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Rêveries sur la nature primitive de l’homme (éd. 1802)/16

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SEIZIÈME RÊVERIE.



Cette inquiétude de l’homme qui le porte à vouloir tout connoître, est sans doute un des maux les plus funestes de son espèce ; mais je ne saurois le croire irrémédiable. Je ne pense point que ses misères soient nécessaires, que ses vices soient dans sa nature, que ses malheurs soient des conséquences directes de l’ordre des choses. Nulle opinion ne me paroît plus hasardée, nul système plus dur à la fois et plus funeste. Chaque considération sut l’homme me ramène à cette erreur sinistre ; je trouve toujours à combattre son principe erroné ou ses conséquences dangereuses ; et je suis encore à concevoir comment on peut dire, en voyant l’homme si égaré et si misérable, la nature l’a fait ainsi ; et comment, en méditant sur tant de maux, l’on peut conclure froidement que toute recherche pour améliorer son sort n’est qu’un rêve inutile. Conclusion désespérante d’une législation stérile et orgueilleuse ! parce que vous n’avez su nous rendre bons, vous affirmez que nous ne pouvons l’être ; vous nous calomniez pour vous justifier ; vous attribuez à la nature les vices de vos institutions ; en irritant nos passions, vous niez qu’elles puissent être réprimées ; quand vous avez altéré la nature, vous dites, voilà ses lois ; en nous façonnant pour vos vues secrètes, vous nous accusez de ne pouvoir être formés au bien général ; vous nous montrez les peuples dociles et malheureux, et vous nous dites, ils sont faits pour dépendre et souffrir ; vous nous montrez vos sujets, et vous dites !, voilà les hommes.

Sont-ils donc par-tout semblables ? ou s’ils peuvent recevoir tant de formes diverses, n’y a-t-il que les bonnes qui leur soient refusées ? À la vérité, dites vous, tous les peuples diffèrent ; mais cette différence n’est autre qu’une variation dans le mal même ; et ce que l’on voudroit réformer est tellement naturel à l’espèce humaine, que par-tout l’on trouve à peu près les mêmes choses quoique sous d’autres formes. Mais cette mutabilité de l’homme prouve du moins qu’aucune de ces formes accidentelles n’est une partie constitutive de son être. De plus vous trouverez existant, quoiqu’isolé, tout ce qu’il faudroit réunir ; vous ne trouverez aucun mal qui soit absolument général, aucun bien dont l’exemple ne soit chez quelque peuple, et peut-être aucun siècle et aucune contrée qui ne donnent partiellement la preuve consolante de la possibilité d’une institution fondée sur la nature ; quoiqu’en effet aucun peut-être n’aient produit, dans son ensemble, ce chef-d’œuvre d’une sagesse que notre science méprise, et d’une perfection que nos vertus éloignent. Cette simplicité primitive des tems antiques n’est, à nos yeux éblouis, qu’ignorance et grossièreté ; la droiture sans ostentation, la bonté qui ignore les vertus factices et les apparences hypocrites, ne sont qu’un penchant stérile d’une nature inculte. Rien n’est plus difficile à l’homme, et ne lui répugne davantage que de rétrograder ; et cela seul explique comment ce système de perfectibilité a gagné tous les politiques et asservi toute la terre. Mais s’il est à toute chose deux extrêmes, l’un d’imperfection, et l’autre d’épuisement ; si tout s’altère par trop d’effort, ou trop de durée ; si tout bien n’est jamais qu’un terme moyen entre la négation et l’abus, cette perfectibilité sera suivie de dégénération ; son effort, après nous avoir élevé, doit nous dégrader, et le mal est au-delà comme avant la limite. Si nous pouvons abuser de ce penchant, le plus bel attribut, dit-on, de l’espèce humaine, mais qui par sa nature en est aussi lée plus dangereux ; si cet excès de nos désirs et cette erreur de notre raison sont évidemment possibles, ne conviendroit-il pas, dans l’impétuosité d’une course dont le terme touche aux abîmes, d’observer surtout la limite qu’il est bon d’atteindre et dangereux de franchir ? si nous ne la voyons plus au-delà du point où nous sommes parvenus, si notre marche devient incertaine, chancelante, pleine d’obstacles, de faux pas, et plus que jamais pénible, suspendons cette erreur aveugle, ouvrons les yeux malgré la répugnance d’un effroi qui plutôt devrait éveiller une attention nécessaire. Regardons en arrière ; si le but est passé, s’il est déjà loin de nous, nous obstinerons-nous à avancer encore vers ce terme trompeur que notre imagination nous promet toujours en nous éloignant toujours au risque de nous précipiter ? Notre fatigue même ne doit-elle pas plutôt nous faire rétrograder vers le repos certain, vers ce but invariable, seul asile assuré et permanent ; et notre répugnance pour ce retour pénible, mais nécessaire, doit-elle être invincible ?

Je suppose qu’il ne reste plus qu’à examiner impartialement si l’on n’a pas été trop loin ; et je ne pense point que celui qui n’est pas ébloui par de séduisans dehors puisse douter un moment. Je ne calcule pas la somme des biens et celle des maux ; cette estimation seroit difficilement exacte, et quelqu’en soit la disproportion, je ne serois pas surpris que l’on parvînt à un résultat douteux. Mais cette estimation, fût-elle bien faite ; y eût-il, ce que je ne crois nullement, dans le sort de l’homme actuel autant de plaisirs que de misères, des joies aussi grandes que le sont ses douleurs, cela ne prouveroit point encore. On demande aussi, compensation faite des diverses situations d’une même vie, s’il est plus d’hommes pour qui elle soit bonne que d’hommes qui aient droit de l’abhorrer : je crois encore que la réponse me seroit incontestablement favorable ; mais ne le fût-elle point, cela ne prouveroit pas non plus ; car le mal réel peut être allégé par l’espérance dont les promesses séduisent le vieillard même malgré sa dure expérience, et l’espérance ne doit point être comptée ici. Pour déduire de cette estimation l’effet véritable de notre perfectibilité exagérée, il faudroit connoître impartialement l’état de l’homme encore entre les mains de la nature, état fort peu connu de ceux qui font ces sortes de recherches ; car s’il le connoissoient, sûrement ils ne les feroient pas, et la question seroit résolue. Voici donc comment je pense qu’elle devroit être posée.

Nos jouissances factices donnent-elles plus qu’elles n’ont coûté ? la balance est-elle égale entre le travail, les privations, les maux qu’elles ont causé, et les plaisirs qu’elles ont créé ? Je ne demande pas même que l’on compare les salons des riches, aux grabats des pauvres ; ou la volupté d’un déjeûner apporté des Indes, avec l’incalculable multiplicité de travaux, de dangers et de Crimes qu’il a coûté, en suivant le nègre dans l’esclavage des habitations, et le négociant à travers les orages dé l’Océan ; je demande que ceux mêmes qui n’ont dans ce partage inégal que celui des jouissances me disent, si en général et durant le cours de leurs vies, leurs plaisirs mêmes ne leur ont pas plus coûté qu’ils n’ont valu. Si quelque voluptueux, d’un sang ardent et d’une conduite modérée, dont la vie ne fut qu’espoir et désir, me répond par la négative, je lui opposerai mille heureux qui auront appris dans le cours insipide d’une vie toujours fortunée que la couronne paye bien rarement l’effort ; et que si les plaisirs[1] étoient vus dans l’avenir comme ils sont sentis dans le présent, ils seroient aussitôt dédaignés ; mille heureux qui n’auront trouvés dans leur bonheur même, que dégoût et satiété, et qui, bien avant le terme de leur triste carrière, détrompés d’espoir, auront vu sécher le désir dans leur cœur flétri, et n’auront continué non d’aimer, mais de vouloir les plaisirs, que parce qu’il faut bien enfin que le tems soit occupé par quelque chose, et qu’ils trouvoient dans leurs jouissances désormais vaines pour eux, cet avantage du moins qu’elles en imposoient à l’envie, et les faisoient croire heureux d’un bonheur qui n’étoit plus en eux.

Si l’on ne se laisse point prévenir par les premiers dehors, l’on convient assez généralement que ces hommes que les plaisirs environnent, ne sont pas au fond plus heureux que le manœuvre qui les envie et le paysan qu’ils dédaignent. Que sert-il donc que tant d’hommes soient sacrifiés à ces plaisirs imaginaires ? Les maux du plus grand nombre augmentent dans une progression terrible ; et la classe favorisée, loin d’en être plus heureuse, a perdu jusqu’à la faculté du bonheur. Comment justifier un ordre de choses qui ne sert à nul et nuit à presque tous ? Si parmi nous le meilleur sort, à tout prendre, est pour les moins malheureux d’entre les hommes du peuple, il est prouvé que nous n’avons travaillé que pour nos misères ; car apparemment l’on ne me contestera pas que cette classe, qui dans nos villes devrpit plutôt plaindre qu’envier les autres, ne soit plus heureuse encore chez les peuples simples, au moins par cela qu’elle n’y connoît point l’envie et tous les maux d’opinion ; et qu’elle n’y soit bien plu ? nombreuse, puisqu’au lieu d’y être une partie plus ou moins limitée de la nation, elle y est la nation toute entière. Pourroit-on comparer le peuple de nos capitales dans sa vie affligée de privations, de craintes, de jalousies, d’avilissement et de plaisirs incomplets, ou grossiers, aux montagnards nomades ; à la paix, à la quiétude, à la joie franche, à la frugale abondance des véritables pasteurs, quelque loin de la perfection sociale que les retiennent et la superstition et plusieurs autres causes humaines.

Notre imagination fatiguée des vices et des misères qui composent l’histoire lamentable ou rebutante de tous les peuples policés, aime trop à se reposer sur les mœurs primitives des peuples nomades pour que ce sentiment, étranger à nos habitudes, ne soit pas dans la nature. Ceux de nous dont le goût plus altéré par les préjugés, méprise ces nations simples, et laissant les effets sublimes pour les formes riantes, méconnoît la majesté des monts, mais sait du moins se jouer avec la fleur des prairies ; ceux-là, dis-je, ne sont-ils pas émus d’attendrissement et de regrets aux peintures consolantes de nos pastorales ? Leurs préventions en font des chimères impossibles ; mais leur cœur aime ces prétendues chimères, et ils voudraient être pasteurs si, disent-ils, il en pouvoit exister. Hommage que la force du vrai arrache à leur erreur même, et qu’il n’obtiendroit pas sans elle, tant leurs autres préjugés ont d’empire ; car s’il existoit près d’eux un peuple d’Arcadie, ils rougiroient d’aimer ses mœurs et d’envier son sort. Mais ici l’illusion est dans l’expérience, et la réalité dans les écarts de l’imagination[2]. Ces mœurs ne seroient pas si aimables si elles ne convenoient pas à notre nature ; ces idées d’union, d’innocence, de plaisirs durables, de travail paisible et de vertus douces, ne seroient pas si touchantes à nos cœurs si elle ? pouvoient être absurdes aux yeux de la raison.



  1. Il ne s’agit ici que de ceux que la nature ne donne pas seul à l’homme social.
  2. L’on pense bien qu’il ne s’agit ici ni des bergers de Fontenelle, ni même du Daphnis de Gessner ; mais les pastorales de nos poètes plaisent beaucoup, parce qu’elles sont une imitation libre et fleurie d’une vérité non moins heureuse.