Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 14

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 100-106).


XIV

Nekhludov s’était arrêté chez ses tantes, d’abord parce que leur domaine se trouvait sur la route qu’il devait suivre pour rejoindre son régiment, ensuite parce qu’elles l’en avaient instamment prié ; mais surtout pour revoir Katucha. Peut-être avait-il d’avance à l’égard de la jeune fille, dans le fond de son âme, un dessein mauvais dicté par l’instinct animal qui, maintenant, prédominait en lui ; en tout cas il ne se l’avouait pas, et voulait tout simplement se retrouver dans le lieu où il s’était senti si bien autrefois ; revoir ses tantes, charmantes et bonnes, bien qu’un peu ridicules, qui, toujours, imperceptiblement pour lui, l’avaient enveloppé de tendresse et d’admiration, et revoir la charmante Katucha de laquelle il gardait un souvenir si agréable.

Il arriva fin mars, un vendredi saint, en plein dégel, par une pluie torrentielle, si bien qu’en approchant de la maison il était transi et mouillé jusqu’aux os mais dispos et très entrain, comme il en était coutumier à cette période de sa vie. « Pourvu qu’elle soit encore là ! » — songeait-il, en entrant dans la cour toute pleine de neige fondue et en apercevant la vieille demeure et le mur de briques de l’enclos, qu’il connaissait si bien. Il s’attendait à la voir accourir sur le perron, aussitôt le coup de sonnette ; mais au lieu d’elle apparurent deux femmes, pieds nus et jupes retroussées, portant des seaux, et occupées, évidemment, à laver les planchers. Elle n’était pas non plus sur le grand perron, seul se montra Tikhone, le valet, lui aussi en tablier et qui était probablement aussi occupé au nettoyage. Dans l’antichambre il fut reçu par Sophie Ivanovna, en robe de soie et en bonnet.

— Comme tu es gentil d’être venu ! — s’écria Sophie Ivanovna en l’embrassant. — Marie est un peu souffrante, ce matin elle s’est fatiguée à l’église. Nous nous sommes confessées.

— Tante Sonia, je vous félicite, — dit Nekhludov en lui baisant la main. — Excusez-moi, je vous ai mouillée.

— Va dans ta chambre. Tu es tout trempé. Et voilà que tu as déjà des moustaches… Katucha ! Katucha ! Qu’on lui prépare vite du café.

— Tout de suite ! — répondit du corridor une voix si agréablement connue. Et le cœur de Nekhludov se mit à battre joyeusement : « Elle est ici ! » Et c’était comme si le soleil se fût montré entre les nuages. Nekhludov suivit gaîment Tikhone, qui le conduisit, pour se changer, dans sa chambre d’autrefois.

Nekhludov eût bien désiré questionner Tikhone sur Katucha : comment elle allait ? ce qu’elle faisait ? si elle était fiancée ? Mais Tikhone était à la fois si respectueux et si digne, il insistait tellement pour verser lui-même l’eau de la cruche sur les mains de Nekhludov, que celui-ci n’osa pas l’interroger sur Katucha, et se borna à lui demander des nouvelles de ses petits-enfants, du vieux cheval de son frère, du chien de garde Polkan. Tout le monde était en vie et se portait bien, sauf Polkan, atteint de rage l’année précédente.

Tandis que Nekhludov changeait de vêtements, il entendit un pas léger dans le corridor, et un heurt à la porte. Nekhludov reconnut le pas et la façon de frapper. Elle seule marchait et frappait de cette manière.

Il jeta vivement sur ses épaules son manteau tout trempé, s’approcha de la porte et cria :

— Entrez !

C’était elle, Katucha. Toujours la même, mais plus charmante encore. De même qu’autrefois, ses yeux noirs qui louchaient légèrement et riaient avec tant de naïveté, regardaient de bas en haut. Comme autrefois elle portait un tablier blanc, très propre. Elle venait lui apporter, de la part des tantes, une savonnette parfumée dont on avait, à l’instant même, retiré l’enveloppe, et deux serviettes : une grande, avec des broderies russes, puis une serviette éponge. Et le savon, à peine sorti de son enveloppe avec ses lettres en relief, et les serviettes et elle-même, tout cela était également propre, frais, intact, et délicieux. Mais à sa vue, les lèvres de la jeune fille, rouges, fermes, charmantes comme jadis, se plissèrent d’une joie débordante.

— Heureuse arrivée à vous, Dmitri Ivanovitch ! — prononça-t-elle avec un léger effort, et son visage se couvrit de rougeur.

— Je te salue… je vous salue, — il ne savait s’il devait lui dire « tu » ou « vous » ; et lui aussi se sentit rougir. — Vous allez bien ?

— Dieu merci… Votre tante vous envoie votre savon préféré, à la rose, — dit-elle en posant le savon sur la table, et en étalant les serviettes sur les bras des fauteuils.

— Ils ont les leurs, — objecta solennellement Tikhone, en montrant du doigt, avec orgueil, une grande trousse aux fermoirs d’argent, remplie d’une énorme quantité de flacons, de brosses, de fixatifs, de parfums et d’objets de toilette, que Nekhludov avait ouverte sur la table.

— Remerciez ma tante. Et comme je suis heureux d’être venu, — ajouta Nekhludov, sentant qu’au fond de son âme tout redevenait doux et lumineux comme autrefois.

Elle sourit en réponse, et sortit de la chambre. Les tantes de Nekhludov, qui l’avaient toujours adoré, l’accueillirent cette fois avec plus d’empressement encore que de coutume. Dmitri allant à la guerre pouvait être blessé, tué. Cela les mettait en émoi.

L’intention première de Nekhludov avait été de s’arrêter seulement une journée, mais en revoyant Katucha, il se décida de rester deux jours de plus pour passer chez ses tantes la fête de Pâques, et, comme il avait donné rendez-vous, à Odessa, à son ami Schenbok, il lui télégraphia de venir plutôt le rejoindre chez ses tantes.

Dès qu’il avait revu Katucha, Nekhludov avait senti renaître en lui le sentiment ancien. Comme jadis, il ne pouvait apercevoir sans une sincère émotion le tablier blanc de Katucha, ni entendre sans plaisir ses pas, sa voix, son rire, ni subir avec indifférence, surtout quand elle souriait, le regard de ses yeux noirs comme les cassis mouillés ; et, principalement, il ne pouvait sans trouble la voir rougir à sa rencontre. Il se sentait amoureux, mais non plus comme au temps où son amour était pour lui un mystère qu’il n’osait s’avouer à lui-même, où il avait la conviction qu’on ne peut aimer qu’une fois ; maintenant il se savait amoureux et s’en réjouissait et, tout en essayant de n’y point penser, il savait aussi en quoi consistait cet amour et ce qu’il en pouvait résulter.

En Nekhludov, comme en tous les humains, il y avait deux hommes : l’un — l’homme moral, cherchant son bien dans le bien des autres ; l’autre — l’homme animal, cherchant seulement son bien personnel, et prêt, pour ce bien, à sacrifier celui de tous les êtres au monde. Et dans cette période de folie égoïste, provoquée chez lui par la vie de Pétersbourg et par la vie militaire, l’homme animal dominait en lui et étouffait complètement l’homme moral. Cependant, quand il eut revu Katucha et que ses sentiments anciens à son égard se furent réveillés, l’homme moral redressa la tête et réclama ses droits. Ce fut la cause d’une lutte inconsciente mais ininterrompue qui se livra en Nekhludov durant les deux journées qui précédaient Pâques.

Au fond de son âme il savait que son devoir était de partir, qu’il ne devait pas rester davantage chez ses tantes, et qu’il n’en pourrait résulter rien de bon ; mais il se sentait si bien, si joyeux, qu’il ne se l’avouait pas et restait.

Le samedi soir, veille de Pâques, le prêtre, accompagné du diacre et du sacristain, vint pour célébrer l’office ; ils racontèrent toutes les peines qu’ils avaient eues à franchir en traîneau les mares formées par le dégel, dans le parcours des trois verstes qui séparaient l’église de la maison des tantes.

Nekhludov, qui assista à la cérémonie avec ses tantes et tous les domestiques, ne se lassait pas de regarder Katucha, qui se tenait près de la porte et apportait les encensoirs ; après avoir échangé avec le prêtre, puis avec ses tantes, les trois baisers, au moment de rentrer dans sa chambre, il entendit dans le corridor la voix de Matrena Pavlovna, la vieille femme de chambre de Marie Ivanovna, qui, disait-elle, se préparait à se rendre à l’église, avec Katucha, pour faire bénir le pain pascal, et il pensa : « Moi aussi, j’irai. »

La route était si impraticable qu’on ne pouvait songer à se rendre à l’église ni en voiture, ni en traîneau, aussi Nekhludov, qui donnait des ordres chez ses tantes comme chez lui, fit-il seller le vieux cheval, celui qu’on appelait « l’étalon du frère », et, au lieu d’aller se coucher, il revêtit son brillant uniforme au pantalon collant, endossa son manteau et, sur le vieux cheval trop nourri, lourd, hennissant à chaque instant dans la nuit, à travers la neige et la boue, il se rendit à l’église du village.