre.

Un de leur regal était un horrible mélange de bierre, de vin, de lait, de sucre, de graisse, d’œuf, et de viande, qu’ils faisaient bouillir ensemble ; et comme un jour, on s’étonnait devant un officier Prussien de ces goûts extraordinaires, particulièrement de manger des œufs cruds, en y trempant un morceau de lard, crud aussi ; “Oh, mais, ” dit-il, “cela n’est pas si mauvais”

Un d’eux se tua a Stenay d’une manière assez originale ; après avoir couru de maison en maison pour tacher d’assouvir la faim canine, avoir bu dans l’une, mangé dans l’autre, et remangé et bu encore dans une troisieme, il entra dans la boutique d’un apothicaire, qui préparait quelques onguents, bien gras et bien onctueux, et sur le champ voila mon vilain, qui se persuade que ce sont des confitures, et pense que cela ne peut pas arriver plus a propos pour lui servir de dessert, et qui en consequence se préparé a s’en regaler. L’apothicaire voyant son intention, et craignant avec raison les consequences funéstes qui devaient s’en suivre, s’elance dessus ses onguents, pour tacher de les lui arracher ; l’autre, qui s’imagine qu’il veut lui enlever sa proie, en devient plus âpre a la curée ; et comme l’apothi caire insistait en tachant de lui faire entendre que ce n’était point bon a manger, mon Prussien, les yeux étincellans de rage, tire son sabre, et prononçant avec fureur, le grand juron, sacrament der tyffel, se prépara a pourfendre l’apothicaire, qui épouvanté, les yeux ouverts, la bouche béante, et les bras tombans, le regarde en silence devorer ses onguents avec la grande cuiller de bois, dont on se sert pour les remuer, et qui semblait encore trop petite pour satisfaire son avidité. La conséquence toute naturelle de ce nouveau repas fut, qu’a peine il en eut avallé une ou deux livres, joint a la viande qu’il avait deja englouti, et au vin qu’il avait bu, il eut une horrible indigestion, (on en aurait a moins) et s’étant avancé sur le pas de la porte il tombat, et s’en fut manger le diable.

Tout cela, quoiqu’il en soit, peut fort bien n’être pas dans l’éxacte vérité ; mais jé me rappelle parfaitement bien, que tels étaient les bruits courants, et qu’ainsi il est a presumer, que quelque chose y avait donné fondement.

Nos esperances n’étaient point encore tout a fait éteintes ; nous croyions passer notre quartier d’hiver sur terre de France et dans le pays ou nous étions ; mais bientôt notre sort ne fut plus douteux. Nous reçûmes ordre de nous rendre a Longuion, nous partîmes de grand matin, et passames sur les huit heures pres du camp des Autrichiens, nous eûmes lieu d’admirer la bonne mine qu’ils avaient encore, après cette désastreuse campagne ; quelques uns d’entre eux qui manquaient de tente, pour n’être dumoins exposé a la pluye que d’un coté, s’étaient creusés un lit sur le rebord du fossé le long du chemin, ou plutôt une fosse, car si on eut rejetté sur eux, la terre qu’ils en avaient oté, ils eussent été aussi bien enterré que partout ailleurs ; au reste ils nous parurent être en fort bon état, et n’avoir que fort peu souffert. Je ne saurais prendre plus a propos l’occasion d’assurer, que les relations, qui ont dit que les Autrichiens et les émigres, avaient été les plus maltraités sont, du moins quant a ma connaisance, entierement dépourvus de fondement ;, aussi bien que ces rapports ou l’on assurait qu’ils ne laissaient rien derrière eux, tandis que les Prussiens observaient la plus exacte discipline. Je n’entrerai point autrement, dans la discussion de ce fait, qu’en assurant, que j’ai vu tout le contraire.

Les, Prussiens n’avaient point d’ordinaire fixes, ils vivaient ou, et comme ils pouvaient, un jour mourant de faim, et l’autre mangeant trop, pillant sans misericorde amis et ennemis, et cela même fut poussé a un tel point, qu’un parti étant entré dans une maison ou le diner du Roy de Prusse était préparé, ils le pillèrent, et ne laisserent rien dans la maison qui put se manger. Les Autrichiens, au contraire vivaient en ordinaire réglé, suivaient la plus exacte discipline, et par consequent ne passaient jamais comme les Prussiens d’un exces a l’autre. Quoique les emigrés ne fussent pas soumis a une discipline aussi exacte, ils vivaient cependant entre eux, et le vieux point d’honneur, ne leur auraient pas permis de faire aucun pillage ou dégat, du moins, publiquement ; cependant je ne prétends point dire qu’il n’y eut pas de desordre parmi eux ; mais seulement qu’il n’était pas poussé au point qu’on a voulu le faire entendre, et que ce qui en existait était la suite très naturelle de leur position critique.

Nous traversames, pour nous rendre a Longuion, des montagnes, des vallées, et des bois obscurs, par des chemins larges de cinq ou six pieds au milieu de gorges étroites, ou deux cents hommes auraient pu arrêter une armée : aussi avait on pris quelque précautions, contre les sorties des garnisons voisines, particulièrement de Mont Medy, a la vue du chateau duquel, nous passames. On avait placé, quelque troupes Autrichiénnes, avec du canon, sur une hauteur dominante, la vallée dans laquelle la ville est située, et notre passage ne nous fut point disputé.

Quoique la retraite des émigrés annonçat assez clairement que les Prussiens ne tarderaient pas a les joindre, cependant on était si peu persuadé qu’ils abandonneraient totalement cette partie du pays ou nous étions, vu la facilité de la défense, que dans le village ou nous nous arretames, le fils du seigneur qui était émigré lui même se presenta avec sa famille a l’instant de notre départ avec la cocarde blanche au chapeau, et resta après nous. A quelque distance de Longuion, les chemins étaient si mauvais par les pluies continuelles que les chariots chargés ne pouvaient passer qu’avec beaucoup de peine ; en consequence de quoi les Prussiens, suivant leur louable coutume, les dechargerent en partie, et plusieurs de mes camarades eurent l’horrible spectacle, de vingt uns miserables blessés ou malades, couchés dans la boue entièrement nuds, parmi lesquels, il y en avait sept a huit encore vivants.

Apres avoir resté trois jours a Longuion, nous passames le quatrième, sous les murs de Longwi, dont nous fimes le tour, car on ne nous permit pas de passer par la ville. Deux heures après nous sortimes de France. ... Ainsi se terminerent les vains projets que nous avions formés, les éspérances chimériques qui nous avaient bercés, de voir nos miseres finies dans peu de temps ; tandis que, ce que nous avions deja éprouvé n’était que le prelude de ce que nous devions rééllement souffrir.

Peutêtre le détail de cette campagne vous paraitra bien circonscrit, je me garde bien de prétendre a la qualité d’historien, je vous ai dit seulement ce qui s’est passé sous mes yeux ; car quant aux événemens marquans, je vous jure n’en avoir été instruit, qu’en lisant les gazettes, lorsqu’apres avoir été licentié, je suis retourné dans le monde.