Répertoire national/Vol 1/Satire contre la Paresse

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Collectif
Texte établi par J. Huston, Imprimerie de Lovell et Gibson (Volume 1p. 104-111).

1818.

SATIRE CONTRE LA PARESSE.


D’un ton grave et hardi, débutai-je pour rire ?
Non, ce fut tout de bon que je promis d’écrire.
Sans trop soigner mon style, ou rechercher mes mots,
J’effraierai les méchants, et me rirai des sots ;
Je poursuivrai partout le vice et la folie :
À ce noble dessein ma parole me lie.
L’on dira : « D’où vient donc un silence si long,
Après un si grand bruit, un repos si profond ?
Fi ! du poëte qui si longtemps se repose. »
Lecteur, de ce repos veux-tu savoir la cause ?
Depuis cinq ou six mois, je cherche maint sujet,
Où je puisse exercer ma verve ; vain projet :
La Paresse irritée affaiblit mon langage,
Ralentit mon ardeur, amollit mon courage,
Épanche la langueur sur chacun de mes sens.
Pour la vaincre, je fais des efforts impuissants ;
Contre elle vainement je cherche à tenir ferme :
De son pouvoir sur moi je ne puis voir le terme.
Oh ! quand de ce combat sortirai-je vainqueur ?
Quand reprendrai-je, enfin, ma force et ma vigueur ?
La Paresse aujourd’hui me joue un tour de Basque :
Si donc je la dévoile, ou plutôt la démasque ;
Si j’expose au grand jour ses procédés pervers,
Et si je la poursuis dans ses replis divers,
Qu’est-ce, sinon punir et venger une injure ?
Comme la vanité, l’avarice, l’usure,
La nommer par son nom, c’est assez la punir.
Commençons donc d’abord, par la bien définir.
Je demande et réponds : Qu’est-ce que la paresse ?
Une indigne langueur, une lâche mollesse,
Qui fait qu’on ne fait rien, quand on doit travailler,
Ou qu’on dort mollement, quand on devrait veiller ;
Quand on est bien portant, fait qu’on se dit malade ;
Fait enfin, que l’on fait comme faisait Vervade.
Le sommeil au corps las redonne la vigueur,
Dissipe la fatigue, et chasse la langueur,
Lorsque pour le besoin sobrement on en use ;


Mais c’est tout le contraire, alors qu’on en abuse.
Tel peut, pour sa santé, dormir toute la nuit ;
Mais qui dort en plein jour et s’abuse et se nuit,
Fait tort à son pays, fait tort à sa famille ;
Et Sommeur ferait mieux rester dans sa coquille,
Qu’à midi, se montrer, en se frottant les yeux,
Semblant ne savoir pas combien font deux fois deux.
Son voisin s’enrichit, tandis qu’il se repose ;
De son peu de succès sa caguardise est cause.
D’où vient, jusqu’à présent, voit-on languir Dormard ?
C’est que journellement il se lève trop tard.
« Pourquoi ne pas dormir, lorsqu’on n’a rien à faire ? »
C’est là du fainéant le prétexte ordinaire.
« C’est pour passer le temps. » Non, c’est pour le tuer.
À savoir l’employer il faut s’habituer.
Le temps passe assez vite ; écoutez tout le monde :
« Qu’est-ce le temps, » dit-on ? « une vapeur, une onde,
Qui s’écoule, et qu’on voit disparaître à l’instant ;
L’éclair, qui naît et meurt, presque au même moment,
Et dont à peine on a pu sentir la présence. »
Par la bonté des Dieux, la terre en abondance
Pour le besoin de l’homme, ou son plaisir, produit
Mainte herbe, mainte fleur, mainte plante, maint fruit :
Sans offenser le Ciel on peut en faire usage ;
S’en priver volontiers même serait peu sage ;
Car il faut distinguer l’usage de l’abus,
Et les plaisirs permis, des plaisirs défendus :
Bien user, c’est sagesse ; abuser, c’est folie.
Malheur au siècle où naît un perfide génie,
Qui du système humain changeant l’ordre et la loi,
Des dons de la nature intervertit l’emploi ;
Sur un dépôt sacré porte une main coupable,
Ou donne au genre humain un conseil exécrable.
L’un de la canne à sucre a fait couler le rhum ;
Un autre du pavot a tiré l’opium :
L’un ou l’autre poison, en produisant l’ivresse,
Ou fait naître, ou nourrit, ou mûrit la paresse.
L’opium engourdit le Turc et le Persan,
Le Tartare et l’Indou, l’Arabe et le Birman.
Le rhum, en nos climats, fait d’horribles ravages,
Et, sous tous les rapports, cause d’affreux dommages :
Que de jeunes gens morts, pour en avoir trop pris !


Combien d’autres n’auront jamais les cheveux gris,
Si, malgré tant d’avis, de malheureux exemples,
Ils en prennent encore à mesures trop amples,
Ou qui, souvent, de jour, de nuit, se répétant,
Font que chez eux l’ivresse est un état constant,
Reconnu, dès l’abord, à leur simple apparence.
Omettant, si l’on veut, le surcroît de dépense
Qu’un acharné buveur apporte en sa maison,
De lui, de plus en plus, s’éloigne la raison ;
De jour en jour, à tout il se rend moins habile ;
Et dans le monde, enfin, devient plus qu’inutile.
En effet, l’homme gris, du matin jusqu’au soir,
Pourrait-il proprement remplir quelque devoir,
Exercer quelque emploi, se tirer avec gloire
D’un travail exigeant du sens, de la mémoire ?
Non, n’ayant plus, alors, ni les membres dispos,
Ni le cerveau rassis, ni l’esprit en repos,
Il est nul, incapable. En un mot, un ivrogne,
S’il est tel d’habitude, et, surtout, sans vergogne,
Doit être tôt ou tard éconduit, bafoué,
Et peut-être, de plus, sur la scène joué,
En butte à tous les traits de l’esprit satirique.
Pour servir la Paresse encore en Amérique,
Viziliputzili fit croître le tabac.
L’indolent Mexicain, juché dans son hamac,
(De notre campagnard modèle et prototype,)
Avalant, à longs traits, par un tube, une pipe,
La vapeur et l’esprit d’un suc assoupissant,
S’enivrait de fumée, et s’endormait content.
La pipe, au Canada, produit un grand dommage ;
Y tient trop souvent place et d’étude et d’ouvrage.
Passez-vous par les champs, dans le temps des moissons,
Vous entendez partout : « Allumons ! allumons ! »
Aussitôt fait que dit ; mais pendant qu’on allume,
Et qu’on fume, le fer refroidit sur l’enclume.
Chez notre laboureur, cinquante fois le jour,
Et le sac à tabac et la pipe ont leur tour :
Il fume, en se levant, fume, quand il se couche ;
En un mot, a toujours une pipe à la bouche,
Comme n’ayant, du tout, affaire qu’à fumer :
C’est aimer un peu trop à flairer, à humer.
La fumée a son dam, car le feu de la pipe,


Tombant sur une paille, une feuille, une ripe,
Allume un incendie affreux, et très souvent
D’un riche agriculteur fait un homme indigent.
Naguère, à Tabager advint malheur étrange :
« Allons, » dit-il un jour, « visiter notre grange,
Et voir un peu jusqu’où se monte notre bien. »
(C’était un jour de fête, il ne s’y faisait rien.)
Sa grange, de froment contient six mille gerbes ;
Son orge, son avoine, et ses pois sont superbes :
Il tressaille de joie, en contemplant le tout.
« Je vais, enfin, remplir mon coffre, pour le coup ;
À mille individus je puis fournir des vivres ;
Le beau bled, cet hiver, vaudra bien quinze livres ;
Et douze cents minots, si je ne me méprends,
Si je sais bien compter, font dix-huit mille francs. »
Dit-il, en crayonnant sur un morceau de brique :
(Tabager connaissait un peu l’arithmétique.)
« Mille minots de pois feront deux mille écus ;
Mon orge me vaudra, j’en suis sûr, encor plus ;
Oui, je surpasserai mon voisin Latulipe. »
Ce disant, il aveint son briquet et sa pipe,
Et sa pierre et son tondre, et bat, et s’asseyant ;
Il compte, il rêve, il fume, et s’endort en fumant.
Mais la pipe allumée, échappant de sa bouche,
Se vide sur le foin, qui lui servait de couche :
Il s’éveille en sursaut, et voyant tout flambant,
Il se lève, bondit, et se sauve, en criant :
« À l’incendie ! au feu ! » C’est inutile peine :
Son orge, son froment, ses pois et son aveine,
Et sa grange, tout brûle, et l’homme, en un moment,
Voit sa gloire en fumée, et sa richesse au vent :
Tout est, en un instant, consumé par la flâme.
La paresse, souvent, du corps passe dans l’âme :
Tel n’est pas paresseux pour orner sa maison,
Arroser son jardin, recueillir sa moisson :
Cultiver son esprit ?… Ah ! c’est une autre chose ;
On ne peut s’y résoudre, on le craint, on ne l’ose.
On est fier d’un verger, d’un champ, d’un palefroi.
D’un chien ; de son esprit, nullement. Loin de moi
Le dessein de parler contre l’agriculture ;
Cet art est le premier qui fut dans la nature :
Il fait jaunir les champs, fait fleurir les jardins ;


Il embellit la terre, et nourrit les humains,
Enrichit le pays, entretient le commerce :
Honneur donc, et profit à quiconque l’exerce.
Mais devons-nous toujours soumettre l’âme au corps ;
Négliger le dedans pour parer le dehors ;
Mettre avant l’infini le moment ? J’aime à croire
Que l’âme, après la mort, gardera la mémoire
De tout ce qu’ici-bas, l’homme connut, apprit ;
Que si, sur terre, il a cultivé son esprit,
Son esprit saura plus que si, par indolence,
Il eût, avec son corps, croupi dans l’ignorance.
Oh ! combien ce pays renferme d’ignorants,
Qu’on aurait pu compter au nombre des savants,
S’ils n’eussent un peu trop écouté la Paresse,
Et s’ils se fussent moins plongés dans la molesse !
Combien, au lieu de lire, écrire ou travailler,
Passent le temps, à rire, ou jouer, ou bâiller !
À l’exemple voisin des dix-huit républiques,[1]
Vit-on jamais ici des corps académiques ?
Privé d’un tel secours, ce qu’on apprit, enfant,
On l’oublie et le perd souvent en vieillissant ;
Surtout quand, à cet âge, étudiant par force,
On n’a pu du savoir attraper que l’écorce.
Quand se réveilleront tous nos esprits cagnards ?
Quand étudierons-nous la nature et les arts ?
La paresse nous fait mal parler notre langue :
Combien peu, débitant la plus courte harangue,
Savent garder et l’ordre et le vrai sens des mots ;
Commencer et finir chaque phrase à propos ?
Très souvent au milieu d’une phrase française,
Nous plaçons sans façon une tournure anglaise :
Presentment, indictment, impeachment, foreman,
Sheriff, writ, verdict, bïll, roast-beef, warrant, watchman.
Nous écorchons l’oreille, avec ces mots barbares,
Et rendons nos discours un peu plus que bizarres :
C’est trop souvent le cas à la chambre, au barreau.
.........................
.........................
Mais, voulez-vous entendre un langage nouveau ?
Pour croître, entretenir, préserver l’ignorance,


La Paresse produit la triste insouciance :
Cet être, à l’air nigaud, aux regards stupéfaits,
Du présent, du futur, ne s’occupe jamais.
L’insouciant voit tout, entend tout, sans rien dire,
Et même d’un bon mot jamais il n’a su rire.
En tous temps, en tous lieux, il se tient toujours coi,
Et tout ce qu’il sait dire est : « Que m’importe, à moi ? »
Il verrait l’incendie aux coins de sa patrie ;
Ou son père, ou sa mère, ou sa femme périe ;
Les villes, les moissons, les vergers embrasés ;
La moitié des humains sous leurs toits écrasés ;
L’autre moitié criant, pleurant, mourante ou morte,
Ladre, il serait muet, ou dirait : « Que m’importe ? »
Des froids indifférents ici le nombre est grand,
Et semble, qui pis est, aller toujours croissant.
Ailleurs, l’indifférence est fruit de la détresse ;
Elle est, dans ce pays, fille de la Paresse.
Qui dit indiffèrent dit encor paresseux.
Peut-être, je devrais faire un récit affreux
Des malheurs qu’ont produits et la mère et la fille,
Et tous les alliés de la triste famille,
En tous lieux, en tous temps, et dans tous les états ;
Mais, si je commençais, je ne finirais pas :
Tant de ces maux divers la mesure est immense.
De la Paresse encor naquit la négligence,
Le tort de différer du jour au lendemain,
Ou plutôt, de remettre, et sans terme et sans fin.
Mal m’en prit à moi-même : un matois que je nomme
Courailleur, me devait une assez forte somme ;
Assez forte, s’entend, pour mon petit avoir :
Il m’offre de payer ce qu’il me peut devoir,
Instamment : moi, nigaud, dépourvu de sagesse,
Par sotte vanité, je lui dis : « Rien ne presse :
J’ai quelque chose à dire au voisin Beauverger ;
Demain, cela se peut aussi bien arranger. »
Le lendemain, assez tard dans l’après-dinée,
Je vais chez Courailleur, la mine enfarinée :
« C’est monsieur Courailleur que vous désirez voir ?
Il est sorti, monsieur ; probablement ce soir,
Vous lui pourrez parler ; » me dit la ménagère.
Je réponds : « J’attendrai ; je n’ai pas grande affaire. »
J’attendis en effet, et croquai le marmot ;


Tout honteux de n’avoir pas pris mon homme au mot :
Et soupçonnant dès lors ce que j’appris ensuite,
Que pour ne point payer il avait pris la fuite.
Eh ! combien diraient d’eux ce que je dis de moi !
Passe encor quand on n’est négligent que pour soi ;
Négliger pour autrui, c’est se rendre coupable.
Qui pourrait, en effet, ne pas croire blâmable
L’homme qui volontiers s’est pris, chargé d’un soin,
Duquel par négligence il ne s’occupe point ?
Combien de médecins, procureurs, ou notaires,
Qui, pour négligemment avoir fait leurs affaires,
Pourraient être accusés des malheureux décès,
Des altercations, des ruineux procès,
Qu’avec étonnement, tous les jours, on contemple ?
Je pourrais en citer maint déplorable exemple ;
Mais je sens en moi-même une molle lenteur,
Qui me rend presque aussi paresseux que P…r ;
De la Paresse enfin les vengeances indignes.
Mais j’allais oublier deux paresseux insignes :
Par un mot déjà vieux, l’un s’appelle musard ;
Et l’autre est l’importun, l’ennuyeux babillard,
Qui, de ne faire rien recherchant le prétexte,
D’un auteur inconnu vous commente le texte ;
Cherche, comme un furet, partout à qui parler ;
Rend malade quiconque il peut appateler ;
Dont la langue, en un mot, incessamment frétille,
S’il ne rencontre à qui pouvoir conter vétille.
Au regard vagabond, à l’abord effaré,
Un babillard, feignant d’être un homme affairé,
Vous fait croire parfois que lorsque, dans la rue,
Sur vous, sans préalable, il se jette et se rue,
Vous saisit par le bras, ou vous prend au collet,
C’est qu’il se sent pour vous l’amour le plus complet,
Un égard qu’il refuse à l’ami plus vulgaire.
Mais si vous n’êtes point à son dessein contraire,
De ses propos sans fin vous serez assommé,
Et, sinon mort, mourant, par l’ennui consumé.
Quoiqu’il ne fasse rien, ne dise rien qui vaille,
Du fâcheux babillard la langue au moins travaille ;
Et je l’aime encor mieux que cet homme niais,
Qui voulant travailler, ne travaille jamais ;
Sur lui-même toujours se plie et se replie ;

S’il eut en vue un plan, risiblement l’oublie,
Pour voir battre des chats, ouïr un fol entretien.
Pendant que le musard perd son temps, la nuit vient :
À la barque arrivé trop tard pour le passage,
Par un plus long chemin il retourne au village ;
Voit toujours, trop tardif, ses projets ruinés ;
De partout se retire avec un pied de nez.

M. Bibaud.

  1. À l’époque de la composition de cette satire l’Union Américaine ne
    comprenait que dix-huit États. — Note de l’auteur.