Aller au contenu

Répertoire national/Vol 1/Satire contre l’Envie

La bibliothèque libre.
Collectif
Texte établi par J. Huston, Imprimerie de Lovell et Gibson (Volume 1p. 97-103).

1818.

SATIRE CONTRE L’ENVIE.


Mal ou bien, mon début fut contre l’avarice.
Cheminant, l’autre jour, je rencontre Fabrice,
La canne sous le bras, un pamphlet à la main :
« L’avez-vous lu, dit-il. — « Quoi ? — Ce dur Chapelain…


« Que vois-je ? vous riez ! mais ce n’est pas pour rire
Que ce malin esprit me tance et me déchire.
C’est bien à ce méchant qu’il faudrait du bâton :
! Que peut lui importer que je sois chiche ou non ?
Parbleu ! que ne m’est-il donné de le connaître !
Que ne puis-je, à l’instant, le voir ici paraître !
Que j’aurais de plaisir à le bien flageller !…
— Peut-être ce n’est pas de vous qu’il veut parler.
— Si ce n’est pas de moi, c’est d’un qui me ressemble.
— Dans ce cas, mon ami, c’est de vous deux ensemble. »
L’on voit que ma satire a fait un peu de bruit :
Oh ! puisse-t-elle aussi produire un peu de fruit !
Il est temps d’en venir à ma seconde épître :
Celle-ci roulera sur un autre chapitre ;
Chapitre sérieux, et peu fait pour les vers ;
Mais je dois attaquer tous-les vices divers.
On a beaucoup écrit et parlé de l’envie :
Mais dans tous ses replis l’-a-t-on jamais suivie ?
L’envie est un poison, a-t-on dit, dangereux,
Car l’arbre qui le porte est un bois vénéneux.
L’homme envieux ressemble au reptile, à l’insecte ;
Car tout ce qu’il atteint de son souffle, il l’infecte :
Mais cet homme souvent fait son propre malheur,
Comme, en voulant tuer, souvent l’insecte meurt.
L’envie est fort commune au pays où nous sommes ;
Elle attaque et poursuit très souvent nos grands hommes :
Nos grands hommes ! tu ris, orgueilleux Chérisoi,
Qui crois qu’il n’est ici nul grand homme que toi,
Ou plutôt, qui voudrais qu’on t’y crût seul habile :
Croyance ridicule et désir inutile.
On porte envie au bien, on porte envie au rang ;
Assez souvent l’envie a méconnu le sang ;
Elle règne souvent dans la même famille,
Et la mère, parfois, porte envie à sa fille.
Je sais, à ce sujet, un fait assez plaisant ;
Ce fait-là ne fut point forgé par Lahontan :[1]
Sans aller consulter un auteur qui radote,
Je trouve au Canada mainte et mainte anecdote.



Une famille fut jadis à Montréal ;
Le patron se disait issu du sang royal :
Il ne le croyait pas, mais le faisait accroire.
Il mourut à trente ans, si j’ai bonne mémoire,
Ou plutôt, si l’on m’a conté la vérité,
Laissant peu de regrets aux gens de sa cité,
Peu de biens aux enfants de son aimable épouse,
Épouse qui de lui jamais ne fut jalouse.
Elle avait vingt-cinq ans, quand son mari mourut
Dès qu’on sut l’homme en terre, on vînt, on accourut
Consoler, ranimer la jeune et belle veuve,
Qu’on croyait succomber sous la terrible épreuve.
Quand on sut que gaîment on pouvait l’aborder,
Chez elle, de partout, les galants d’abonder.
Que fit-elle avec eux ? Je ne le saurais dire ;
Et ma muse, entre nous, n’aime point à médire.
Enfin, il en vient un qu’elle veut épouser ;
Mais, pour y parvenir, il lui fallut ruser.
De ses filles déjà l’aînée est femme faite,
Est belle, aimable, gaie, enfin, presque parfaite ;
Et la mère avait beau vouloir se l’attacher,
Le galant paraissait vers le tendron pencher :
La plus jeune à ses yeux semblait aussi plus belle.
« Que ferai-je ? comment me débarrasser d’elle ?
« Je ne vois qu’un moyen, c’est de la renfermer
« En chambre, sous la clef, afin d’accoutumer
« Mon amant à me voir et seule et sans ma fille »
Quand l’amant arrivait, la mère de famille
Avait auparavant relégué dans un coin
L’objet de sa visite. Il ne se départ point ;
Il devient patient : à tout on s’accoutume.
« Ma fille a la migraine, » ou bien « elle a le rhume, »
Disait la mère ; « hélas ! son mal est radical ;
« De l’épouser, monsieur, vous vous trouveriez mal :
« D’ailleurs elle devient, de jour en jour, moins belle ;
« Je suis, à dire vrai, beaucoup plus jeune qu’elle :
« Plût à Dieu qu’elle fût, de tout point, aussi bien ;
« Car jamais, Dieu-merci, je ne me plains de rien. »
Elle dit tant, fit tant, qu’à la fin le compère
Laissa la fille en paix, pour épouser la mère.
Mais le fait dont je parle est passé de longtemps,
Citons plutôt, citons des exemples vivants.


Rarement la beauté fut exempte d’envie :
Les grâces ont formé tous les traits de Sylvie :
J’admire, en la voyant, son front noble et serein ;
De roses et de lis se compose son teint :
Elle a le nez, les yeux, et la bouche charmante,
Le port majestueux et la taille élégante ;
Elle rit, elle chante, elle parle, elle écrit,
Avec grâce dit tout, fait tout avec esprit :
À la voir, qui pourrait croire qu’on en médise ?
Écoutez cependant, comment en parle Élise :
« Sylvie est belle, mais, on pourrait l’égaler ;
« Et sur son compte, je… je n’en veux pas parler ;
« Si je vous le disais, vous en seriez surprise.
« — Est-il vrai ? qu’est-ce donc ? que dites-vous, Élise ?
« Vous vous trompez, ma chère. — Oh ! non, je le sais bien ;
« Je suis sûre du fait ; mais je n’en dirai rien. »
Voilà souvent à quoi porte la jalousie :
Ce n’est pas médisance ici, c’est calomnie.
« Mon voisin Philaris s’enrichit, » dit Médor ;
« Je ne sais pas, ma foi, d’où lui vient tout son or,
« Autant ou mieux que lui, j’entends la marchandise ;
« Et je n’ai pas cent francs comptés dans ma valise.
« Il faut qu’il soit fripon, ou bien qu’il soit sorcier :
« Autrefois, je l’ai vu pauvre et petit mercier,
« Le voilà gros bourgeois, pouvant rouler carrosse ;
« Pour le moins, aussi fier qu’un enfant de l’Écosse ;
« Tandis qu’il faut que moi je me promène à pié.
« Philaris fait envie, et moi je fais pitié :
« J’enrage de bon cœur, voyant l’or qu’il entasse. »
Médor, sais-tu pourquoi ton voisin te surpasse ?
C’est que, sans être avare, il règle sa maison
Avec économie, et selon la raison :
Sa richesse par-là promptement s’est accrue.
Cet homme qu’on rencontre à chaque coin de rue,
Devant vous toujours prêt à vous faire plaisir,
À l’ouïr vous diriez qu’il n’a d’autre désir
Que votre intention, votre dessein prospère.
« Oui, vous réussirez, je le crois, je l’espère ;
« Et si, par quelque endroit, je pouvais vous servir »
Partez d’auprès de l’homme, ou laissez-le partir :
« Il croit venir à bout de sa folle entreprise, »
Dit-il, « fut-il jamais pareille balourdise ?


« C’est un homme sans fonds, sans appui, sans talents ;
« En vérité, je crois qu’il a perdu le sens. »
Cet homme qu’il noircit court la même carrière
Que lui-même, et le laisse assez loin en arrière.
L’ignorant quelquefois porte envie au savant :
La chose a même lieu de parent à parent.
Cette sorte d’envie est quelque peu rustique :
Écoutez sur ce point nue histoire authentique,
Et dont tous les témoins sont encore vivants.
Philomate n’eut point de fortunés parents :
Tout leur bien consistait en une métairie.
Même les accidents fâcheux, la maladie,
Le sort, l’iniquité d’un père, à leur endroit,
Les réduisirent-ils encor plus à l’étroit.
Mais quoique Philomate eût des parents peu riches,
Jamais à son égard il ne les trouva chiches,
Et de se plaindre d’eux jamais il n’eut sujet.
Rendre leur fils heureux était leur seul objet :
Ne pouvant lui laisser un fort gros héritage,
Ils voulurent qu’il eût le savoir en partage.
Un bon tiers de leur gain et de leur revenu
Passait pour qu’il fut bien logé, nourri, vêtu.
Mais que gagnèrent-ils ? La haine de leurs frères :
Tous les collatéraux, et même les grands-pères
De ces sages parents deviennent ennemis,
Et firent retomber leur haine sur leur fils.
Eux, pour toute réponse et pour toute vengeance,
Méprisèrent les cris de leur rustre ignorance.
L’envieux, quelquefois, porte envie à l’habit.
Ce travers, il est vrai, marque assez peu d’esprit :
On peut trouver à dire à chose de la sorte,
Alors qu’on y met plus que son état ne porte ;
Mais blâmer de l’habit la forme ou la couleur,
C’est être, à mon avis, ridicule censeur,
Se mêler un peu trop des affaires des autres.
Ce travers est pourtant commun parmi les nôtres.
J’ai vu (l’on peut tenir le récit pour certain)
Un jeune homme, depuis quelques mois citadin.
Craignant de se montrer dans son champêtre asile,
Et pour y retourner, laisser l’habit de ville,
C’est-à-dire quitter l’habit pour le capot.
Le fait suivant est vrai, bien qu’il soit un peu sot,


Je le tiens d’un témoin que je sais véridique :
Un jour, un citadin d’origine rustique,
Fut prié d’un souper que devait suivre un bal :
C’était, s’il m’en souvient, un repas nuptial.
Le convive oublia de changer de costume :
(De ses nouveaux voisins il suivait la coutume ;)
On le voit arriver, on n’en dit rien d’abord ;
Dès le commencement on est assez d’accord ;
Mais lorsque l’eau-de-vie est montée à la tête,
C’est alors qu’on se met à jouer à la bête.
De tomber sur notre hôte on cherche l’à-propos ;
On le trouve, car l’hôte est fertile en bons mots.
« Tu te moques de nous, je crois, » lui dit un rustre,
« Ton habit est fort beau, mais il a trop de lustre ;
« Nous sommes complaisants, nous allons l’éponger. »
Ils prennent l’hôte, et puis, tout droit, vont le plonger,
Vêtu comme il était, au bord de la rivière ;
Et le roulent, après, dans un tas de poussière.
Le malheureux en fut malade quinze jours,
Et perdit son habit ; mais il eut son recours :
Nos rustres, amenés par-devant la justice,
Payèrent médecin, habit, voyage, épice ;
Apprirent, comme on dit, à vivre à leurs dépens.
Mais l’envie est, parfois, cause de maux plus grands.
Pourquoi nos gens heureux sont-ils en petit nombre ?
C’est que plusieurs de nous sont jaloux de leur ombre
Quelqu’un désire-t-il, comme on dit, s’arranger,
Aussitôt chacun cherche à le décourager ;
Chacun le contredit, le tourne en ridicule ;
Et même de lui nuire on ne fait point scrupule.
Éconduits, jalousés, que d’hommes à talents
Ont quitté leur pays, ou sont morts indigents !
Est-ce ainsi qu’on en use en France, en Angleterre ?
L’étranger qui s’en vient habiter notre terre,
Voyant chez nous si peu d’accord ou d’amitié,
S’indigne contre nous, ou nous prend en pitié.
Faut-il que l’envie entre en des cœurs magnanimes !
Ici, Germains, Bretons sont toujours unanimes :
Nous ne les voyons point se nuire, s’affliger,
Pour un brimborion prêts à s’entr’égorger ;
Plaider pour un brin d’herbe, une paille, une cosse
Voyez surtout, voyez les enfants de l’Écosse ;


Comme ils s’entr’aident tous, du manant, au marquis.
Voyez les Iroquois et les Albénaquis :
Nous osons les traiter de nations barbares ;
Mais voyons-nous chez eux des jaloux, des avares ?
De la simple nature ils suivent les sentiers ;
Ils sont farouches, fiers, indociles, altiers ;
Mais il faut voir entr’eux la conduite qu’ils tiennent ;
Comme ils sont tous d’accord, et toujours se soutiennent.
Ce qu’ils furent jadis, ils le sont aujourd’hui.
Un autre tort, c’est d’être envieux pour autrui ;
Quand on a des parents, vouloir qu’on les préfère
À quiconque se meut dans une même sphère ;
Grincer presque des dents, et frémir de fureur,
Si quelqu’autre est cru, dit aussi bon procureur,
Aussi bon médecin ; si, dans l’art littéraire,
Il sait également instruire, amuser, plaire
Ce travers-là provient de partialité,
Et se peut appeler familiarité,
Si par-là l’on entend, non propos de soudrille,
Mais amour exclusif des siens, de sa famille.
Toutefois il faut être équitable et discret,
Et ne confondre point l’envie et le regret :
On peut, quand on est vieux, regretter la jeunesse ;
Quand on est pauvre, on peut désirer la richesse ;
On peut, quand on écrit d’un style trivial,
Sans crime souhaiter d’écrire un peu moins mal.
Il est même permis à qui raisonne et parle
Aussi vulgairement que Baroch et que Carle,
De vouloir être un peu moins sot ou moins pesant
Malheur à qui peut être à tout indifférent.
Voit-on l’homme d’esprit réduit à la besace,
L’imbécile occuper une honorable place,
Ramper l’homme de bien, et le lâche régner ;
On peut alors, on peut à bon droit s’indigner.
Mais être malheureux par le bonheur d’un autre ;
Croire du bien d’autrui, qu’il amoindrit le nôtre ;
C’est là ce que j’appelle être envieux, jaloux ;
C’est à cet homme-là que je porte mes coups…
« Recommencez-vous, donc ? Ah ! bon dieu ! trêve ! trêve ! »
Oui, par pitié pour toi, jaloux P…r, j’achève.

M. Bibaud
  1. Militaire et voyageur, qui a écrit des lettres sur le Canada, et qui ne
    jouit pas de la meilleure réputation de véracité. On fait particulièrement
    allusion ici à ce qu’il a dit des Dames de Montréal. — Note de l’auteur.