Aller au contenu

Réparation (Pradez)/4

La bibliothèque libre.
Payot & Cie, éditeurs (p. 62-94).


IV


Dès qu’une première lueur d’aube glissa à travers les volets clos, le lendemain, Philippe se leva et descendit dans le parc. Depuis son installation définitive sur ce sol étranger, il avait prodigué chez lui les arbustes élégants, les fleurs fines et rares, tous les végétaux délicats que le climat humide et le sol fécond développaient plantureusement. Il était pressé de constater les dégâts que l’ouragan de la nuit aurait causés à ses plantations. Le vent était tombé et, du côté de la mer, l’épaisse voûte des nuages amoncelés à l’horizon se crevait par ci par là ; tout au fond de ces déchirures, de larges taches bleues, très claires, apparaissaient.

Germaine, engourdie par sa longue nuit d’insomnie, avait laissé sortir Philippe sans lui parler. Elle regardait avancer, au-dessus de sa tête, le triangle de lumière dessiné sur le plafond par l’entre-bâillement des volets, et elle songeait aux incidents de la veille, le cœur lourd et l’esprit tourmenté d’incertitude. Les reproches de Philippe avaient bourdonné toute la nuit à ses oreilles comme un essaim de guêpes venimeuses, et plus elle y pensait, plus elle trouvait la réprobation de son mari acerbe et injuste. N’avait-elle pas rempli ses devoirs auprès de Lucien assez scrupuleusement pour tromper jusqu’à la clairvoyance de Philippe ? Pourquoi lui, qui avait toujours haï cet enfant ouvertement et sans raison, la blâmait-il aujourd’hui de ne pas avoir pu l’aimer, elle-même, comme son propre fils ? Si les engagements pris au lit de mort du père lui avaient quelquefois pesé, elle n’avait jamais trahi à personne cette oppression. Elle avait gardé Lucien auprès d’elle par respect pour sa promesse, bien qu’à la rigueur elle eût pu, sans causer aucun préjudice à l’enfant, le confier à d’autres.

Lucien n’était pas sans parenté ; il avait, à Paris, un oncle à la tête d’affaires florissantes, un M. Roche qui aurait pu, sans se gêner, créer un avenir brillant au propre fils de son frère. Il est vrai que le capitaliste s’était franchement dérobé, lorsque, poussée par Philippe, elle lui avait écrit autrefois pour l’intéresser au sort de l’orphelin. Il avait trois fils à établir, avant de penser à caser ceux des autres ; il n’était pas le père de Lucien, ni son tuteur. Pour le moment, l’enfant était bien où il était, il ne pouvait pas mieux faire que d’y rester. Plus tard ?… Eh bien, plus tard, on verrait. Si le garçon se développait dans le sens des affaires, ce qui était fort douteux, son père n’y ayant jamais vu goutte, on reparlerait de lui.

Germaine se souvint du sourire résigné de Philippe à la lecture de cette réponse catégorique. Mais il était très épris d’elle à ce moment-là ; son déplaisir ne s’était clairement manifesté que plus tard. La résistance passive qu’elle avait opposée depuis au désir persistant de Philippe de voir Lucien s’expatrier avait envenimé leur sourde dissension. Enfin, de guerre lasse, elle avait cédé à la tenace volonté de Philippe. Lucien était parti ! Mais depuis ce départ, au lieu de lui savoir gré de son obéissance, Philippe se montrait plus irritable, plus agressif que jamais.

Tout à coup, par la fente des volets disjoints, un rayon de soleil entra. La demi-obscurité de la chambre s’éclaira d’une clarté rose. L’amère tristesse de la jeune femme s’adoucit.

Elle se leva et se vêtit à la hâte. Un désir pressant de se rassurer à fond, de parler à Philippe à cœur ouvert, de renverser toutes les barrières qui le séparaient d’elle, de le reprendre tout entier comme elle l’avait possédé autrefois, venait de la saisir au milieu de son ardente anxiété.

Maintenant que le fait était accompli, l’oubli viendrait. Il viendrait tout naturellement, par la simple force des choses. Oui, peu à peu, perdu dans la foule des incidents de la vie journalière, le départ de Lucien s’enfoncerait avec eux dans l’ombre du passé. Ce qui avait fait grincer si longtemps les rouages de l’existence commune ne serait plus qu’un souvenir lointain, insignifiant, inoffensif.

Elle se hâtait, les mains tremblantes, secouée par une fièvre d’attente anxieuse. Voir Philippe… l’entendre… saisir dans l’expression des traits, dans l’œil noir au regard changeant, dans la voix au timbre si souvent dur, une impulsion à rattacher aux jours passés les jours à venir !… Elle se hâtait, elle se hâtait, de plus en plus possédée par sa vivante passion.

Elle chercha en vain Philippe dans toutes les chambres de la maison ; mais dès qu’elle descendit les marches du perron, elle l’aperçut dehors examinant les dommages que le vent de la nuit avait fait subir aux arbres et aux arbustes d’essence délicate qui entouraient leur demeure ; Des débris de toute nature jonchaient le sol : fragments de métal et d’ardoises arrachés à la toiture, moisson de feuilles et de branches fauchées en pleine vitalité, tout un amas de choses hétérogènes gisant pêle-mêle sur les parterres et au travers des sentiers fangeux. Du côté du levant, les nuages ouvraient au soleil d’étroites fissures, et des rayons isolés semaient la campagne de grandes taches mouvantes et lumineuses. L’air n’avait plus un frisson.

D’un pas léger, Germaine enjambait les obstacles qui obstruaient partout le passage ; elle les franchissait sans paraître les voir ; elle ne s’arrêta que lorsqu’elle eut rejoint Philippe. Gelui-ci l’accueillit d’un mot distrait, sans la regarder. Il considérait la fenêtre d’Isabelle dont, malgré l’heure matinale, les volets venaient de s’ouvrir tout grands. Derrière le rideau de mousseline, le visage de l’enfant se montra quelques secondes collé à la vitre, puis il disparut.

Philippe se dirigea aussitôt du côté de la maison et Germaine marcha à côté de lui sans oser commencer l’entretien. L’œil anxieux fixé sur le profil énergique, elle marchait silencieuse. L’accueil froid avait glacé les mots sur ses lèvres.

Pourtant, avant de gravir les degrés du perron et d’entrer dans la chambre où Isabelle allait les rejoindre, elle s’enhardit. Elle murmura, les lèvres tremblantes :

— Philippe, qu’est-ce que je vous ai fait ? Pourquoi vous éloignez-vous ainsi de moi ? Dites-moi au moins clairement ce que vous me reprochez.

Il se retourna brusquement et la regarda quelques secondes sans lui répondre.

Elle portait une matinée mauve pâle, très claire, et son cou rond s’échappait, libre et blanc, d’une large échancrure de dentelles. Toute sa personne, menue, avait une apparence fine et frêle, mais la complexion était saine, solide. La masse épaisse des cheveux châtains s’entassait du côté droit, l’œil foncé, aux paupières étroites, s’ouvrait tout grand, inquiet, douloureux. À part l’expression du regard, c’était bien la même femme que celle rencontrée fortuitement, trois ans auparavant, chez des parents de son ami Jacques. Rose et blanche au milieu des crêpes de son veuvage, comme elle l’avait séduit alors ! Où s’était envolée la passion qu’elle lui avait inspirée autrefois ?

Il dit enfin, le front soucieux :

— Pourquoi me faire toujours cette même question ? Je ne vous reproche rien.

Et il gravit rapidement l’escalier.

Dans l’embrasure de la grande porte-fenêtre, ouverte à deux battants, il venait d’apercevoir Isabelle. Vêtue de sa robe de flanelle blanche, la petit fille traversait la chambre si vivement qu’elle vint se jeter contre son père, sans le voir. Aussitôt elle lui noua autour du cou ses deux bras maigres de fillette en croissance, elle se cramponna à lui de toutes ses forces, tandis que de gros sanglots étouffés la secouaient.

Il la pressait contre sa poitrine, étroitement :

— Isabelle, mon enfant, ma chérie, qu’est-ce qu’il y a ? Qu’as-tu ? mais qu’as-tu ?

Longtemps l’enfant pleura, suffoquée, sans réussir à prononcer un mot. Enfin, elle articula avec effort :

— Pourquoi est-ce que Lucien est parti ?

Doucement Philippe décrocha les deux bras qui le serraient à l’étrangler, il prit par la main la fillette déjà grandelette, allongée et flexible, et il entra avec elle dans la chambre. Des domestiques, vaquant au nettoyage matinal de la maison, circulaient dans les corridors et chuchotaient étonnés. Germaine courut fermer la porte. Peu à peu le chagrin bruyant d’Isabelle se calma. Philippe l’avait assise sur ses genoux et il lui parlait à l’oreille, tout bas, tendrement ; mais tout en l’écoutant d’un air attentif, l’enfant gardait un visage sérieux, tendu, inapaisé, ses lèvres serrées restaient muettes.

Germaine écouta quelques instants le murmure monotone des mots se poursuivre sans interruption, tandis que, dans sa tête fatiguée, des pensées amères s’entre-croisaient ; mais, voyant que l’explication se prolongeait et menaçait de durer jusqu’au départ d’Isabelle pour l’école, torturée d’impatience, elle alla jusqu’à la fenêtre et fixa son œil brillant sur l’étendue sans fin des champs. Elle comptait les minutes, les hâtait fiévreusement, le cœur plein d’un désir unique, violent : forcer Philippe à une explication immédiate, nette et complète ; savoir clairement d’où venait l’exaspération contenue qu’elle percevait dans chacune de ses paroles ; se disculper à ses yeux une fois pour toutes et entièrement.

Mais lorsque, enfin, l’heure désirée sonna, Philippe au lieu de laisser Isabelle partir comme à l’ordinaire sous l’escorte de Joseph, fit atteler le phaéton et y monta à côté d’elle.

Germaine resta seule. Tant qu’elle put l’apercevoir sur la route déserte, elle regarda fuir du côté de la ville le véhicule où si souvent, dans les premiers temps de son mariage, elle avait parcouru le pays en compagnie de Philippe, puis elle rentra, cacha sa tête dans ses mains et pleura.


Durant tout le trajet qui les séparait de la ville, Philippe et Isabelle n’échangèrent pas une syllabe. Le visage toujours tendu et triste, la fillette regardait droit devant elle, l’air sérieux, et le père la considérait de temps en temps à la dérobée, mais sans chercher à renouer l’entretien interrompu. L’attitude pensive d’Isabelle, si extraordinaire chez l’enfant gaie et remuante qui naguère remplissait de bruit la maison, paralysait l’habituel entrain de leur causerie à deux. La présence de Joseph les gênait aussi. Cet homme silencieux qui recueillerait chacune de leurs paroles semblait pour la première fois, au père et à la fille, un incommode témoin.

Jamais cette course à travers la campagne riche et fleurie ne leur avait paru longue et monotone comme ce matin-là ! Enfin, enfin, au bout de l’interminable perspective poussiéreuse, une des portes massives de la vieille cité se montra ; bientôt, ils se trouvèrent sur le pavé bruyant des rues. Philippe ralentit l’allure de la jument. Ils cheminaient lentement de long des maisons fermées lorsque, tout à coup, au contour d’une rue, un coupé de médecin croisa de tout près leur voiture, Philippe murmura :

— C’est Jacques.

En même temps, il fit des signes de la main et cria :

— À tantôt ! Je viendrai te voir.

Une voix de basse répondit :

— C’est bon, mais pas avant trois heures.

Et le coupé disparut ; pendant une seconde une tête d’homme s’était penchée à la fenêtre, une tête blonde à la chevelure massive dominant une figure lumineuse. À sa vue, tout de suite, l’enfant avait souri et, elle aussi, avait fait des signes de la main. Dès qu’elle cessa de voir le véhicule, elle retomba dans sa torpeur.

Philippe dit :

— Jacques est devenu ton ami presque autant que le mien depuis quelque temps.

Et d’un ton encourageant, espérant enfin la faire parler, il sourit et ajouta :

— Tu l’aimes bien, n’est-ce pas ?

Elle répondit sérieuse :

— Oh oui, je l’aime bien. Il est bon.

Et jusqu’au moment où Philippe la déposa à la porte de son école, elle ne dit plus un mot.

Il la regarda disparaître dans le grand bâtiment, où, massées au fond d’une cour, une nuée de fillettes s’ébattaient avec des cris, des rires, un pépiement d’oiseaux en liberté, puis il descendit de la voiture et la renvoya à la maison.

Tout de suite il se sentit soulagé d’être seul. Il avait tout une heure devant lui et il se mit à errer le long d’un des étroits canaux qui enserrent de bras humides l’antique cité. Le soleil allumait des flammes aux vitres, et l’eau croupissante et profonde luisait, elle brillait comme du verre, reproduisant fidèlement la façade plate des maisons démodées, leurs pignons pointus, la décadence et la tristesse de la ville abandonnée.

Philippe se remémora sa joyeuse arrivée dans le pays étranger, où le joug d’une médiocre destinée avait cessé de peser sur sa tête.

Il se souvint aussi des temps difficiles qui avaient suivi la mort de son père, mort brusque, le laissant seul au monde, presque sans le sou et sans autre bagage pour la conquête de son pain que des études de droit à peine achevées. Mêlé à la cohue des autres chercheurs d’emploi, il avait longtemps heurté à toutes les portes sans succès, et, de guerre lasse, désespéré, il venait justement d’accepter un chétif poste de secrétaire, quand du fond de ce pays plat, mordu par la mer, lui était arrivée l’offre inattendue de diriger le vaste domaine qui aujourd’hui lui appartenait. Il avait trente ans lorsqu’une tante qu’il n’avait plus revue depuis sa toute petite enfance lui proposa, de but en blanc, cette position inespérée. Elle faisait plus que la lui proposer. Elle venait de perdre son fils unique, et, le cœur déchiré, elle suppliait Philippe, en sa qualité de plus proche parent du défunt, de la délivrer d’un fardeau devenu trop lourd pour elle.

Pendant deux ans, elle avait traîné à côté de Philippe une vie décolorée, le laissant libre de toutes ses actions, désintéressée de tout ce qui ne touchait pas exclusivement son chagrin. Elle était morte enfin, inconsolée, abandonnant à son neveu une belle fortune, toute en terres sur un sol plantureux.

Quelques mois après cet événement, Philippe était allé chercher, dans la petite ville de province où il était né, la mère d’Isabelle que son âme neuve de garçonnet avait autrefois adorée et dont sa mémoire d’homme conservait l’image parmi ses meilleurs souvenirs.

Il avait vécu deux ans dans l’ivresse d’un sentiment pur et partagé. Au sortir de sa vie d’étudiant, où tant de choses malsaines se humaient dans l’air, la paix de son ménage l’avait pénétré d’une félicité intense. Il avait appris à aimer, en vérité, ce sol plat où s’alimentaient ses abondantes moissons. À côté de sa première femme, la tranquillité sereine de son ciel sans orages ne lui avait jamais paru pesante ni monotone.

À la fin de la deuxième année, l’enfant impatiemment désiré était venu au monde, mais en coûtant la vie à la mère.

Philippe avait sincèrement pleuré sa jeune femme pendant quatre pleines années, adorant tous les jours davantage la petite fille blonde dont les traits fins, le teint rose, le regard bleu rappelaient d’une façon si saisissante la mère.

Il avait enfin rencontré Germaine, et, possédé d’un ardent désir de recommencer sa vie heureuse d’autrefois, il avait cédé au caprice que la peau blanche de la jeune femme, le teint éclatant de fraîcheur au milieu du deuil profond, lui avait inspiré. Mais pas plus que cette eau morte, en reflétant l’architecture d’un temps fini, ne redonnait la vie à une époque disparue, pas davantage les contours de sa vie extérieure ne lui avaient rendu l’âme de son passé !

Un son de cloche l’arracha enfin à sa rêverie. De la tour élancée, dominant la place principale de la ville, une grêle de notes ailées s’échappaient, un joyeux carillon qui anima un instant de sa gaieté le pesant sommeil de la ville.

Philippe hâta le pas et se dirigea du côté de la gare.

Quelques heures plus tard, de retour de son court voyage, il se rendait hâtivement chez Jacques Isolant.

Jacques l’attendait depuis une demi-heure et commençait à s’impatienter. Il fit asseoir son ami dans le fauteuil où il installait ses malades. Lui-même, debout, rangeait sur son bureau des papiers épars. Il les empilait les uns sur les autres. La lumière frappait en plein son visage intelligent et la masse épaisse de ses cheveux cendrés. Il était grand, carré d’épaules, robuste. Quand il eut fini son rangement, il s’assit en face de Philippe et dit :

— Maintenant nous avons toute une heure à nous. Mais qu’est-ce que tu as ? Tu n’as pas bonne mine.

— Un peu de fatigue, dit Philippe froidement. Je n’ai pas assez dormi cette nuit, voilà tout.

— Où allais-tu ce matin avec Isabelle ?…

Et, sans laisser à Philippe le temps de parler, il continua :

— Comme elle ressemble à sa mère ! Jamais cela ne m’avait frappé comme aujourd’hi. Elle avait tout à fait l’air sérieux et méditatif de sa mère.

— Elle lui ressemble trop, balbutia Philippe. Souvent cela me fait mal !

Ce n’était pas la première fois que Philippe faisait allusion aux déceptions de son nouveau ménage, et le jeune docteur avait parfaitement saisi, dans l’exclamation douloureuse, l’intention malveillante visant Germaine, mais il ne la releva pas. Philippe était son aîné de dix années, c’était à son appel qu’il avait quitté l’encombrement de Paris et une clientèle à peu près nulle pour venir s’établir dans un milieu où le crédit de Philippe et son argent lui avaient permis de se faire une place. Il y avait longtemps qu’il avait remboursé à son ami toutes ses avances pécuniaires, mais sa dette morale vis-à-vis de lui était demeurée la même. Il resta absolument silencieux.

Une gêne plana un instant entre ces deux pensées qui se croisaient sans vouloir s’étreindre, puis Philippe reprit d’un ton indifférent :

— À propos, tu sais que Lucien nous a quittés ? Il est parti hier matin. Il ira jusqu’à Marseille rejoindre le bateau-pilote ; s’il travaille, s’il se conduit bien, il a une jolie carrière devant lui.

Il s’interrompit une seconde et ajouta sans laisser à Jacques le temps d’intervenir :

— Je ne sais pas si tu as su qu’avant sa maladie, le jour même de sa belle équipée pour aller voir la mer, il a exprimé nettement le désir de s’embarquer. Une fois guéri, il est parti, voilà tout. Ce qui m’ennuie, c’est qu’Isabelle s’occupe de ce départ comme si ce garçon était le centre de sa vie. Le vent qui a soufflé cette nuit l’a empêchée de dormir. Elle était blanche comme un linge ce matin et, pour la tranquilliser, je suis allé jusqu’au port. Je compte sur toi pour lui faire entendre raison quand tu viendras. Moi, c’est à peine si elle m’écoute. Je ne sais pas ce qu’elle a.

— Tu me surprends beaucoup, dit Jacques après un silence. Lucien ne m’a jamais dit un mot de son goût pour la mer. Il paraissait s’intéresser aux choses de la nature. Il avait récolté tout un herbier, qu’il a classé par familles et divisé en groupes distincts. C’était vraiment très bien. Je ne comprends rien à ce brusque changement d’idée.

— Autant dire, suggéra Philippe froidement, que c’est moi que tu soupçonnes de l’avoir chassé ? Ne te gêne pas. Dis-le seulement tout haut. J’aime mieux savoir à quoi m’en tenir.

La figure ouverte de Jacques s’assombrit.

— Je ne sais pas ce que tu as aujourd’hui, Philippe, dit-il après un silence. L’idée de te soupçonner d’avoir participé d’une façon quelconque au départ de cet enfant ne m’est pas même venue. À quoi penses-tu ?

Et il hésita. La tristesse de Philippe, son injuste accès d’humeur l’oppressaient péniblement. Il fut sur le point de le questionner, mais, sûr de trouver Germaine à la base de son irritation, il se contint. Philippe était mal préparé à des luttes d’intérieur ; son passé ne l’avait pas accoutumé aux heurts d’une nature étrangère à la sienne, mais, sur ce point, il devait savoir se taire et accepter, tel qu’il était, le sort qu’il avait lui-même choisi.

Peut-être le départ inopiné de Lucien était-il cause du craquement qui semblait s’être fait entre les époux. Mais pourquoi donc ce pauvre enfant effarouché, qu’il avait appris à connaître pendant sa grave maladie, s’était-il brusquement décidé à s’en aller vivre une vie d’aventures si étrangère à ses goûts ? Il demanda enfin :

— Ne m’as-tu pas dit un jour que le père de Lucien a assuré son avenir à partir de sa majorité ?

— En effet, dit Philippe vivement, mais Germaine a négligé de le lui dire. Avec toute sa sollicitude extérieure elle n’avait pas ça d’intérêt pour ce garçon !

Il fit claquer le pouce et l’index de sa main gauche ; sa figure prit une expression dure et dédaigneuse.

Il ajouta au bout d’un instant :

— À sa première étape, il sera averti ; je ne le dépouillerai pas, sois tranquille.

Et il se leva. La sympathie dont son cœur était avide lui faisait défaut. Jacques ne voulait pas le comprendre. Au nom de Germaine, il prenait un air distrait et demeurait muet.

Jacques se leva aussi.

— Attends-moi une minute, dit-il, nous sortirons ensemble.

Souple et agile, il circula quelques secondes dans la vaste pièce pleine de lumière, tandis que Philippe le suivait des yeux sans parler. Ses préparatifs terminés, le jeune docteur se retourna et dit en souriant :

— À présent, si tu veux, nous irons.

Ils s’en allèrent du côté de la campagne déserte. D’étroits bras d’eau luisant au fond de berges resserrées sillonnaient de filets lumineux la plaine monotone. Une immobilité de cimetière pesait sur cette partie extérieure de la ville. Philippe battait le sol du bout de sa canne, envoyant de petits cailloux dans l’eau morte. Les projectiles crevaient d’un trou noir la surface unie et l’eau se refermait sur eux en frémissant. Philippe surveillait leur chute et leur disparition, cherchant à donner à sa pensée une forme où ne perçât pas l’amertume de son cœur. Enfin il dit froidement :

— À quoi bon parler davantage ! Tu ne veux pas m’écouter. Ce que j’aurais voulu te faire comprendre, c’est l’influence qu’exerce sur nous, à la longue, une présence qui nous heurte tous les jours… sans cesse… On ne sait plus à la fin ce qu’on pense, ni ce qu’on voudrait, ni ce qu’on croit.

Jacques tressaillit. Brusquement la pensée que Philippe avait consenti au départ de Lucien pour complaire à Germaine le poignait d’une appréhension aiguë. Si, entraîné par une influence quelconque, Philippe avait comploté l’exode de cet enfant, quelque chose d’ignoré avait vécu dans son cœur, quelque chose de bas qui avait échappé jusque-là à la clairvoyance de l’amitié.

Il répondit enfin attristé :

— Je ne comprends pas bien ce que tu dis sans doute, Philippe. Jamais je ne croirai que, pour obéir au désir de qui que ce soit, tu aies consenti à faire partir contre son gré un malheureux enfant sans défense. Si c’est cela que tu veux dire… alors en vérité… je… je…

— Mais achève donc, insista Philippe violemment. Dis tout ce que tu penses pendant que tu y es… va… va !… C’est ma faute à moi, n’est-ce pas, si cet enfant n’a pas trouvé auprès de sa mère adoptive un bonheur suffisant à lui faire oublier les contrariétés, les petits ennuis qui se trouvent sur le chemin de chacun ? Moi, je me fiais à la sollicitude de Germaine ; j’y croyais fermement. Quand je l’ai vue consentir à ce départ sans protester, j’ai cru que le désir exprimé par ce garçon était sincère. Pourquoi en aurais-je douté ? Mais aujourd’hui, vraiment, je ne sais plus… Et pour Germaine, c’est comme si cet enfant n’avait jamais existé. Elle ne perd pas un instant de vue son désir personnel. Elle ne pense pas une seconde à autre chose, et elle me poursuit de comparaisons désagréables entre le passé et le présent. Cela m’exaspère à la fin !

Jacques garda quelques secondes un silence pensif. À travers les mots, il venait d’entrevoir clairement l’incapacité de Germaine à faire plier la volonté de son mari devant ses caprices. L’irritation de Philippe cachait donc autre chose que ce que ses paroles exprimaient, et l’ami, surpris, luttait pour dissimuler sa pénible impression. N’était-ce pas à Philippe qu’il devait d’avoir pu offrir à sa mère un asile et du pain ? Dans le doute où il se trouvait, il ne se sentait pas le droit de faire à son aîné de tant d’années des observations offensantes. Il répondit enfin, un peu froid :

— Il me semble qu’au lieu de m’initier aux débats de ton ménage, auxquels je ne peux rien, il vaudrait mieux s’occuper de rappeler cet enfant, si, comme tu as l’air de le croire, vous l’avez laissé partir sans être absolument sûrs de ses désirs. Jusque-là, Philippe, si je te connais bien, tu n’auras pas un instant de tranquillité. Et maintenant, adieu ; je suis un peu pressé aujourd’hui. Permets-moi de te quitter.

Mais voyant la figure sombre de Philippe se contracter davantage, il ajouta d’un ton plus amical :

— Je viendrai te voir demain. Je verrai aussi Isabelle. Je ne sais pas ce que j’ai fait pour mériter la vive amitié que ta fille me témoigne depuis quelque temps. Avec ce souvenir du passé à côté de toi, tu n’as pas le droit de te plaindre de ton sort.

— C’est cela, dit Philippe vivement, viens, tu lui parleras, et tâche de lui faire entendre raison. Jamais sa mère n’a eu avec moi de ces accès d’humeur. Je ne comprends pas ce qu’elle voudrait et je ne sais plus que lui dire pour la contenter. Elle ne me répond que par monosyllabes. Qu’est-ce qu’elle voudrait ? Tâche de le lui extraire.

Quelques minutes plus tard, le jeune docteur, longeant, en sens inverse, le canal qu’il avait suivi avec Philippe, s’enfonçait en pleine campagne. Il avait le cœur déçu et, tout en se hâtant, il méditait tristement sur le sort du pauvre enfant qui s’en était allé seul au-devant d’une destinée peut-être antipathique pour obéir à des exigences incompréhensibles. En quoi la présence de ce garçon timide et silencieux gênait-elle la vie de Philippe et de Germaine ? Rien n’excuserait l’injustice, la cruauté d’une pareille expulsion, si vraiment elle avait eu lieu, non pas même l’exaspération de deux êtres qu’un lien trop étroit blesse partout à la fois et qui, pour le détendre, se débattent comme ils peuvent.

Il ne secoua ses attristantes préoccupations que lorsqu’il toucha enfin le but lointain de sa course.

Une maison isolée se dressait tout près de l’eau. Il entra sans sonner, gravit en courant l’escalier familier et, comme il atteignait le palier, une porte s’ouvrit doucement. La silhouette massive d’une femme corpulente se dessina sur le clair-obscur de la muraille et Jacques, anxieux, interrogea :

— Eh bien ?…

— Cela va mieux, monsieur le docteur, elle nous a reconnus tous les deux. Son père d’abord et puis moi.

— Ah !…

Et tandis qu’il pénétrait dans la chambre sur les pas de la mère, une joie le réconforta. L’enfant chétive qu’il avait disputée à la mort avec une énergie si obstinée vivrait. Pour un espace de temps indéterminé, il avait renoué le fil ténu où s’enchaînaient des jours sans cesse menacés. Ce triomphe inespéré, sans bruit ni tapage, suffit à le rasséréner et jusqu’au moment où, tard dans la soirée, il se retrouva à la porte de sa demeure, le prolongement de cette joie l’accompagna.

L’accueil de sa mère acheva d’effacer de son esprit toute trace de tristesse. Il vint s’asseoir à côté d’elle, en face de la fenêtre ouverte, tandis qu’elle disait affectueuse :

— Jacques, j’ai cru que tu ne rentrerais jamais ce soir. Sais-tu que onze heures viennent de sonner ?

— Philippe est venu me voir, mère, cela m’a pris du temps. Ensuite je suis retourné à pied chez la petite Fisch. Vous savez comme c’est loin, mais je suis content d’y être allé. Elle va mieux. Pour le moment elle est hors de danger.

Sur la pâleur du ciel, l’arc mince de la nouvelle lune brillait. Un ouh-ouh de bête aquatique montait des jardins, note solitaire frappant l’air à intervalles réguliers. Sur la ville, sur ses eaux dormantes, sur l’étendue des champs cachés sous les vapeurs, le calme de la nuit régnait, et dans la chambre, où l’obscurité s’était faite, un silence s’était établi. À côté l’un de l’autre, Jacques et sa mère étaient heureux d’un bonheur sain et solide que le fracas de démonstrations bruyantes ne troublait jamais. Ils se turent longtemps, écoutant le ouh-ouh de la bête invisible se poursuivre infatigablement et suivant des yeux, sur le ciel serein, la course lente de la nouvelle lune.

La mère dit enfin :

— Tu m’as laissée trop longtemps seule, ce soir, mon enfant. Quand je reste ainsi livrée à moi-même, je ne peux pas empêcher le retour des mêmes pensées. J’ai beau faire, elles m’obsèdent malgré moi, je ne peux pas les chasser. Ah ! que j’aimerais, avant de m’en aller, te voir une famille, une femme et des enfants !

— Alors, mère, dit Jacques vivement, c’est que vraiment la solitude de vos journées vous pèse.

— Non, Jacques, non ! je ne demanderais pas mieux que de continuer à vivre comme nous vivons… Ah oui ! si je pouvais toujours rester avec toi, je ne parlerais pas d’autre chose, mais les jours passent, ils s’en vont… ils s’en vont. Que deviendras-tu quand tu seras tout seul… plus tard ?

Comme si le frou-frou des choses qui passaient pour ne plus revenir la frôlait de tout près, elle se tut un instant, puis elle reprit :

— Je me reproche souvent d’avoir consenti à te suivre ici. J’aurais dû avoir plus de courage, j’aurais dû résister à ton désir, j’aurais dû rester chez Valentine.

Dans la pénombre, elle distinguait très bien la carrure vigoureuse, le front large, la barbiche pointue et blonde de son fils. L’enfant qu’elle avait porté il y avait si longtemps dans son sein inquiétait encore aujourd’hui sa sollicitude.

Bien que l’idée de partager avec quelqu’un la part si grande que ce fils de prédilection lui avait faite dans son cœur, la fît souffrir sourdement, il n’y avait pas de jour où l’obstination de Jacques à rester seul ne la tourmentât d’une autre manière. Que deviendrait-il, quand elle l’aurait quitté ? Oui, que deviendrait-il sur ce sol étranger où, grâce à Philippe, leur bien-être s’était édifié ? À part Philippe, il ne comptait pas un seul ami, tels que les façonne une communauté d’expériences au début de la vie. Mais Philippe avait une famille, lui, une petite patrie s’était reformée autour de lui. La sensation déprimante de la solitude ne l’atteindrait jamais. Ah ! si seulement elle avait eu le courage de rester chez Valentine en simulant un désir qu’elle n’avait pas, peut-être le poids de l’isolement aurait-il eu à la longue plus de force que tous ses conseils, et Jacques se serait-il décidé tout seul à suivre l’exemple de Philippe.

Elle songea un instant au jour où, impatienté de ses atermoiements sans fin, ce fils si tendre était venu voir de ses yeux ce qui la retenait si longtemps loin de lui malgré ses pressants appels, à ce jour, le plus beau qu’elle eût vécu, où il l’avait enlevée de force sans vouloir écouter ses explications.

En vain elle avait essayé de lui faire comprendre qu’elle avait remis entre les mains de son gendre tout ce qu’elle possédait pour vivre et que, la somme modique s’étant engloutie depuis longtemps dans le fonds roulant de la maison, elle n’avait rien d’autre à faire désormais qu’à rester là où elle était, sans penser à en jamais bouger. Il n’avait rien voulu entendre.

En face de cette obstination, les mains tremblantes posées sur les larges épaules de son fils, elle l’avait enfin interrogé les yeux dans les yeux :

— C’est que… si j’allais te gêner, toi aussi, j’en mourrais !

À côté de Jacques elle avait retrouvé bien vite sa dignité de mère. Ses tendresses, ses fiertés, ses ambitions s’étaient réveillées aussi vivaces que lorsque l’enfant, tout petit, s’appuyait sur elle en s’acheminant vers la vie.

Elle considérait attentivement la silhouette vigoureuse, la masse solide et puissante du fils qu’elle avait nourri de son lait et il lui semblait beau et désirable. Se trouverait-il une seule femme qui hésitât à lier sa destinée à celle de son Jacques ? Elle dit enfin, pressante :

— Tu n’es pas fait pour vivre seul… tu ne te connais pas à fond. Ce que je voudrais, c’est te voir entouré d’une famille comme Philippe…

Jacques se récria vivement :

— Comme Philippe !… Si vous l’aviez entendu aujourd’hui !

Mais il s’interrompit brusquement, se leva et alla s’appuyer au linteau de la fenêtre. Les confidences pénibles de Philippe ne lui appartenaient pas. Il réfléchit quelques secondes, les yeux fixés sur la nouvelle lune. Le mince croissant, très brillant, étreignait le vide, et Jacques, distrait, cherchait en vain à distinguer la rondeur du globe, tandis que des souvenirs amers qu’il ne voulait pas non plus trahir s’agitaient pêle-mêle, réveillés par la sollicitude maternelle.

Enfin, il vint se rasseoir auprès de sa mère et dit simplement :

— Figurez-vous, mère, que Lucien a quitté la maison de Philippe. Il est parti hier pour Marseille. Je ne sais pas pourquoi il n’est pas venu nous dire adieu. Peut-être, au dernier moment, n’aura-t-il pas eu le temps.

Mme Isolant garda le silence.

Très souvent, lorsque le jeune garçon gauche, timide et triste venait prendre congé d’elle, le souvenir de son propre sort chez son gendre avait effleuré sa mémoire. Un frisson l’avait secouée. Mais ce rapprochement était une insulte pour Philippe. Elle l’avait toujours repoussé avec indignation. C’était Philippe qui avait fait à Jacques une destinée large et facile. C’était à Philippe qu’elle devait elle-même de vivre des jours heureux. Elle dit enfin avec hésitation :

— Peut-être la belle-mère de cet enfant ne l’aimait-elle pas comme elle l’aurait dû. Il m’a toujours semblé que quelque chose le rongeait.

Jacques hésita. Il lui paraissait injuste de laisser porter à Germaine seule le poids des soupçons de sa mère ; cependant il ne put pas se décider à accuser ouvertement Philippe. Pendant quelques secondes le ouh-ouh plaintif monta des jardins plus fort et plus distinct, et dans la chambre le tic-tac de l’heure cadença le silence plus bruyamment. Tout à coup le timbre vibra. Douze coups pressés frappèrent le métal en se précipitant, et au même instant les cloches du carillon jetèrent au vent une grêle de notes ailées. Le tapage de cette musique aérienne plana très haut dans l’espace silencieux, puis brusquement il s’éteignit.

La mère se leva. Minuit ! Il était temps que Jacques allât se reposer. Elle murmura :

— Le pauvre enfant ! oui, certainement quelque chose le rongeait.

Et sans rien ajouter d’autre, elle prit congé de son fils et sortit.

Dès qu’elle eut fermé la porte, Jacques se leva, alla s’accouder à la galerie du balcon et s’abandonna à ses souvenirs.

Des vapeurs traînaient sur la terre humide, et l’arc effilé de la lune les éclairait mollement, mais la rondeur du globe restait invisible. Distraitement Jacques s’efforçait en vain de la découvrir.

Se lier à une femme après le choc qui avait troublé en lui la source des illusions saines, jamais ! Non, pas même pour satisfaire le désir de sa mère, ce désir ardent toujours prêt à se manifester, il ne pourrait oublier la blessure d’autrefois. Des ondes invisibles venaient du passé l’envelopper d’amertume comme pour le défendre de la pression maternelle. Non, non, même pour effacer la seule dissidence de sentiment qui le séparât de sa mère, il ne pouvait pas s’exposer à une nouvelle expérience semblable à la première.

Aujourd’hui, celle qu’il avait tant aimée avait cueilli le fruit de sa félonie. Épouse et mère, elle savourait, sans doute, son opulence à pleines lèvres avec l’appétit brutal qu’il avait vu briller dans ses yeux, le soir où elle avait froidement comparé, devant lui, les chances d’un avenir douteux et lointain avec la certitude d’un sort brillant, immédiat.

Se lier à une femme après cette cruelle déception, non ! Pour réunir et ranimer les débris de son cœur trompé, il faudrait un être créé tout exprès, une fée, une créature qui n’existait pas ! Toutes les femmes qu’il rencontrait le laissaient indifférent. Il n’avait pas besoin d’elles. Aucun vide cruel ne tourmentait sa vie et l’emploi des heures fugitives ne lui pesait jamais.

N’avait-il pas son foyer, sa mère, Philippe ? Et depuis quelque, temps, sans qu’il pût comprendre ce qui avait donné lieu à l’éclosion subite de ce sentiment vivace, la fille de Philippe ne le réjouissait-elle pas aussi par le témoignage quotidien d’une amitié de plus en plus expansive ?

À cette pensée les impressions pénibles que l’insistance de sa mère avait un moment tirées de l’oubli perdirent leur acuité ; bientôt toute trace de trouble au sujet du passé disparu, et, brusquement, le souvenir de son récent entretien avec Philippe lui revint, lancinant. Il murmura à plusieurs reprises : « Pourquoi a-t-il fait cela ? Pourquoi ? »

Et son esprit attristé alla chercher l’enfant emporté contre son gré vers des choses et des pays nouveaux. Il devait être déjà bien loin sur la mer immense.

Dehors le ouh-ouh triste de la bête invisible continuait, obsédant ; sur le ciel vide, froid, le demi-cercle de la lune se taillait durement. Les yeux distraits de Jacques s’attachaient, obstinés, à ce fil d’argent qui s’acheminait vers les vapeurs de l’horizon et, tout à coup, il se souvint que le soir où, plein de regrets et de dégoût, il était sorti pour la dernière fois de chez sa fiancée, un croissant de lune souriait aussi au-dessus de l’agglomération des bâtiments de Paris, mais, ce soir-là, la rondeur du globe se dessinait très visible sur le ciel bleu.