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Réparation (Pradez)/5

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Payot & Cie, éditeurs (p. 95-104).


V


Quelques semaines plus tard, Philippe conduisant lui-même son attelage traversait, au pas ralenti de la jument, les faubourgs extérieurs de la ville. Tout le long des rues mortes, des badauds indifférents suivirent des yeux le passage bruyant du véhicule jusqu’à ce qu’il fit halte enfin devant la porte où, un mois auparavant, Philippe avait déposé Isabelle.

Presque au même instant, l’heure de la sortie de classe sonna et la petite fille ne tarda pas à rejoindre son père. Assis l’un près de l’autre, ils roulèrent du côté de la campagne. Droite et sérieuse, Isabelle, les yeux perdus devant elle, ne disait pas un mot, et ce silence d’enfant, ce silence voulu, avait quelque chose de lourd, d’oppressant.

Philippe le rompit enfin d’un ton gai :

— C’est moi qui ai voulu venir te prendre aujourd’hui, Isabelle. Devine pourquoi, voyons, devine.

La petite fille redressa vivement sa tête blonde aux cheveux flottants ; elle attacha un moment ses prunelles claires, questionneuses, sur le visage de son père, puis elle se détourna et dit :

— Je ne peux pas deviner, moi. Pourquoi ?…

— Aujourd’hui, mon enfant, je puis enfin te rassurer. Il n’y a plus aucune inquiétude à avoir au sujet de Lucien. Le navire a touché Marseille. Es-tu contente ?

Isabelle ne répondit rien et son visage ne trahit aucune joie. Il resta soucieux et fermé. Philippe continua :

— À présent, Isabelle, tu vas retrouver ta gaieté, n’est-ce pas ? Il est temps d’en finir avec toutes nos chimères. J’étais si heureux de t’apporter cette nouvelle, et tu ne me réponds même pas ! Pourquoi n’es-tu pas tout à fait contente, voyons ?

Et, impatienté du silence obstiné de l’enfant, il la stimula :

— Mais parle, au moins ! Dis quelque chose. Qu’est-ce que tu voudrais, voyons ?

Isabelle murmura sourdement :

— Lucien n’aimait pas à s’en aller ainsi tout seul bien loin.

À son tour, Philippe garda le silence. Au bout d’un instant, Isabelle demanda :

— C’est lui qui a écrit ?

— Non, mais il écrira prochainement, etsi la vie maritime lui déplaît, il le dira.

— Est-ce à maman qu’il écrira, ou bien à… ou bien à qui ?

En même temps, elle fixa sur son père un regard scrutateur.

— Je ne sais pas, mon enfant ; peu importe, du reste ; il écrira, cela suffit.

Et il réfléchit un instant. Il ne regardait plus sa petite fille. Ses yeux erraient devant lui et il apercevait déjà, comme un point blanc perdu dans la verdure, la maison où il avait connu des jours si heureux. De ce passé lointain, rien ne lui restait plus que cet enfant, et aujourd’hui entre la fillette et lui quelque chose avait surgi. C’était comme une mésintelligence sourde et opiniâtre où allait se briser l’ancienne spontanéité confiante d’Isabelle. Jamais avec la mère il n’avait connu cette angoisse-là. Il reprit enfin d’une voix contenue :

— Qu’est-ce que tu penses de moi, Isabelle ? Ne sais-tu pas que c’est Lucien qui a demandé à s’en aller ? Est-ce que je l’aurais fait partir contre son gré en le violentant ? Est-ce cela que tu crois ?

Et pour la première fois depuis qu’il avait cédé à l’irritation que lui causait la présence de Lucien à côté de Germaine, il perçut un instant dans sa conscience un remords défini, un vulgaire remords qui l’obsédait constamment de sa présence, qui l’écrasait secrètement de son poids, mais il le chassa aussitôt avec impatience. Ce n’était pas à lui, c’était à Germaine que cet enfant avait été confié. Pourquoi n’avait-elle pas su le défendre ?

Jusqu’à l’entrée de la voiture dans la cour ni le père ni la fille n’ouvrirent plus la bouche, mais dès qu’ils eurent franchi la grille, Philippe sauta à terre, enleva sa fille dans ses bras et la tint un moment pressée contre sa poitrine. Il murmurait entre ses dents serrées :

— Jamais ta mère… jamais ta mère… Pourquoi ne dis-tu rien ? Pourquoi ne me réponds-tu pas ?

La petite fille colla sa joue fraîche à la figure de son père et elle balbutia faiblement :

— Papa… papa…

Mais à peine l’eut-il libérée de son étreinte, qu’elle se sauva en courant. Philippe la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu, puis il jeta les rênes à Joseph et il entra vivement dans la maison.

À une fenêtre du rez-de-çhaussée, il venait d’apercevoir la silhouette menue de Germaine, et l’idée que sa femme guettait son arrivée, qu’elle allait venir au-devant de lui et qu’il lui faudrait subir l’éternelle interrogation de son regard anxieux lui était insupportable. Avant qu’elle pût le rejoindre, il monta rapidement chez lui, ferma la porte avec bruit et, debout près du seuil, il prêta l’oreille, espérant se convaincre que Germaine ne l’avait pas suivi.

Mais déjà le pas léger gravissait les escaliers. Il l’entendit traverser le corridor et la jeune femme entra. Elle avança jusqu’au milieu de la chambre, hésitante, attendant, à défaut d’un mot de bienvenue, un accueil quelconque, mais Philippe la laissait approcher sans ouvrir la bouche. Elle l’interpella enfin, la voix tremblante :

— Philippe !…

Il dit froidement :

— Je suis très fatigué… Je suis monté chez moi pour me reposer un moment.

Elle balbutia, suppliante :

— Ne me renvoyez pas ainsi… Non, Philippe… laissez-moi… laissez-moi…

Et elle fondit en larmes, la tête entre ses mains. Elle pleurait à perdre haleine et il la laissait pleurer sans chercher à l’apaiser. Ce qu’il aurait fallu dire pour la calmer, il ne pouvait pas l’arracher à ses lèvres rebelles… non… cela lui était impossible. Impuissant en face de ce chagrin violent, il restait muet.

Peu à peu les larmes de Germaine s’épuisèrent, elles se séchèrent d’elles-mêmes. Le souffle encore haletant, brisé, la jeune femme murmura :

— Quand nous sommes arrivés ici, vous me disiez que nous marcherions la main dans la main comme sur cette plaine où l’on va… où l’on va… Et à cause de ces paroles, j’aimais ce pays plat, aux étendues interminables. Pendant vos absences, je le regardais et son silence s’animait. Aujourd’hui je le trouve d’une tristesse à mourir. Pourquoi m’avoir trompée ainsi ? Vous m’accusez, moi. Mais c’est votre cœur, à vous, qui a changé !

Philippe resta longtemps silencieux. Rien ne vibrait dans son âme à l’appel douloureux, non, rien, et il cherchait en vain dans sa tête une des paroles rassurantes qui jaillissaient jadis sans effort de sa vivante passion. Enfin, il répéta lentement comme s’il se posait à lui-même la question inquiétante :

— C’est mon cœur qui a changé ?

Et il alla jusqu’à la fenêtre regarder, au loin, s’étendre la plaine et, tout près, s’effeuiller les arbres roussis par l’automne. Puis il revint à Germaine et lui dit abruptement :

— J’ai enfin eu des nouvelles aujourd’hui. Il est arrivé sain et sauf à Marseille.

Et d’un ton de plus en plus agressif, il continua sans reprendre haleine :

— Autrefois, quand je parlais d’envoyer cet enfant au loin, votre silence et votre attitude protestaient, mais, depuis qu’il a disparu, vous n’avez plus une pensée pour lui. Qu’il vive ou qu’il périsse, qu’il soit content de son sort, ou qu’il se ronge de regret, que vous importe ! Vous aussi vous avez changé ou, en vérité, je ne vous ai jamais connue. Pourquoi donc n’aimiez-vous pas cet enfant qui vous avait été confié à vous… à vous… Si vous aviez eu le courage de le défendre, je n’aurais pas aujourd’hui cette amertume…

Un flot de sang empourpra le teint blanc de Germaine. Elle demeura quelques secondes assommée par le reproche inattendu, puis elle éclata à mots hâchés :

— C’est mal… ce que vous faites… Philippe… c’est faire renaître… sous une forme nouvelle… la persécution que… vous m’avez fait subir autrefois au sujet de cet enfant. Tant qu’il a été avec nous… vous l’avez poursuivi de votre animosité. Je me cachais comme une coupable pour m’acquitter des soins nécessaires à son bien-être matériel… Vous me pourchassiez d’observations acerbes et… et aujourd’hui… c’est moi… c’est moi qui porte la responsabilité de ce que vous avez voulu. Celui qui a fait partir cet enfant, c’est vous… ce n’est pas moi.

Elle s’arrêta suffoquée.

Philippe la quitta brusquement et il retourna regarder par la fenêtre. Les ors sombres de l’automne roussissaient le feuillage encore touffu, et des feuilles continuaient à se détacher sans bruit des branches. Elles tombaient en se dandinant et s’accumulaient sur le sol. Dans quelques jours, le squelette nu et noir des arbres se dresserait sec, dégarni et désolé, et il semblait à Philippe qu’une même brise meurtrière passait sur sa vie au seuil d’une saison stérile et la dépouillait entièrement des joies d’autrefois.

Isabelle s’éloignait de lui et désormais un gouffre le séparait de Germaine. Il ne pouvait plus se faire d’illusions sur ce point. Rien ne rendrait jamais à sa femme ce qu’elle désirait à l’exclusion de tout le reste. Il ne partagerait jamais plus la passion unique et violente qui la possédait, et jamais il ne lui dirait le mot qui la ferait rentrer triomphante dans l’ancien cadre de leur vie. Tant que Germaine n’aurait pas accepté son sort les yeux ouverts comme lui-même acceptait le sien, de leurs plus légers contacts, de chacune de leurs paroles la même mésintelligence irritante surgirait.

La jeune femme l’avait rejoint près de la fenêtre et son œil douloureux s’attachait à lui avec une fixité suppliante. Elle l’interpella enfin :

— Philippe !… Dites-moi au moins… ce que j’ai fait… ce que vous me reprochez…

Il l’interrompit froidement :

— Ne me faites pas toujours cette même question, Germaine ; c’est irritant, à la fin ! Je n’ai rien à vous reprocher. Mais ce que je ne comprends pas, c’est qu’après avoir soigné cet enfant comme la prunelle de votre œil pendant des années, vous l’ayez laissé partir sans dire un mot pour le défendre !

Germaine se tut, glacée. La barrière dressée entre sa passion et la réalité s’élevait devant elle, comme un infranchissable mur de pierre. Elle le touchait du doigt, elle n’en pouvait plus douter.

Ses lèvres frémissantes restèrent closes, tandis que le froid d’une séparation définitive glissait dans son cœur comme une lame d’acier.

Une saison de sa vie se clôturait tragiquement, elle s’achevait sans espérance de renouveau, et une ombre planait sur les jours à venir, une ombre pesante, aux flancs chargés d’inconnu.