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Réparation (Pradez)/3

La bibliothèque libre.
Payot & Cie, éditeurs (p. 38-61).


III


Trois mois avaient passé, et aux chaleurs suffocantes de l’été un automne triste succédait. Le sol, dépouillé de son riche manteau de moissons, étalait jusqu’à l’horizon sa surface déserte, nue, aux tons roux et desséchés. Toute la journée, un soleil blafard avait circulé, presque invisible derrière les vapeurs. Il venait de disparaître tout à fait. L’air était atone, gris, mais de temps en temps une brusque rafale de vent le secouait.

Après avoir, comme d’habitude, établi Isabelle devant ses cahiers, Germaine sortit de la chambre. Elle demeura un instant hésitante dans le large vestibule désert, puis elle le traversa rapidement, descendit les degrés du perron et alla inspecter la route vide.

Patiemment, elle resta à son poste d’observation jusqu’à ce qu’elle distinguât enfin sur l’interminable perspective blanche un point noir mouvant. Elle le regarda grandir jusqu’à ce qu’elle eût acquis la certitude qu’elle ne se trompait pas, puis elle se mit à errer pensive au milieu des arbustes déjà jaunis, mais encore chargés de feuilles. Lorsque le bruit des roues devint perceptible à ses oreilles, elle retourna vivement vers l’entrée et y arriva juste au moment où le phaéton franchissait la porte. Elle regarda M. du Plex sauter légèrement à terre, et vit le valet de ferme emmener la jument et la voiture. Quand il n’y eut plus de témoins autour d’eux, elle s’approcha et demanda, la voix tremblante :

— Tout s’est bien passé ?

Philippe suivait des yeux l’attelage. La jument avait un pas traînant, une allure épuisée. Il héla le valet :

— Soignez bien cette bête, Joseph ; je crois que je l’ai trop pressée ce matin. Elle n’en peut plus. Ça se voit.

Germaine renouvela sa question :

— Tout s’est bien passé ?

— Très bien.

— Il n’a pas eu l’air trop effrayé, trop inquiet ?

— Pas le moins du monde. Pendant tout le trajet, il regardait la campagne d’un air indifférent. Il n’a pas ouvert la bouche une seule fois, il n’a pas versé une larme et ne m’a chargé pour vous d’aucun message. Après tout ce que vous avez fait pour lui, il me semble pourtant qu’il aurait pu vous faire au moins remercier.

— Ce que j’ai fait pour cet enfant n’était rien, balbutia Germaine. Je ne pouvais pas l’aimer comme j’aurais dû. C’était plus fort que moi, je ne pouvais pas.

Et elle s’absorba un moment dans ses pensées. Jamais Philippe n’avait saisi la nature du combat qui se livrait en elle depuis si longtemps.

Ils étaient arrivés lentement au bas du perron. Avant d’en gravir la première marche, Germaine s’arrêta :

— Je voudrais vous demander quelque chose, Philippe. Êtes-vous sûr que cet enfant s’en allait de son plein gré… qu’aucune pression n’a influencé sa décision, qu’il s’est vraiment senti libre ?

— Une pression ! Quelle pression ? que voulez-vous dire ? se récria Philippe vivement. Est-ce moi que vous accuseriez aujourd’hui de l’avoir violenté ? Avez-vous déjà oublié ce qu’il nous a dit en revenant de sa folle escapade à la mer ?

— Non, mais il avait déjà la fièvre. Ensuite, il a été trois semaines entre la vie et la mort, et après sa maladie, je réussissais moins qu’auparavant à deviner ses pensées. En vérité, Philippe, je n’ai pas su discerner son vrai désir.

Il y eut un court silence. Philippe reprit :

— L’avez-vous entendu une seule fois revenir sur son engagement depuis sa guérison ?

— Non, jamais.

— Alors, pourquoi vous farcir la tête de chimères, à présent surtout qu’il est trop tard pour revenir sur ce qui a été fait ?

Il ajouta sans transition :

— Où est Isabelle ?

Comme si le nom de la petite fille suggérait à la jeune femme de nouvelles réflexions à ajouter, elle hésita, mais elle se ravisa et dit simplement :

— Elle travaillé dans la salle à manger.

Philippe gravit rapidement l’escalier et se dirigea vers la chambre où se trouvait sa fille ; cependant, avant d’entrer, il revint sur ses pas :

— Je voudrais être sûr, Germaine, que vous êtes absolument tranquillisée au sujet de ce garçon. Je ne sais jamais clairement ce que vous pensez. Puis-je être sûr que vous êtes convaincue comme moi qu’il s’en allait de son plein gré, que nous n’avons rien fait ni l’un ni l’autre pour forcer sa décision, qu’il était libre comme l’air de partir ou de rester ? Tâchez d’être raisonnable sur ce point et je n’aurai rien à vous reprocher.

En même temps, il lui sourit avec intention, découvrant le clavier intact de ses dents. Les vagues inquiétudes de Germaine s’envolèrent comme une inutile fumée. Il y avait si longtemps que Philippe ne lui avait plus souri de ce sourire-là. Elle murmura :

— Vous avez raison, personne n’a influencé cet enfant, ni vous ni moi. C’est bien lui qui a voulu s’en aller. Il l’a dit plusieurs fois clairement, je m’en souviens très bien.

Et, avide d’intimité, de caresses, de bonheur, elle se rapprocha de Philippe et ajouta, frémissante :

— Et maintenant qu’il a disparu, Philippe, vous ne prêterez plus à toutes mes paroles, à tous mes actes, un sens offensant pour vous ? C’est lui qui était l’obstacle entre nous, n’est-ce pas ? Dites-le moi !

— Combien de fois ne vous l’ai-je pas déjà dit ! affirma Philippe après un court silence. Maintenant je vais voir ce que fait Isabelle. Les derniers temps, elle était toujours flanquée de ce garçon. On ne pouvait plus l’approcher.

Germaine laissa le père entrer seul auprès de sa fille, et un instant elle prêta une oreille attentive à l’entretien dont elle ne saisissait qu’une rumeur confuse. Elle avait craint que les explosions de chagrin de la petite fille, qu’elle avait eu tant de peine à calmer le matin, ne recommençassent à la vue de Philippe. Mais non. Le dialogue se poursuivait paisible, amical.

Dehors, le vent de pluie se faisait plus bruyant, il sifflait à travers les arbres lugubrement, mais Germaine, distraite, l’entendait à peine. Le dos appuyé au mur, elle s’abandonnait à la joie. Elle ne se souvenait pas d’avoir goûté, même dans les premiers temps de son mariage, une pareille plénitude d’âme, un silence aussi complet de tout ce qui n’était pas sa vivante passion. Lucien avait disparu et Philippe lui avait souri de l’ancien sourire aimant !

Dans la chambre, peu à peu, la causerie du père et de la fille s’animait. Par moment, Germaine étonnée entendait la voix d’enfant résonner en phrases brèves, saccadées, et la basse de Philippe répliquer avec animation. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien se dire pendant si longtemps ?

Tout à coup, du dialogue jusque-là insaisissable, un nom se détacha, net et bref. À plusieurs reprises, Isabelle le répéta : « Lucien ». Les deux syllabes distinctes résonnèrent aux oreilles de Germaine comme un son de clairon. Elle tressaillit et dans tous ses détails la scène récente du départ de son fils d’adoption repassa sous ses yeux.

Tout bas, à la dernière minute, elle l’avait interrogé sérieusement à l’oreille :

— Lucien, mon enfant, est-ce vrai que vous voulez vous en aller ? Dites-le moi encore une fois. C’est vous qui voulez vous en aller, n’est-ce pas ?

La pâleur du jeune garçon l’épouvantait ; elle était restée suspendue à ses lèvres, haletante d’anxiété. S’il allait faiblir à cette minute décisive, ce serait l’ancienne vie à recommencer avec plus de heurts et de frottements qu’auparavant. Mais tout de suite Lucien avait prononcé des mots rassurants. Il avait dit d’un ton ferme :

— C’est moi, oui, c’est moi qui veux m’en aller !

Pendant que Joseph chargeait les malles sur la voiture, les adieux s’étaient précipités. Un baiser froid, rapide, avait à peine effleuré sa joue, et l’enfant qu’elle avait reçu en dépôt solennel des mains d’un père mourant avait disparu ! Elle s’était trouvée seule en face du désespoir bruyant d’Isabelle. Cachée on ne savait où pendant toute la matinée, la petite fille, arrivée trop tard pour voir partir Lucien, s’était mise à pleurer en criant des choses absurdes :

— Moi aussi, je m’en irai… Dès que je serai grande… je m’en irai !… Je ne veux pas rester ici… je ne veux pas… je ne veux pas.

Qu’aurait dit Philippe de cette explosion de chagrin ridicule ? Si souvent, en entendant le rire frais de sa fille, en voyant ses yeux luire de plaisir, il avait regretté tout haut le moment de faiblesse qui avait permis aux enfants, pendant la longue convalescence de Lucien devant aboutir à son départ, de se voir librement !

Pour distraire Isabelle, Germaine l’avait emmenée dehors, et, peu à peu, le mouvement et le plein air avaient apaisé l’étrange surexcitation de l’enfant. Elle avait marché d’abord sans rien dire, les cheveux au vent. L’atmosphère de ce matin d’automne était pesante ; très loin, le soleil apparaissait de temps en temps au fond des brumes, pâle lueur fugitive trouant le ciel gris, uniforme et triste. L’air était si lourd, si immobile, qu’au bout de leurs tiges flexibles pas une feuille ni une herbe ne tremblaient.

Oppressée par le silence obstiné de la fillette, Germaine avait fini par passer son bras sous celui d’Isabelle, et elle lui avait demandé :

— À quoi pensez-vous, mon enfant ?

D’un ton bref, la réponse était venue sur-le-champ :

— Je voudrais voir la mer.

Trois mois auparavant, le même souhait avait été exprimé à Germaine dans les mêmes termes, mais la fantaisie d’Isabelle ne traduisait qu’une curiosité naturelle, stimulée par le départ de son fidèle compagnon de jeux. Le désir de Lucien cachait autre chose.

Au bout d’un instant, l’enfant avait repris du même ton bref :

— Pourquoi est-ce que papa déteste ainsi Lucien ? Le savez-vous, maman ? Qu’est-ce qu’il lui a fait, à papa, Lucien ?

Gênée par le regard questionneur de la fillette planté droit dans ses yeux, Germaine avait hésité, perplexe ; enfin elle avait dit simplement :

— Vous dites des folies, Isabelle. Votre père n’aime pas Lucien autant que vous, qui êtes son propre enfant. C’est tout naturel.

— Mais à qui est-ce qu’il appartient alors, Lucien ? Est-ce à vous, maman ?

— Non, il est orphelin.

Et pour clore par un mot décisif la série de questions inutiles qu’elle sentait venir, elle avait ajouté d’un ton décidé :

— Ne pensez pas à ces choses pour le moment. Vous ne pouvez pas encore les comprendre. Quand vous serez plus âgée, elles vous sembleront très simples.

La fillette avait aussitôt quitté son bras et, le visage tendu, presque contracté, elle était retombée dans le silence. Tous les efforts de Germaine pour l’arracher à son mutisme avaient été vains. Elle avait dû renoncer à la distraire, mais, de toute la journée, elle n’avait pas osé l’abandonner un seul instant.

L’unique manière de lutter avec Isabelle dans le cœur de son père était d’accepter l’enfant de toute son âme, comme elle n’avait jamais pu accepter Lucien. Elle s’y efforçait. Elle ne l’avait quittée qu’au moment où elle pouvait enfin espérer voir revenir Philippe.

Dès que sa belle-mère l’eut libérée de sa surveillance, Isabelle avait fermé ses cahiers d’un geste résolu. Elle était allée coller son visage aux vitres et, elle aussi, avait attendu le retour du voyageur avec une fiévreuse impatience.

Philippe s’attarda presque une heure auprès d’Isabelle. Lorsque, enfin, il la quitta, il sortit si précipitamment qu’il frôla Germaine sans la voir. Elle murmura :

— Philippe !…

Et elle le suivit dans le cabinet de travail où autrefois elle avait passé à côté de lui des heures si heureuses. Une expression de peine contractait si visiblement le visage de son mari que tout de suite le cœur de la jeune femme s’était mis à battre d’appréhension. Elle resta silencieuse en face de lui, attendant qu’il s’expliquât. Il dit enfin :

— Puisque vous étiez derrière la porte, vous avez entendu ce qu’Isabelle vient de me reprocher ?

— Non, je n’écoutais pas… et puis le vent fait tellement de bruit dans les arbres depuis un moment que, si même je l’avais voulu, je n’aurais rien entendu.

Philippe eu un sourire froid :

— Le vent ? Ah ! oui… je comprends !

Et il ajouta sèchement :

— Isabelle vient de me demander raison de mes sentiments pour Lucien. Une fillette qui n’a pas treize ans !… Qu’est-ce que vous dites de cela ?

Elle répondit tremblante :

— Je ne comprends pas comment Isabelle a osé…

Philippe l’interrompit :

— Moi non plus ! Et il m’est impossible de croire que l’idée lui soit venue de questionner son père sur ses sympathies sans y être stimulée par quelque chose ou par quelqu’un. Qu’en pensez-vous ?

La jeune femme balbutia :

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, Philippe. Est-ce moi que vous soupçonneriez de l’avoir poussée ?

— Je n’ai pas dit poussée, mais peut-être encouragée sans le vouloir… que sais-je, moi ?… Ce serait très différent !… On oublie quelquefois en parlant à un enfant qu’on s’adresse à un être incapable de comprendre à fond les choses et qui les interprète à sa façon.

La réalité offrait un si brusque contraste

avec sa récente ivresse que Germaine resta un moment silencieuse, s’efforçant avant de répondre de rétablir l’équilibre perdu de ses pensées ; elle dit enfin, amère :

— Vous me tourmentez, Philippe. Dites-moi clairement ce que vous me reprochez, que je puisse me défendre ou confesser mes torts. Je n’ai jamais pu aimer cet enfant comme j’aurais dû, jamais, jamais. Maintenant qu’il est parti, allez-vous me poursuivre de son fantôme jour et nuit ?

— Pourquoi ne pas vous expliquer clairement vous-même ? se récria Philippe vivement. Voilà des semaines que vous ne dites pas un mot de ce que vous pensez ! J’aimerais mille fois mieux des reproches directs et précis, de la colère et des larmes, que cette attitude indécise où votre sentiment intime, le vrai, me glisse entre les doigts sans que je puisse jamais le saisir.

Il traversa la chambre d’un pas nerveux et alla regarder dehors souffler le vent. De grands nuages déchirés couraient sur le ciel gris. Germaine le suivit.

— Cela vous exaspérait d’entendre parler de ce garçon, dit-elle les lèvres tremblantes ; j’évitais exprès toutes les occasions de prononcer son nom devant vous. Mais, puisque vous avec mal interprété ce silence, je vais vous mettre en deux mots au courant de tout ce qui concerne cet enfant. Vous ne pourrez plus me reprocher de me cacher volontairement de vous. Non, cela, au moins, vous ne pourrez plus me le reprocher.

Elle poursuivit rapidement :

— J’avais un engagement à tenir au sujet de Lucien. J’avais promis au père mourant de veiller sur lui comme s’il était mon propre fils, de le garder jusqu’à sa majorité, moment où, si je me remariais, la fortune paternelle lui reviendrait tout entière. Je m’étais engagée à ne pas contrarier ses goûts et à le pousser, si possible, du côté des études. Autrefois, il aimait les choses de la nature. Il pouvait s’amuser pendant des heures à regarder aller et venir une fourmi. Mais, plus tard, il est devenu indéchiffrable même pour moi. Je ne savais plus ce qu’il aimait, cet enfant, ni ce qu’il désirait secrètement et, dans cette ignorance, je l’ai laissé partir. Il me semblait que, lui disparu, l’obstacle entre nous s’écroulait. Il est parti depuis quelques heures à peine et déjà vous me reprochez l’attitude d’Isabelle !

Philippe réfléchit quelques secondes, ses yeux noirs, frangés de longs cils d’ébène restaient fixés sur le ciel.

— Pourquoi avoir laissé planer sur le passé cet inutile mystère, dit-il enfin ; pourquoi ne m’avoir pas dit cela plus tôt, tout simplement ?

Elle balbutia :

— La vue seule de Lucien vous exaspérait. J’avais peur de vous déplaire, Philippe. Ne me reprochez pas cela… je vous en prie…

En même temps, elle glissa une main craintive sous le bras de son mari. Philippe hésita puis brusquement il passa son bras autour de la taille souple de sa femme et l’attira contre sa poitrine :

— Vous êtes folle de vous agiter ainsi, Germaine. À vous voir, on dirait que nous avons commis un crime. C’est absurde. Cet enfant, s’il se conduit bien, a une jolie carrière devant lui. Il a voulu partir, il est parti. Voilà tout !

Et il se pencha pour chercher les lèvres de Germaine, mais il les effleura à peine et s’éloigna d’elle aussitôt.

Il souffrait sourdement sans s’expliquer où ni pourquoi. Germaine balbutia : — Vous ne savez pas tout ce que vous êtes pour moi, Philippe… Ce n’est pas à Lucien que je pensais tout à l’heure… Oh ! non, vous ne comprenez pas encore tout ce que vous êtes pour moi !

Et elle se tut. Elle était heureuse d’un bonheur si complet qu’aucune parole ne pouvait l’exprimer. Philippe reprenait avec elle les allures d’autrefois !

— Voilà un temps fait pour dégoûter des voyages en mer, dit enfin Philippe indiquant de la main le ciel bas et tourmenté ; c’est contrariant que ce vent se déchaîne justèment aujourd’hui.

Il ajouta sans transition :

— Avez-vous remarqué comme ce garçon a grandi pendant sa maladie ? Ce matin, j’ai constaté qu’il me venait à l’oreille. Vous lui avez dit naturellement qu’il sera indépendant de nous à sa majorité ?

— Non.

— Vous auriez dû le lui dire.

Il réfléchit quelques secondes, regardant les nuages se déchirer, se poursuivre, s’éparpiller, puis il reprit : —

— Ce vent est agaçant.

Et il quitta la fenêtre. Germaine le suivit :

— Tant que Lucien était sous notre toit, il y avait un abîme entre nous, Philippe, murmura-t-elle, un abîme profond, qu’il m’était impossible de franchir. Vous étiez souvent injuste, quelquefois cruel. Aujourd’hui ce long supplice est fini.

Toute sa passion si longtemps refoulée et muette vibrait dans sa voix, et Philippe la considéra entre ses cils noirs comme autrefois lorsqu’il l’avait aimée au début de son veuvage. Elle crut du moins sentir glisser sur elle cette ancienne caresse des yeux presque oubliée.

Quelques secondes ils se regardèrent ainsi, les yeux dans les yeux, tandis que les bourrasques se précipitaient, couraient à travers la plaine avec des heurts, des éclats subits et, dans la distance, un bruit sourd continu.

— Il y a une chose que vous auriez dû faire, Germaine, dit enfin Philippe froidement ; vous auriez dû dire à Lucien les arrangements pris par son père.

— Je l’aurais fait, balbutia Germaine, si vous ne me l’aviez pas vous-même défendu.

— Moi, je vous avais défendu de communiquer à cet enfant les arrangements de son père ! Et quand cela ?

— La nuit où nous sommes arrivés ici, dans le train. Lucien dormait vis-à-vis de nous, couché sur la banquette, vous m’avez dit…

Philippe interrompit vivement :

— Dormait ou faisait semblant de dormir… oui… je me souviens…

Le front coupé d’un pli mécontent, il continua :

— Et en laissant partir ce garçon sans l’éclairer, vous n’avez pas réfléchi que s’il ne dormait pas, comme c’est fort possible, il croit à présent que nous avons voulu le dépouiller.

— J’ai toujours obéi à votre parole sans la contrôler, murmura Germaine tremblante ; vous n’êtes pas juste dans ce moment, Philippe.

— Mais, que diable ! s’écria Philippe violemment, je n’avais pas le dépôt de cet enfant, moi ! Je n’avais fait aucune promesse à son sujet, et quand j’ai dit ce que j’ai dit, je ne prévoyais pas que ce garçon aurait un jour la fantaisie de s’embarquer. Nos idées et nos décisions changent avec le cours des événements ; elles ne sont pas des blocs de granit immuables !

Il poursuivit sèchement :

— Je me fiais à votre sollicitude, voilà mon tort. J’ignorais que vous n’aimiez pas cet enfant. Comment l’aurais-je cru ? Mais je commence à douter du témoignage de mes yeux. En vérité, j’en viens à croire que vous ne l’aimiez pas.

Il la regarda quelques secondes durement, puis il détourna la tête et répéta :

— Non, en vérité, vous ne l’aimiez pas.

Germaine continua de se taire. Elle luttait contre une envie de pleurer qui lui serrait la gorge. Jamais elle n’avait vu Philippe violent, exaspéré comme il venait de l’être, et c’était la seconde fois depuis un quart d’heure qu’elle passait sans transition de l’ivresse de la joie au plus absolu des désenchantements. Tout ce qu’elle avait édifié d’une main hâtive sur l’apparente sécurité de son puissant désir s’effondrait avec fracas. Toutes ses anticipations de renouveau s’éparpillaient en mille débris. Philippe reprit d’un ton plus calme :

— Après tout, c’est fou de se tourmenter de ce que pense ou ne pense pas ce garçon. À Marseille, il trouvera une lettre qui lui dira les choses telles qu’elles sont et tout sera dit. On ne peut pas se débarrasser de ce garnement !

Germaine resta muette. Philippe se rapprocha d’elle et sans aigreur, cette fois, il la stimula à parler :

— Tout à l’heure, quand je suis rentré de là-bas, vous aviez mille choses à me demander, mais j’étais préoccupé de la jument ; il me semble que Joseph la néglige un peu depuis quelque temps. Qu’est-ce que vous désiriez savoir ? Parlez librement, je suis prêt à répondre à toutes vos questions.

— Je ne sais plus, balbutia Germaine, vous n’avez que des paroles de reproche pour moi, Philippe, et cela prend toute mon attention. Folle, j’ai cru un instant saisir de nouveau l’ancien bonheur, mais il est déjà loin de moi.

Philippe la dévisagea un moment, l’œil sombre, chargé d’animosité, puis il alla de nouveau regarder par la fenêtre la course folle des nuages et il dit froidement :

— Nous allons avoir une vraie tempête, c’est évident. Pourvu que cette carcasse de navire tienne la mer au travers de l’ouragan !

Germaine devint blême :

— Une carcasse… Philippe !…

Il soupira, soulagé :

— Vous avez eu peur pourtant, Dieu merci ! Et il la laissa pleurer. Elle sanglotait pour tout de bon cette fois, sans chercher à se retenir et, entre ses dents, elle hâchait des mots entrecoupés :

— Vous… me tourmentez… sans… sans… raison… si cet enfant… si cet enfant…

— Rassurez-vous, dit Philippe précipitamment. Après la sollicitude que vous avez montrée à ce garçon pendant des années et les soins dont vous l’avez entouré, votre insensibilité depuis qu’il a disparu me faisait mal. J’ai voulu voir jusqu’où elle allait, voilà tout. Il ne court pas d’autres dangers que ceux auxquels l’expose une traversée sur mer par un temps pareil.

Tandis que Germaine pleurait la tête cachée entre ses mains, il continua agressif :

— Depuis que vous ne le voyez plus, cet enfant est comme mort. Ce que je lui demandais, moi, c’est de déblayer le terrain, pas autre chose, et cela m’exaspère d’entendre hurler ce vent furieux justement aujourd’hui. Vous, vous ne l’entendez même plus !

Il fit un tour de chambre d’un pas impatient, puis il ajouta sèchement :

— Nous restons enfermés dans cette chambre comme dans une cage. On étouffe ici !

Et d’un geste brusque, il ouvrit la fenêtre.

Des papiers s’éparpillèrent dans tous les coins. En même temps, sous une poussée du dehors, la porte s’entr’ouvrit, mais la violence du vent la repoussa brusquement. Isabelle cria du vestibule :

— Papa… je ne peux pas ouvrir ! Philippe courut refermer la fenêtre et la petite fille entra. Elle se tint un instant hésitante sur le seuil. La chambre était si obscure qu’elle ne discernait rien ; elle murmurait :

— Comme il fait noir, ici… Il fait tout noir… tout noir…

Mais les yeux du père, accoutumés à la nuit, voyaient très bien la robe blanche de la fillette se détacher sur le fond de ténèbres et il la dirigeait de la voix. En tâtonnant l’enfant traversa la chambre, et dès qu’elle eut rejoint son père, elle se jeta à son cou, colla sa joue fraîche à la figure échauffée, et balbutia :

— J’avais peur dans cette chambre toute seule… Je suis venue… papa… est-ce que le vent… Lucien…

Doucement le père détacha les bras noués autour de son cou.

— Lucien n’est pas plus exposé que les autres, dit-il d’une voie contenue. Ne t’inquiète pas, ma chérie. Il n’y a aucune raison de se tourmenter à son sujet dans ce moment. Mais pourquoi restons-nous ainsi plongés dans l’obscurité ? C’est stupide d’écouter souffler le vent dans cette nuit noire. Pourquoi rester dans ces ténèbres ? Et puis on étouffe ici. Ouvre au moins la porte, Isabelle.

Germaine sortit. Dès qu’ils furent seuls, Philippe prit dans ses mains la figure contractée de l’enfant et, à plusieurs reprises, il lui baisa le front. Encore quelques années de développement normal et cette petite serait la vivante reproduction de sa mère. Il lui dit tendrement :

— Comme tu me rappelles ta mère, ce soir ! Jamais tu ne lui as autant ressemblé que ce soir.

Elle demanda :

— À ma vraie maman ? À celle du portrait ?

— Oui, à celle du portrait !

Une bourrasque passa sur la campagne, secouant les vitres dans leur cadre de chêne, et alla se perdre au loin dans un grondement sourd. Quand la rafale eut passé, l’enfant reprit, d’une voix vibrante de crainte ou de désir ou de quelque chose d’ardent :

— Mais est-ce qu’elle aurait eu peur du vent comme moi ?

En même temps, elle fixa sur son père un regard attentif, inquiet, comme si cette question touchait à quelque débat mystérieux resté pendant entre elle et lui. Il réfléchit quelques sécondes, scrutant les choses passées, puis il répondit lentement :

— Je crois qu’elle aurait eu peur comme toi. Mais pourquoi me fais-tu cette question, Isabelle ?

En ce moment, Germaine rentra, suivie de Joseph qui apportait des lampes. Philippe alla appuyer son front à la vitre ; la fraîcheur du verre lui fut agréable. Il dit au bout d’un moment :

— Décidément, j’ai trop chaud dans cette chambre fermée. J’ai besoin d’air… je vais faire un tour dehors.

Et comme Germaine allait se récrier, il la prévint :

— Qu’on ne me parle plus du vent aujourd’hui, de grâce ! Voilà des heures que nous ne disons pas autre chose et j’en ai vraiment assez pour ce soir. Quoi qu’on fasse, on ne peut pas se débarrasser de ce garnement !

Il sortit sans attendre de réponse et bientôt la porte d’entrée retomba lourdement sur ses gonds.