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Rêveries sur la nature primitive de l’homme (éd. 1802)/17

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DIX-SEPTIÈME RÊVERIE.



S’il m’étoit donné de déterminer mon sort, de choisir entre les possibles de la vie pour me composer une félicité réelle avec moins d’effort que les hommes n’en mettent à imaginer de nouvelles misères ; non, je ne vous envierois pas, tristes grandeurs, richesses inutiles, vanités des plaisirs. De trop vastes possessions absorberoient mes heures dans l’importunité de leurs soins comment seroient-elles des biens, je dépendrois d’elles ? Voudrois-je tenir en mes mains la chaîne fastueuse du pouvoir ; c’est sur moi que peseroit son plus grand effort. Livrerois-je mes jours au délire trompeur de la volupté ; elle efface la jouissance actuelle par l’illusion d’une attente plus grande ; dans l’inquiétude d’un désir plus ardent, elle fait mépriser un désir satisfait ; et détruit tout ce qu’elle laisse essayer, en promettant ce qu’elle ne peut produire. Voudrois-je ainsi consumer en un jour l’aliment de ma vie, et perdre mon être dans l’irrémédiable satiété ? non, je ne vous chercherois pas, séductions funestes, vanités périssables. Cependant je voudrois jouir, mais du plaisir qui ne se flétrit pas, de celui qui soutient la vie et qui dure comme elle. Je voudrois du pouvoir, celui d’arracher quelques hommes à l’oppression morale, et de les maintenir heureux sous leurs propres lois. Si mon nom devoit survivre à mes tranquilles années, je voudrois qu’il fût chéri des infortunés, et qu’il fût cité chez les amis des hommes ; je voudrois que ma mémoire rappelât des souvenirs heureux, qu’elle attachât mes enfans aux vertus douces, et servit à la prudence des vieillards pour former des hommes bons dans la génération naissante.

Mais que servent tous ces songes d’un bonheur qui ne nous est pas donné ? choisirons-nous des devoirs selon notre cœur, comme s’il nous étoit jamais permis de suivre son vœu ? Cependant cette supposition n’est pas chimérique ; il fut même un tems où elle parut probable, et l’avenir peut en amener la réalité, ou du moins en reproduire l’espérance. Asile long-tems désiré, île heureuse, que le bon J.-J. a tant regretté[1], c’est dans ton sein que je voudrois vivre ; c’est au milieu des eaux qui t’embellissent, que je voudrois circonscrire et tous mes désirs et toute mon existence. C’est-là qu’avec des hommes faits pour une vie moins factice, je voudrois que le reste du globe me devint étranger comme tous ces mondes que nous oublions dans l’espace des cieux.

Isle heureuse, que te manque-t-il pour le bonheur de tes habitans ? Tes prairies sont riantes et tes vergers féconds. La fraîcheur des bois ombrage ton sommet ; les plus belles eaux t’environnent, tu renfermes tout ce qui est convenable à l’homme, et le sublime se déploie à ta vue. Quoi de plus majestueux que la chaîne d’Alpes qui borne ton horizon ? quoi de plus pittoresque que les monts du Jura qui t’abritent au Nord[2], et les rocs d’Erlach qui sont à ton Midi ? Est-il sous le ciel d’Europe un asile plus intéressant que cette belle contrée, ou un site plus paisible que celui dont tes eaux protégent la solitude ? Elles sont dignes de te servir d’enceinte, elles ne baignent que des terres libres ; et leur pureté, douce image, d’un cœur simple et droit reposant au milieu d’elles, t’environne de cette quiétude et de ce calme animé, qui n’ont rien de l’âpreté des déserts[3], ni du triste silence des terres façonnées par l’homme, et devenues arides et abandonnées.

La situation romantique du château de Chillon sur le lac de Genève, pourroit être comparée à celle de l’île St.-Pierre. Une eau plus vaste et non moins belle, les Hautes-Alpes plus rapprochées, l’aspect sauvage des rocs de Meillerie et de St.-Gingouph en font un lieu plus imposant encore, mais non pas plus touchant. Chillon est trop voisin du rivage et de la grande route d’Italie ; on est trop près des hommes. Ce château isolé sur un roc étroit, ne peut suffire à ses habitans et perpétuer leur indépendance ; c’est une retraite séduisante et non pas un asile pour le bonheur.

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Les dénominations des choses ne sont point de vains sons indifférens à leurs effets. Les mots, en exprimant des pensées, en rappelant des souvenirs, intéressent nos cœurs et influent sur leurs affections ; ils entraînent nos volontés comme notre pensée ; il en est que l’on ne sauroit entendre sans une émotion profonde ; d’autres, plus étonnans, semblent affoiblir les objets et nous les rendre indifférens. Les uns ridiculisent les choses qui nous passionnoient, arrêtent nos vices, ou détériorent nos mœurs ; les autres élèvent nos conceptions, développent l’ensemble des rapports jusqu’alors méconnus, embrasent notre imagination, et quelquefois déterminent notre vie.

Le langage des hommes simples est tout image et sentiment, le nôtre plus savant devient froid et muet. Le style figuré, dont l’imagination orientale abuse peut-être, est plus naturel à l’homme qu’une langue métaphysique. Ces termes abstraits, cette subtilité européenne, produisent une sorte de sécheresse et d’indifférence, dont nos mœurs se ressentent beaucoup. On ne la doit pas au climat seul, car on trouve entre les chants des Calédoniens et ceux des derniers poètes de Rome, à peu près la différence que l’on imagine entre la musique grossière et puissante des Musée, des Therpandre, des Orphée, et les compositions savantes de nos modernes.

Ainsi je ne laisserai point à mon île les noms qu’elle porte. L’un exprime une chose trop générique, et l’autre n’exprime rien ; mais je l’appellerai d’un nom qui désigne le genre de bonheur qu’on y doit goûter et le caractère de ses futurs habitans différant par tant de choses du commun des hommes. Je croirai avoir beaucoup fait si ce mot seul peut peindre nos institutions, et si, en la nommant, nous sentons quels nous y devons être.

Je conserverai dans ma langue le sens des noms tudesques donnés aux monts du Grinderwald et de l’Hasli, que l’on apperçoit des rives de Bienne. Je dirai, le Pic de terreur, l’inaccessible, le Sommet des tempêtes[4], afin d’embellir ma demeure facile par l’opposition de ces Alpes colossales, éternel empire des désastreux hivers. Dès que je sentirai fraîchir le vent du Sud-Est, je croirai respirer dans leurs glacières immuables, et au moindre bruit lointain, à la chûte des rocs suspendus sur la côte voisine, je croirai entendre le vaste écroulement de leurs terribles avalanches.

Il n’est point de site plus fait pour la paix du cœur et le charme de l’imagination, qu’une terre circonscrite qui jouit d’un aspect vaste et imposant au sein des ondes solitaires. Tel est cet asile peut-être unique dans la populeuse Europe. Son horizon, limité vers les frimats polaires, s’étend sans bornes sous les feux du Midi, et se prolonge vers l’Orient sur les terres, de la Sarinne et de l’Aar. Ces contrées montueuses toutes couvertes de pâturages, de vergers abondans, et d’habitations éparses à la manière patriarchale, coupées de belles eaux et ombragées de forêts pyramidales, s’élèvent fécondes et libres jusqu’à l’amphithéâtre des monts secondaires couronnés par la majesté des Alpes. Leurs formes sont sévères et sublimes ; cette chaîne peut-être est seule[5] sur le globe. Lumineuse de tous les reflets de l’aurore et du couchant sur ses neiges unies et encroûtées, ou bien, aux ardeurs du Sud, vaporeuse et comme fumante et embrasée sous le voile éthéré, elle prolonge sa splendeur des aiguilles de l’Allée-Blanche et des dômes du Blumlis-Alp jusqu’aux sommets de Sargans et d’Appenzell. L’œil étonné de son immensité, croit la voir toute entière dans chacune de ses branches partagées et commandées par le colosse du Mont-Blanc et les escarpemens du Pic des Orages. Cent vallées, soumises aux mœurs opposées de cent peuples antiques, se dessinent dans leur profondeur. Là fleurissent dans d’inviolables asiles et les séductions du printemps et les douceurs automnales au sein des frimats séculaires. Là tout est grand, caractérisé, perdurable. Là, l’on voit planer l’aigle terrible et indomptable ; là l’on voit paître le chamois indomptable et paisible. Là subsistent les mœurs antiques des montagnards nomades. Là retentissent les accens du Ranz des vaches[6], et s’élèvent les chalets hospitaliers. Là fut jurée et aussitôt conquise la liberté publique. Là se trouvent la santé inaltérable et l’égalité réelle. Là, entre Vienne, Paris et Rome, la nature est encore entendue, l’homme est encore simple. Pasteurs d’Hasly et d’Underwalden, que vos fils soient long-tems semblables à vous, comme vous l’êtes à vos ancêtres dans la permanance de votre patrie autochtonne. Hommes d’Uri et d’Under-walden, vous êtes seuls restés à la nature, comme un monument vénérable des mœurs effacées, des formes primitives, et de plusieurs vérités méconnues.

Dans l’irrésistible torrent des heures qui dévore sans retour notre être instantané, cherchons du moins à pacifier ces destins versatiles, et prolongeons nos sensations par le doux contentement du jour qui s’écoule, et cette sécurité inaltérable qui semble perpétuer le présent et reculer l’avenir. Quelle étrange folie à des cœurs mortels que cette avidité qui consume nos jours plus rapidement que le tems lui-même ; et ces désirs immodérés, ces alarmes, ces agitations qui perdent une durée déjà si ébranlée par nos orageux destins. Heureux le sage enfant de la nature qui use de sa vie et ne la précipite point en vain. Il coule ses jours faciles sous son toit simple mais commode. Libre de toute affaire, libre de l’inquiète cupidité, il nourrit son troupeau dans le pâturage qu’il reçut de ses pères ; une source libre, des fruits, des racines, les châtaignes de son verger, le lait de ses chèvres, suffisent à tous ses besoins[7] ; et il prépare ses enfans à la paix de son cœur, à la douceur de ses habitudes, à ses constantes voluptés.

Ainsi vivent les pasteurs des Alpes suisses dans les vallées fortunées de Schwitz, de Glaris ou d’Underwalden, où l’on ne voit pas un riche, où l’on ne trouve pas un pauvre ; où la simple abondance embellit le plus ignoré des chalets ; donc toutes les terres sont sauvages, et toutes sont aimées ; où chacun possède quelque chose des forêts et des eaux, des troupeaux et des pâturages ; où tout homme chérit sa patrie, parce que sa patrie toute entière est semblable à lui ; et dont le Landamme[8] maintient l’état en veillant sur ses troupeaux, en fauchant ses foins, en faisant ses fromages.

L’île de Rousseau convient au facile abandon, à la vie douce et reposée, que choisiroient des hommes réunis pour s’éloigner des autres hommes, pour échapper à la fatigue sociale, et maintenir le rêve d’un homme de bien à l’abri des vérités de la foule. Son indicible quiétude est délicieuse à l’automne de la vie, et encore à ces jeunes cœurs tristement mûris par des affections prématurées, et dans qui le désenchantement a devancé le soir des années ; mais elle n’est point également propre à une ame forte et simple qui, lasse de la vanité de sa vie et seule parmi les hommes moulés dans la forme publique, voudroit vivre quelques heures du moins avant le néant. Les hautes vallées des Alpes seroient sa véritable patrie ; il lui faut cette mâle aspérité, ces formes sévères, la nature grande et l’homme simple, la permanence des habitudes nomades, et des monts immuables ; il lui faut des hommes, tels qu’ils étoient avant les tems nouveaux, puissans par leurs organes et forts dans leurs sensations, enfans dans les arts, et bornés dans leurs besoins. Il lui faut des formes alpiennes ; le repos sauvage, et des sons romantiques[9] ; le mugissement des torrens fougueux, dans la sécurité des vallées ; la paix des monts en leur silence inexprimable, et le fracas des glaciers qui se fendent, des rocs qui s’écroulent, et de la vaste ruine des hivers.

Hommes forts, hâtez-vous ; le sort vous a servi en vous faisant vivre, tandis qu’il en est tems encore dans plusieurs contrées. Hâtez-vous, les tems se préparent rapidement où cette nature robuste n’existera plus, où tout sol sera façonné, où tout homme sera énervé par l’industrie humaine ; où le Patagon connoîtra les arts des Italiens, et le Tartare aura les mœurs des Chinois ; où les rives de l’Irtis porteront les palais du Tibre et de la Seine, et les pâturages du Mechassipi deviendront arides comme les sables de Barca.

Le feu par-tout produit et multiplié par l’homme, en séchant les corps humides, en subdivisant et atténuant tous les composés, en consumant les germes invisibles, doit enfin altérer l’organisation végétale, affoiblir les espèces animées, pécher et stériliser la terre. Peut-être, à la vérité, d’autres causes naturelles lui préparent-elles plus puissamment encore l’époque où son harmonie interrompue doit laisser éteindre ses facultés productives, où toute végétation, toute fermentation, toute animalité doit cesser ; où, désséchée peut-être, peut-être refroidie ou minéralisée, elle doit rester un globe immuable et mort, jusqu’à ce que des siècles sans nombre achevant sa vieillesse, et ossifiant tous les liens dont là souplesse ou l’irritabilité maintenoient ses parties, déterminent sa dissolution, et dissipent sa poussière dans le vaste éther pour la formation des globes nouveaux.

Mais, sans s’arrêter à ces suppositions d’une étendue incommensurable à l’être éphémère que la moisissure du globe a produit pour ramper entre les tubercules de sa surface, voyons du moins ce que notre activité prépare pour des tems accessibles à nos conceptions. Voyons froidement ; dépouillons un moment le prestige de nos rêves, cette illusion de nos esprits en fermentation, et tout cet industrieux délire, enthousiasme burlesque, dont des enfans s’enivrent si plaisamment, et que d’autres enfans appellent avec respect le génie des grandes choses.

Oui, notre siècle a fait un pas sensible vers la perfection qu’il cherche. Laissons la liste de ses avantages, il n’est rien qu’il ignore moins. J’avoue même qu’ils doivent s’étendre dans un progrès rapide. Les anciens sentoient, nous avons vu que cela n’étoit pas dans l’ordre, et nous raisonnons. Les sensations avoient des bornes nécessaires ; mais, pour nous, notre marche est illimitée ; qui l’arrêteroit ? qui interdit à l’homme détendre dans des régions nouvelles son vaste trafic, gloire et félicité des nations, et de changer dans les airs son or et ses rubans pour des porcelaines et de l’opium ? qui lui interdit les moyens de foudroyer une armée entière par une détonation dont un enfant lâcheroit l’industrieux ressort ? Ô hommes ! ces merveilles, et de plus grandes encore ne vous sont point impossibles ; mais consultez vos facultés passives, interrogez cette nature toujours la même ; elle vous répondra dans tous les tems. Elle répondra, à tous les peuples : mortels inquiets et instantanés vous pourrez multiplier dans une extension indéfinie les produits de vos facultés actives, car alors vous êtes seulement l’occasion, les forces du globe sont vos moyens ; mais vous n’ajouterez rien à vos forces passives, là les moyens sont en vous, ils ne croîtront pas. Mortels trompés, vous n’étendrez jamais que vos désirs et vos misères. Vous pourrez épuiser la terre qui vous porte, mais le foyer dévastateur sera dans vos cœurs, il vous consumera les premiers.

Sans doute il est pour l’espèce comme pour l’individu une vieillesse inévitable ; mais pourquoi l’avancer par une impulsion factice au lieu de la retarder par un régime de modération et de sobriété. La véritable enfance est une vie incomplète, qui s’essaye, et est encore informe ; elle jouit de l’accroissement de ses forces dans l’espoir de leur maturité ; mais l’enfance de la décrépitude est un état misérable, une vie épuisée, stérilisée pour l’espoir même, une vie annullée, toujours vaine et souvent ridicule. On vous dit que tout sera perfectionné, et moi je vous dis que tout sera suranné, et que tout sera avili. On vous dit que l’espèce ne vieillit point, on vous dit encore qu’il n’en est pas des corps politiques comme des individus ; on vous abuse : tout est analogie dans la nature ; mais l’on ne veut voir qu’un jour de l’histoire des générations ; l’on apprend trop, l’on ne perçoit plus rien ; une philosophie d’esprit sans profondeur est le premier des fléaux de ce siècle[10]. Nous précipitons[11] notre existence en perdant l’univers social. On admire[12] ; mais le penseur plus sévère voit avec effroi le moment inévitable où tout sera artifice et calcul, où l’on sera blasé sur tout, indifférent à tout, et dévoré d’une agitation qui n’aura plus même d’illusions pour objet.

Et si ces foibles traits échappent à la ruine des tems, les générations éloignées, instruites par les faits dont nous hâtons pour elles la leçon désastreuse, apprendront qu’il est des vérités profondes que l’on a pu pressentir même au sein de toute la séduction sociale qui les dissimuloit.

Peuples libres de l’Helvétie, montagnards encore simples ; vous surtout heureux pasteurs, familles nomades des antiques vallées ! c’est à vous que je m’adresse, c’est de vous que je voudrois être entendu ; de vous à qui la félicité naturelle est encore accessible ; de vous que nos arts vont séduire, mais qui pourriez-vous arrêter si vous jugiez, loin des illusions, notre expérience sinistre et méconnue.



  1. Isle de la Motte ou de St.-Pierre, dans le lac de Bienne. Sur le séjour de J.-J. dans cette île et sur ses regrets, voyez la cinquième prom. des Rêveries du promeneur solitaire.
  2. Le Jura ne garantit pas l’île des vents septentrionaux ; mais elle en reçoit un avantage : sans eux les marais de la Thièle, placés au S. O., pourraient nuire à la pureté de son atmosphère. Le vent de N. E., règne fréquemment dans toute cette grande vallée de la Suisse, qui s’étend à peu près du N. E. au S. O., entre les Alpes et le Jura. Mais indépendamment des vents, l’exposition vers le pôle a des effets sensibles, dont je ne crois pas que la cause ait encore été recherchée : ce sont eux dont l’île est exempte. On est affecté différemment dans un site qui s’abaisse vers le Nord que dans celui qui est incliné vers la ligne. On éprouve aussi une différence, moins grande à la vérité, entre l’exposition au couchant et celle au levant.
  3. Apreté sublime, et quelquefois délicieuse, surtout dans le malheur ; mais moins convenable à des habitudes douces, et à la continuité d’une vie telle qu’on la suppose ici.
  4. Shreck-horn, Jungfrau-horn, Wetter-horn.
  5. On sait que ses vallées profondément creusées, donnent à ses aiguilles et à ses glacières une élévation apparente, et une aspérité de formes supérieures à celles même des Andes.
  6. Expression sublime et simple, plaisamment jugée par nombre d’habitans des plaines à qui sa langue est si étrangère. Cet air alpien est d’une antiquité immémoriale. C’est une sorte de tableau auditif des lieux, du caractère, des sensations, des goûts et des habitudes nomades dans les hautes vallées.

    J.-J. lui-même ne l’a pas entendu ; mais outre qu’il n’a pas connu les Hautes-Alpes, il n’a été J.-J. que dans un âge déjà avancé, peu accessible à un nouvel ordre de sensations, et il avoit passé vingt années dans l’étude de la musique actuelle. On trouve le Ranz des vaches noté dans son Dictionnaire de Musique ; heureusement là du moins il n’est que copié.

  7. Trois sortes d’hommes usent des choses naturelles ; et les hommes simples qui sont assez heureux pour n’imaginer que celles-là ; et les hommes disgraciés du sort qui sont assez pauvres pour n’en pouvoir atteindre d’autres ; et les hommes assez sages pour leur sacrifier tout ce que l’art peut produire.
  8. Chef du canton. L’on voit que ceci appartient à l’époque où une partie de la Suisse étoit libre ; maintenant la liberté est égale dans tous les cantons ; les Alpes et la plaine ont une même constitution.
  9. Je sais que beaucoup de gens traitent de manie sauvage le goût des montagnes, préférant les plaines parce que les voitures y roulent mieux, que l’on y voit plus de meules de blé, et que les rivières en sont plus marchandes ; je sais qu’un plus grand nombre encore voyent indifféremment toute terre, pourvu qu’elle présente des commodités et des ressources, et que les hommes y soient serviables ; et assimilant les champs de la Suède à ceux de l’Andalousie, et les bords du Gange aux rives du Labrador, vont indifféremment où leurs projets de fortune les appellent ; et quand ils se veulent fixer dans une contrée nouvelle, s’informent seulement comment on y couche et surtout comment l’on y mange. Voudrois-je leur faire changer de goûts ou leur persuader une opinion différente, nullement ; je pense au contraire que l’homme n’est heureux, qu’il n’est bien ordonné, que lorsqu’il n’y a pas de discordance entre son naturel en général et ses affections accidentelles, entre ses penchans et le but qu’il leur propose.

    Je reviens au pouvoir des sons sur l’homme. Des principaux modes apparens de sa faculté de sentir, je regarde l’ouïe comme celui qui le modifie le plus puissamment ; c’est celui qui excite dans ses organes les vibrations les plus marquées, celui par lequel surtout il se trouve à l’unisson ou discordant avec les êtres extérieurs, celui par conséquent qui influe le plus directement sur son bien-être et celui, comme on l’a toujours éprouvé, dont la privation le rend le plus malheureux en le séparant de l’univers. C’est par lui principalement que la solitude devient intolérable aux habitans des grandes villes qui, même dans une vie oisive et sédentaire, avoient contractés par l’ouïe l’habitude d’une continuelle agitation ; c’est par lui que les habitans des plaines vaporeuses, qui retentissent dans leur silence apparent d’une fermentation perpétuelle, éprouvent un vide d’abord indéfinissable dans l’atmosphère pure et vraiment silencieuse des hautes montagnes. C’est encore son pouvoir qui, dans des tems presqu’oubliés, changea les passions et les mœurs des hordes sauvages, persuadées et entraînées invinciblement par l’éloquence des sons, non pas par cet art savant d’arranger leur succession d’une manière convenue, et dont l’esprit seul perçoive l’industrie ; mais par cette musique primitive qui n’imprime à nos organes que les ébranlemens dont ils sont naturellement susceptibles ; qui place dans une situation continue un effet simple et sublime, comme les accidens de la nature ; qui dit à tous les hommes ce que chaque homme a pu éprouver ; et dans son discours éloquent, introduit çà et là de ces accens caractérisés et indicibles, qui entraînent les âmes fortes et n’arrêtent point les autres parce qu’elles n’ont pas entendu.

  10. Siècle privilégié et à jamais mémorable ; siècle rapidement avancé dont les constitutions s’écrivent en vaudevilles, dont les enfans savent persiffler la morale, dont les philosophes versifient dans les maisons de bals, dont les chevaux dansent la Gavotte.
  11. Les stimulans de la Torride peuvent avoir contribué à nous vieillir. Leurs feux agissent moins dans l’Inde, parce qu’on y est moins actif ; mais l’inquiétude européenne, excitée par leur fermentation, produit ces hommes remuans et agités dont le reste du globe voit la folie avec un étonnement toujours nouveau.
  12. Voudrois-je donc que l’on rétrogradât vers ces ténèbres de superstition et de servitude, dont la terre est encore si généralement obscurcie ! Non : mais je soutiens que ces tems ne sont venus que de l’opposition entre les lumières factices de quelques-uns et l’ignorance publique. Ils ont suivi, bien plus que précédé, des tems de recherche et de mollesse. En Amérique même, c’est dans le puissant empire de Montezume que l’on trouva le cimetière des sacrifices. Tous nos maux viennent de nos passions extensibles, aucuns des limites naturelles de nos perceptions.