Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 15

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 107-114).


XV

Celle messe restait pour Nekhludov un des plus doux et des plus lumineux souvenirs de sa vie.

Le service était déjà commencé quand, après une longue course à travers les ténèbres éclairées seulement, par endroits, du reflet blanc de la neige, en faisant clapoter l’eau, il pénétra enfin, dans la cour de l’église, chevauchant l’étalon qui agitait ses oreilles à la vue des lampions allumés autour de l’église.

Ayant reconnu le neveu de Marie Ivanovna, les paysans le conduisirent dans un endroit sec, où il put mettre pied à terre, emmenèrent son cheval et firent entrer Nekhludov dans l’église. L’église était déjà remplie de monde.

Sur la droite se tenaient les paysans : les vieux en cafetans confectionnés à la maison, les pieds entourés de bandes de toile blanche et chaussés de lapti ; les jeunes en cafetans de drap neuf, les reins ceints d’une écharpe claire, et aux pieds, des bottes. À gauche, les femmes coiffées de fichus de soie rouge, vêtues de casaquins de velours, avec des manches rouge vif, des jupes bleues, vertes, rouges, et chaussées de souliers ferrés. Les plus vieilles, modestes, avec leurs fichus blancs, leurs cafetans gris, leurs vieux souliers ou des lapti neufs, s’étaient placées dans le fond ; entre elles et les femmes mieux habillées, se tenaient les enfants, les cheveux bien huilés. Les paysans faisaient de grands signes de croix et de grands saluts, en rejetant leur chevelure en arrière : les femmes, surtout les vieilles, fixaient obstinément l’icône entourée de cierges, appuyaient fortement leurs doigts rapprochés tour à tour sur le front, les deux épaules, et le ventre, en marmottant quelque chose, s’inclinaient ou tombaient à genoux. Les enfants, imitant les grandes personnes, priaient avec ferveur surtout quand on les regardait. L’iconostase d’or ruisselait de lumière, au milieu des cierges enveloppés d’or. Le grand candélabre était tout garni de cierges. Du jubé éclatèrent les chœurs joyeux des chanteurs bénévoles où le mugissement des basses se mariait au soprano aigu des voix enfantines.

Nekhludov vint se mettre en avant. L’aristocratie occupait le milieu : un propriétaire foncier avec sa femme et son fils, celui-ci en veste de matelot puis l’inspecteur de police, l’employé du télégraphe, un marchand chaussé de hautes bottes, le maire du village avec sa médaille au cou ; et, à droite du jubé, derrière la femme du propriétaire, Matrena Pavlovna, en robe aux couleurs changeantes, les épaules couvertes d’un châle bordé d’une bande blanche, et Katucha, en robe blanche plissée, la taille serrée dans une ceinture bleue, et un nœud rouge dans ses cheveux noirs.

Tout avait un air de fête ; tout était solennel, gai, et charmant : les prêtres avec leurs chasubles d’argent, coupées d’une croix d’or ; le diacre et le sacristain avec leurs étoles brodées d’or et d’argent ; les chants d’allégresse des chantres de bonne volonté, aux cheveux luisants ; les motifs joyeux, cadencés, des cantiques de fêtes ; les bénédictions répétées du prêtre élevant le cierge au-dessus des fidèles ; la façon dont tout le monde, à maintes reprises, psalmodiait : Christ est ressuscité ! Christ est ressuscité ! Tout cela était beau, mais plus belle encore était Katucha avec sa robe blanche, sa ceinture bleue, son nœud rouge dans ses cheveux noirs, et ses yeux étincelants de joie.

Nekhludov sentait que, sans se retourner, elle le voyait. Il vit cela en passant tout près d’elle pour aller vers l’autel. Il n’avait rien à lui dire, mais quand il fut près d’elle, il inventa et dit :

— Ma tante vous prévient qu’on se décarêmera après la messe de minuit.

Son jeune sang, comme toujours quand elle voyait Nekhludov, lui afflua au visage, et ses yeux noirs s’arrêtèrent sur lui, riants, heureux, dans un regard naïf de bas en haut.

— Je sais, répondit-elle en souriant.

En ce moment, le sacristain qui traversait la foule avec un vase de cuivre passa près de Katucha, et, sans la voir, l’effleura de son étole. Le sacristain, évidemment par déférence pour Nekhludov, avait voulu s’effacer devant lui et ainsi avait repoussé Katucha. Nekhludov fut stupéfait de voir que le sacristain ne comprenait pas que tout ce qui existait dans l’église, dans le monde, n’existait que pour Katucha, et qu’on pouvait négliger tout au monde hormis elle, parce qu’elle était le centre de tout. C’était pour elle que brillait l’or de l’iconostase, que brûlaient tous les cierges du candélabre, que montaient tous ces chants d’allégresse : « La Pâque du Seigneur ! hommes réjouissez-vous ! » Tout ce qui était beau et bon sur la terre était pour elle. Et il lui semblait que Katucha le comprenait. Nekhludov pensait ainsi en voyant les formes sveltes de la jeune fille, dans sa robe blanche plissée, et son visage plein de joie recueillie, lui disant que tout ce qui chantait en lui devait aussi chanter en elle.

Entre la première et la seconde messe, Nekhludov sortit de l’église. Devant lui la foule s’écartait et le saluait. Certains le reconnaissaient ; d’autres demandaient : « Qui est-il ? » Il s’arrêta sur le parvis. Les mendiants l’entourèrent : il leur distribua la menue monnaie qu’il avait dans sa bourse et descendit l’escalier du perron.

L’aube commençait à poindre, mais le soleil ne paraissait pas encore. Les fidèles allaient s’asseoir parmi les tombes qui entouraient l’église. Katucha était restée à l’intérieur, et Nekhludov s’arrêta pour l’attendre.

En faisant résonner les clous des bottes sur les dalles, la foule continuait de sortir et se répandait dans la cour et dans le cimetière de l’église.

Un très vieil homme, à la tête branlante, le pâtissier de Marie Ivanovna, arrêta Nekhludov et l’embrassa trois fois ; puis sa femme, une vieille toute ridée, la tête couverte d’un fichu de soie, lui tendit un œuf teint en jaune safran. Derrière eux, un jeune et vigoureux paysan, vêtu d’un cafetan neuf avec une ceinture verte, s’approcha en souriant :

— Christ est ressuscité ! dit-il, un bon sourire dans les yeux ; et, passant ses bras autour du cou de Nekhludov et lui chatouillant le visage de sa barbe courte, frisée, tandis qu’il l’imprégnait de son odeur particulière, agréable, de moujik, il l’embrassa trois fois à pleine bouche, de ses lèvres fortes et fraîches.

Pendant que Nekhludov s’embrassait avec le paysan et recevait de lui un œuf teint en brique, il vit sortir de l’église la robe changeante de Matrena Pavlovna et la chère petite tête brune au nœud rouge.

Elle l’aperçut tout de suite à travers les têtes des gens qui marchaient devant elle ; et il vit comment son visage s’éclaira.

Elle sortit sur le parvis avec Matrena Pavlovna et s’arrêta pour donner de l’argent aux mendiants. L’un des mendiants qui s’approcha de Katucha avait une plaie rouge à la place du nez. Elle prit quelque chose dans son mouchoir, puis s’avança vers lui, et l’embrassa trois fois sans témoigner la moindre répulsion, au contraire, avec le même rayonnement dans les yeux. Pendant qu’elle embrassait le mendiant, ses yeux rencontrèrent ceux de Nekhludov ; ils paraissaient demander : « Est-ce bien ce que je fais là ? »

« Mais oui, ma bien-aimée, tout est bien, tout est beau, je t’aime. »

Les deux femmes descendirent les degrés, et Nekhludov vint à leur rencontre. Il ne voulait point leur souhaiter la Pâque, mais il ne pouvait s’empêcher de s’approcher d’elles.

— Christ est ressuscité ! — dit Matrena Pavlovna, avec un signe de tête, un sourire et une voix qui démontraient l’égalité de tous ce jour-là ; puis elle s’essuya la bouche avec son mouchoir et tendit ses lèvres à Nekhludov.

— Ressuscité ! répondit-il ; et il l’embrassa.

Il jeta un regard sur Katucha. Elle rougit et s’approcha de lui.

— Christ est ressuscité ! Dmitri Ivanovitch.

— En vérité, ressuscité ! dit-il.

Ils s’embrassèrent deux fois et s’arrêtèrent, se demandant s’ils devaient continuer ; puis, ayant décidé qu’ils le devaient, ils s’embrassèrent une troisième fois, et tous deux sourirent.

— Vous n’allez pas chez le prêtre ? demanda Nekhludov.

— Non, nous attendrons ici, Dmitri Ivanovitch, dit Katucha, avec effort, comme si après un travail joyeux elle respirait à pleins poumons ; et elle le regarda droit dans les yeux, de ses yeux soumis, innocents, aimants, qui louchaient un peu.

Dans l’amour entre homme et femme survient toujours la minute où cet amour atteint son apogée et n’a plus rien de réfléchi, de conscient, ni de sensuel. Une telle minute Nekhludov l’avait connue en cette nuit de résurrection du Christ. Maintenant, s’il essayait de se rappeler toutes les circonstances dans lesquelles il avait vu Katucha, cette minute surgissait, effaçant tout le reste. La petite tête noire soigneusement peignée, la robe blanche plissée, enveloppant sa taille vierge et souple, et sa poitrine naissante, et cette rougeur, et ces yeux noirs rayonnants et tendres et, dans tout son être, les deux traits principaux : la pureté de son amour virginal, non seulement pour lui, — il le savait — mais pour tous et pour tout, non seulement pour ce qu’il y avait de beau au monde, mais encore pour ce mendiant qu’elle avait embrassé.

Cet amour, il le sentait cette nuit-là en elle comme en lui-même ; et il sentait que cet amour les fondait tous deux en un être unique.

Ah ! s’il avait pu en rester à ce sentiment éprouvé dans cette nuit ! « Oui, tout ce qui s’est passé de terrible entre nous, n’est venu qu’après cette nuit de Pâques ! » songeait-il, assis devant une fenêtre dans la salle des jurés.