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Répertoire national/Vol 1/La Pauvre Famille

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Collectif
Texte établi par J. Huston, Imprimerie de Lovell et Gibson (Volume 1p. 366-368).

1837.

LA PAUVRE FAMILLE.

Connaissez-vous tout ce qu’il règne d’amertume sous le toit de l’indigent ? Connaissez-vous la longueur d’un jour sans pain ? Avez-vous jamais compris tout ce qu’il y a de déchirant dans le tableau d’une pauvre famille à qui vous ne pouvez offrir que la stérilité de vos larmes ? Si votre vie n’a jamais eu une de ces phases qui vous mettent en regard de la grande école de l’infortune, si vous êtes assez isolé pour ignorer encore tout ce qu’il y a de saignant dans les douleurs d’une agonie que la faim a déterminée, si vous avez vécu jusqu’à ce jour sans concevoir l’horreur de la situation d’une veuve, d’une mère de six enfants qui meurent en demandant du pain… Dieu me pardonne ! je vous plains ! vous êtes si malheureux d’ignorer le malheur que votre vie me fait peur ! Je ne saurais pénétrer dans votre isolement d’égoïste, c’est plus froid qu’un tombeau !… Vous ne concevez donc pas la volupté qu’il y a de mêler des larmes de pitié à celles de l’infortune ! Vous êtes coupable envers vous-même de vous être privé du plus pur des plaisirs ! Pour moi, je ne troquerais pas une visite chez la bonne Geneviève, à Louvois, contre une de vos noces de village.

Geneviève est mère de six pauvres petits enfants et veuve depuis un an ; elle a en outre une grande fille de vingt ans et sa vieille mère qu’elle sert religieusement et à qui elle partage libéralement le fruit de son labeur : encore s’il suffisait ! Mais il y a si longtemps que la pauvre centenaire se meurt, que la grande fille palpite dans les étreintes du désespoir, que la famille est dans la désolation et Geneviève dans le plus affreux dénûment… pauvre Geneviève ! il y a si longtemps que ses entrailles maternelles lui brûlent, que son esprit s’agite et se trouble, que le cœur lui saigne ! ses caresses sont maintenant si stériles et son âme si percée des cris aigus des petits désespérés qui l’entourent, qu’elle est réduite à convoiter une place à côté de son époux dans la bière !

Ce souvenir est encore tout palpitant, il est profond comme un remords, (et la mort toute seule me l’arrachera avec mes autres souvenirs) ; je me rappellerai toute ma vie ma promenade à Louvois ; j’étais rayonnant de gaité, car je n’avais pas encore connu qu’il vécût d’aussi malheureuses créatures… mais je l’appris. J’allais passer l’humble demeure de Geneviève inaperçu, quand des cris plaintifs et imprégnés de tout ce qu’il peut y avoir de tristesse dans la voix vinrent frapper mes oreilles.

— Pau…au… vres enfants, disait la voix d’un lugubre accent. Puis un morne silence succédait.

— Tu n’as donc pas de pain, maman ? criaient à leur tour les petits innocents que la faim tourmentait.

Ô que je regrettais d’avoir dîné ! J’aurais voulu me voir riche comme Crésus, oui ! ils en auraient eu du pain… pour leur vie ! J’aurais eu tant de plaisir à les voir manger ; j’aurais été trop heureux, le bon Dieu ne le voulut pas ! J’embrassais les petits enfants, je les serrais dans mes bras, puis de grosses larmes pleines de feu me roulaient dans les yeux ; tant de désolation à la fois me fendaient le cœur : jusqu’alors il était vierge encore de chagrins… il était nourri d’allégresse ; j’avais été heureux : je ne le fus plus ! Mais aussi pour un pauvre enfant de douze ans, quelle épreuve ! Ce fut assez pour une âme faite comme la mienne de ces commotions que j’éprouvai pour me faire abjurer le bonheur de la terre… le bonheur ! sa seule idée me froisse désormais, car cela reste fixe comme un souvenir de la patrie !… La pauvre famille, elle se désola longtemps encore dans les angoisses de la faim avant de l’apaiser. Dieu tout seul qui est le père de la veuve et de l’orphelin pouvait opérer un miracle pour les infortunés, et ce fut Dieu tout seul qui le fit ! Ils vont donc reprendre leur calme ceux que l’on croyait abandonnés ; ils pleureront encore, mais ce sera de joie, de bonheur et de gratitude !… leur gaité précédera l’aurore du lendemain, les jours mauvais seront passés, l’horizon de leur vie s’éclaircira, elle sera pure comme leur âme ! Comme ils vont bénir le bon Dieu, comme elle sera touchante et belle leur prière !… C’est réservé à la plume d’un poète, à la plume de madame Émile de Girardin, de le dire avec dignité. Ce serait à madame Aglaé de Corday à soupirer des vers, à tirer des sons d’un pathétique chalumeau, à épancher l’âme de sa poésie comme un calice de parfums…


Le ciel avait repris une teinte de rose,
La brise soufflait pure… oh ! comme elle repose !
Comme la paix la tient dans un sommeil profond !
Le calme dans leurs traits se répand, et leur front,
Leur front brille serein comme en un jour de fête,
L’auréole de joie environne leur tête…
Qu’il sera doux le jour qui suit, qu’il sera beau !
Jésus vient d’exaucer des enfants au berceau…
Des soupirs d’un enfant l’éloquente prière
Prouve toujours Jésus un charitable père,
Prêt à calmer partout les cris du malheureux,
Qui l’aime dans l’orage, et qui bénit les cieux !…
À genoux, des enfants s’étaient mis en prière :
Ils demandaient pour eux… du pain, et pour leur mère !
Les pleurs accompagnaient la ferveur de leur vœu ;
Leurs cœurs sont pleins d’amour et d’espérance en Dieu…
Ils s’offraient pour leur mère… et ce saint sacrifice
Plus que leurs vœux encor rendit Jésus propice.
Le Dieu qui nourrissait tout son peuple au désert
Pouvait-il délaisser… son cœur l’eût-il souffert ?…
Pour la seconde fois une manne nouvelle
Vint nourrir au désert cette troupe fidèle ;
Le pasteur du troupeau qui, courbé sous les ans,
Pour la dernière fois visitait ses enfants,
Par la secrète main qui conduit le miracle
Venait bénir encor, bien loin du tabernacle,
Un reste de chrétiens isolé du saint lieu :
Il rendit au bonheur la famille de Dieu !…

J. G. Barthe.
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FIN DU PREMIER VOLUME.