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Ravensnest/Chapitre 7

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Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 75-87).

CHAPITRE VII.


Si vous voulez me donner un peu de ce que vous n’avez pas beaucoup c’est-à-dire de patience, je vais vous dire ce que répondit le ventre.
Menenius Agrippa.


Nous nous séparâmes aux sources de Saragota, M. Warren et ses amis trouvant une voiture pour les conduire avec leurs chevaux. Quant à mon oncle et moi, il fut convenu que nous nous transporterions du mieux que nous pourrions, de manière à nous trouver à Ravensnest un ou deux jours après. Suivant la théorie de notre nouvelle condition, nous devions voyager à pied, mais nous nous réservions in petto de trouver quelque véhicule pour soulager nos fatigues.

— Eh bien, dit mon oncle, du moment où nous fûmes hors de portée de nos nouvelles connaissances, je dois dire une chose par rapport à ce M. Seneky, comme il s’appelle, ou Sen, comme l’appelle son élégante sœur, c’est que c’est le plus infâme drôle qui soit dans l’État.

— Ce n’est pas faire son portrait en beau, répondis-je en riant. Mais pourquoi êtes-vous si décidément sévère pour lui en ce moment plus qu’en un autre ?

— Parce que ce moment est le premier où j’ai eu l’occasion de dire quelque chose depuis que j’ai connu le scélérat. Tu dois avoir remarqué que ce personnage n’a fait que discourir depuis notre départ de Troie jusqu’ici.

— Certainement, j’ai pu voir que sa langue était constamment en mouvement ; que disait-il, c’est ce que j’ignore.

— Il a dit assez pour mettre à nu son caractère. Le sujet de ses discours était l’anti-rentisme, dont il voulait m’expliquer la nature comme à un étranger. Mais je m’arrangeai de manière à le conduire pas à pas, jusqu’à ce que je pusse connaître tous ses plans et toutes ses espérances à ce sujet. Comment donc, Hughes, l’infâme n’a pas craint de me proposer de nous embrigader, toi et moi, et de faire partie de ses Peaux-Rouges déguisés.

— Nous embrigader ! Est-ce qu’ils s’obstinent à maintenir cette organisation en dépit de la loi ?

— La loi dans un pays comme celui-ci, quel souci ont de la loi deux ou trois mille votants ? Qui peut invoquer la loi contre eux ? Quand même ils iraient jusqu’au meurtre, comme cela peut arriver dans ces jours d’excitation, ils savent très-bien que personne ne serait pendu. L’honnêteté est trop passive dans des matières qui ne touchent pas immédiatement à ses intérêts directs. Il est de l’intérêt de tout homme honnête de s’opposer à ce mouvement anti-rentiste, et de le faire rentrer dans la poussière dont il est sorti mais pas un sur cent, même parmi ceux qui le condamnent ouvertement, ne ferait un pas hors de sa route pour en arrêter les progrès. Tout dépend de ceux qui ont le pouvoir ; et ils exerceront ce pouvoir de manière à se concilier le fripon audacieux plutôt qu’à protéger l’honnête homme. Tu dois te rappeler que les lois sont exécutées ici d’après le principe que ce qui est l’affaire de tout le monde n’est l’affaire de personne.

— Vous ne pensez sûrement pas que les autorités fermeront les yeux à une violation ouverte des lois ?

— Cela dépendra du caractère des individus ; la plupart le voudront, quelques-uns ne le voudront pas. Toi et moi nous serions punis bientôt, s’il y avait une chance, mais la masse échappera.

— Oh ! nous avons eu de précieuses confidences dans notre coin de la voiture. Les deux ou trois hommes qui ont rejoint Newcome viennent des districts anti-rentistes, et, me voyant avec leur ami, ils ont montré peu de réserve. Un de ces hommes est un prédicateur anti-rentiste ; et, étant tant soit peu didactique, il me déroula méthodiquement quelques-uns de ses arguments.

— Comment ! ont-ils des missionnaires ? J’aurais cru que les journaux seraient un moyen suffisant pour faire circuler leurs idées.

— Oh ! les journaux, comme des cochons nageant avec trop de vivacité, se sont coupé la gorge ; et il semble fashionable, aujourd’hui, de ne pas les croire. La prédication est à présent le grand levier moral de la nation.

— Mais un homme peut mentir en prêchant, aussi bien que dans un journal.

— Sans contredit ; et si beaucoup de prédicateurs sont de l’école de ce M. Holmes, il doit y en avoir beaucoup qui prennent de grandes libertés avec la vérité.

— Vous l’avez donc surpris dans quelques-unes de ces libertés ?

— Dans cent : rien n’était plus facile pour un homme dans ma position, moi qui connais toute l’histoire des titres de propriété dans notre État. Un de ses arguments dévoile si clairement le côté faible de notre système politique, que je dois te le faire connaître. Il parlait de la gravité des troubles, de l’importance de la paix, et du droit de l’État de mettre ordre à tout ; et puis, par voie de corollaire à sa proposition, il déroula un plan pour changer les titres, afin de donner satisfaction au peuple !

— Le peuple, bien entendu, représenté par les tenanciers, et les droits des propriétaires devant être entièrement méconnus. — Mais Sénèque a-t-il dit quelque chose concernant ses propres intérêts ?

— Non pas à moi, mais au prédicateur Holmes. J’écoutais attentivement, étant moi-même parfaitement au courant des faits principaux. Comme tu seras bientôt appelé à intervenir en cette matière pour toi-même, je puis aussi bien te les raconter. En premier lieu, mon bisaïeul, Mordaunt, le premier patenté, comme on l’appelait, afferma ses moulins et dépendances au grand-père de Sénèque et premier tenancier, alors un tout jeune homme. Afin d’obtenir des colons, il était nécessaire de leur faire de grands avantages ; car il y avait beaucoup plus de terres que de bras. Le premier bail fut donc accordé à des conditions excessivement favorables, à ce Jason Newcome, que je me rappelle encore. Il avait deux espèces de réputation : la première et la vraie, qui le représentait comme un homme avide, envieux, plein d’astuce et d’immoralité. Selon quelques traditions parmi nous, on l’avait surpris à voler du bois, et à pratiquer diverses autres fraudes. En public, il passait pour un de ces honnêtes et laborieux pionniers qui ont transmis à leurs descendants tous leurs, droits, ceux que l’on appelle aujourd’hui des droits moraux, comme ceux qui sont reconnus pour légaux. Peu de temps avant le mariage de mon père, ledit Jason étant encore vivant et en possession, le bail expira, et fut renouvelé pour trois générations, l’une desquelles court encore. Ce bail fut accordé à des conditions très-avantageuses pour le tenancier, il y a bien soixante ans, le vieux Newcome ayant nommé parmi les premiers son fils dont la vie s’est prodigieusement étendue. Maintenant Sénèque, que Dieu le bénisse ! sous-loue quelques-uns des lots qui lui sont échus en héritage, pour beaucoup plus d’argent qu’il n’en coûte pour la totalité de la propriété. Et il en est de même depuis trente ans pour toute la portion louée par la famille Newcome. Or la longue durée de cet excellent marché est le principal argument des Newcome pour avoir les terres en toute propriété, à un prix nominal, ou même sans payer aucun prix, si les désirs des tenanciers s’accomplissent.

— Je crains qu’il n’y ait rien de nouveau à bouleverser ainsi tous les principes ; la moitié du genre humain me paraît se guider par des raisonnements sens dessus-dessous.

— La moitié est une petite proportion, comme tu le verras ; mon garçon, à mesure que tu vieilliras Mais n’était-ce pas une fière impudence de la part de Sénèque de nous proposer de nous joindre à l’association des Indgiens ?

— Qu’avez-vous répondu ? Quoique je ne pense pas qu’il fût prudent pour nous d’aller ainsi déguisés et armés, maintenant que la loi en fait un acte de félonie, même quand notre motif, au fond, serait de venir en aide à la loi.

— Pas si fou ! Comment donc ! s’ils prouvaient ce crime de la part d’un de nous, ou de quelqu’un appartenant à une des anciennes familles, nous serions des victimes dévouées. Aucun gouverneur n’oserait user d’indulgence avec nous. Non, non ; la clémence est un mot réservé pour des fripons avoués.

— Nous pourrions, cependant obtenir quelque faveur, parce que nous appartiendrions à un nombreux corps de délinquants.

— C’est vrai ; j’oubliais cette circonstance. Plus les crimes et les criminels sont nombreux, plus l’impunité est probable et cela, non d’après le principe général qu’on ne peut résister à la force, mais d’après le principe particulier que mille ou deux mille votes sont d’une haute importance, quand trois mille votes peuvent décider une élection. Dieu seul peut savoir où cela nous conduira !

Notre dialogue se termina en entrant dans une des plus humbles tavernes de l’endroit, assez bien appropriée pour des gens de notre présente condition. La saison n’était pas encore assez avancée pour que les eaux de Saragota fussent fréquentées, et nous ne trouvâmes que peu de personnes qui en fissent leur boisson parce qu’elles en avaient réellement besoin. Mon oncle avait été autrefois un visiteur assidu de Saragota, un beau de la plus belle eau, comme il le disait en riant ; il put ainsi m’expliquer tout ce qu’il y avait à connaître. Mais de pareils endroits en Amérique sont si inférieurs à tout ce qui y ressemble en Europe, qu’il ne s’y trouve rien pour attirer l’attention du voyageur.

Dans le cours de la soirée, nous profitâmes d’une voiture de retour pour aller jusqu’à Sandy-Hill, où nous passâmes la nuit. Le lendemain matin, de bonne heure, nous louâmes une charrette avec laquelle nous coupâmes à travers le pays jusque vers la nuit, et, après l’avoir payée et renvoyée, nous nous dirigeâmes vers une taverne. Dans cette maison où nous eûmes à passer la nuit, nous entendîmes beaucoup parler des Indgiens qui venaient de se montrer sur les terres de Littlepage, et l’on discutait vivement sur les résultats probables de leur expédition. Nous étions dans un petit-bourg, ou plutôt dans une propriété appelée Mooseridge, qui nous avait autrefois appartenu ; mais comme elle avait été vendue et en grande partie payée par les occupants, personne ne songeait à contester la validité du contrat.

Nous obtînmes à la taverne un logement assez décent, quoique l’Américain le plus ardemment patriote, qui connaît quelque chose des autres pays, ne puisse pas dire grand’chose de bon en faveur d’une chambre à coucher dans une auberge de campagne. Le même argent et les mêmes efforts pourraient rendre supportable et même agréable ce qui est aujourd’hui le beau idéal du malaise. Mais qui produira cette réforme ? Suivant les opinions circulant parmi nous, le plus humble hameau a déjà atteint le plus haut degré de civilisation et quant au peuple, sans distinction de classes, on admet partout qu’il est le mieux élevé, le plus intelligent et le plus spirituel de la chrétienté. Non, je dois me reprendre ; il est tout cela, excepté quand il afferme des terres, et alors l’innocent et illettré laboureur est la victime de l’artifice des propriétaires, les misérables !

Nous passâmes une heure sous le portique après notre souper, et comme quelques habitants du hameau s’y trouvaient rassemblés, nous eûmes occasion d’entrer en communication avec eux. Mon oncle vendit une montre, et je jouai de la vielle pour me rendre populaire. Après ces préliminaires, la conversation tomba sur le sujet important du jour, l’anti-rentisme. Le principal discoureur était un jeune homme d’environ vingt-six ans, moitié campagnard, moitié gentleman, que j’appris bientôt être l’avocat en renom dans le pays. Son nom était Hubbard ; un autre interlocuteur s’appelait Hall. Ce dernier était un artisan d’un aspect simple et franc. Chacun de ces personnages était assis sur une chaise de cuisine, le dos appuyé contre la muraille, faisant pencher la chaise de façon à ce qu’elle se supportât sur les deux pieds de derrière, tandis que leurs pieds, à eux, s’appuyaient sur les barreaux de devant. L’attitude n’était ni gracieuse ni pittoresque, mais elle était tellement ordinaire qu’elle ne pouvait exciter aucune surprise. Hall parut parfaitement content de sa position après qu’il eut bien solidement établi les pieds de sa chaise ; mais pendant quelques minutes les yeux de Hubbard semblèrent inquiets, agités et même menaçants. Il tira de sa poche un petit canif, jeta autour de lui des yeux hagards, parut sur le point d’abandonner sa chaise en équilibre, lorsque l’aubergiste s’avança tenant à la main plusieurs petites planchettes de sapin, une desquelles fut offerte à Hubbard. L’avocat fut soulagé ; il prit la planchette et se mit l’entailler avec son canif, paraissant goûter dans ce singulier passe-temps un plaisir infini. Je ne puis expliquer le mystérieux ravissement que tant de gens éprouvent à entailler du bois, quoique cette habitude soit si répandue. Mais je ne puis non plus expliquer le plaisir que tant de gens éprouvent à chiquer ou à fumer. Toutefois la précaution de l’aubergiste était loin d’être superflue ; elle semblait même, à l’aspect du portique, absolument nécessaire, s’il voulait ne pas voir la maison crouler sur sa tête. Afin que ceux qui n’ont jamais vu de telles choses puissent comprendre, je crois leur devoir quelques explications.

La maison était construite en bois ; les montants et supports en sapin du Canada, avec les murailles en lattes et en plâtre. En cela, il n’y avait rien de remarquable ; dans beaucoup de pays en Europe on construit principalement en bois. Des maisons en pans de bois étaient très-communes jusqu’à ces dernières années, même dans les grandes villes. Je me souviens d’en avoir vu à Londres, adossées au célèbre bâtiment de Westminster-Hall et les mêmes matériaux ont servi pour le château en miniature tant renommé d’Horace Walpole, à Strawberry-Hill. Mais l’auberge de Mooseridge amenait quelques prétentions à l’architecture, outre qu’elle était trois ou quatre fois plus grande qu’aucune autre maison de l’endroit. Elle avait, comme je l’ai dit, un portique ; une auberge de village doit être bien misérable si elle n’en a pas. En outre, ses bâtiments accessoires étaient enduits de différentes couches de badigeon d’une couleur douteuse. Cependant les colonnes du portique et les poutres même des murailles montraient, à des signes certains, le danger qu’il y aurait à abandonner les entailleurs à leurs instincts. Des aigles aux ailes déployées, des pavillons américains, des inscriptions, des initiales, des noms entiers, des emblèmes patriotiques, étaient profondément entaillés de tous côtés. Mais le monument le plus remarquable de l’industrie des habitués se voyait sur une des colonnes, et encore c’était celle du coin, la plus nécessaire pour le support du bâtiment ; à moins cependant que la maison ne fût bâtie d’après le principe américain du siècle dernier, qui faisait soutenir la colonne par l’architrave, au lieu de soutenir l’architrave par la colonne. La colonne en question était, comme d’habitude, en sapin blanc, et à une hauteur convenable pour les entailleurs, elle était littéralement coupée aux deux tiers. Mais, il faut le dire, l’ouverture était nettement faite, indiquant de l’habiteté et de l’attention ; et les surfaces de la plaie étaient polies, de manière à démontrer que l’on ne négligeait pas le coup d’œil.

— Qu’est-ce là ? demandai-je à l’aubergiste en indiquant la blessure béante à la principale colonne de son portique.

— Cela ? oh ! ce sont les entailleurs, répondit l’hôte avec un sourire.

Assurément, les Américains sont les meilleures gens de la terre : voici un homme dont la maison était près de tomber sur sa tête, et il souriait comme Néron quand il jouait du violon à l’incendie de Rome.

Mais, repris-je, bourquoi les entailleurs faire tomber fotre maison ?

— Oh ! nous sommes dans un pays libre, vous savez, et les gens y font à peu près ce qu’ils veulent. Je les ai laissés couper aussi longtemps que je l’ai pu sans danger ; mais il était grand temps d’avoir recours aux planchettes, nous l’avouons. Il est toujours bon de conserver un toit sur sa tête pour se préserver du mauvais temps. Une semaine de plus aurait vu couper la colonne en deux.

— Eh pien, che pense que chaurais pas permis cela. Ma maison être ma maison, et j’aurais pas foulu des entailles.

— Oui, mais en souffrant les entailles, cela fait bouillir la marmite pour un plus grand nombre d’entrailles. Ainsi, vous voyez qu’il y a une certaine politique à voir affaiblir quelquefois vos colonnes pourvu que ce soit fait par des mains convenables.

— Vous êtes étranger dans ce pays, camarade ? dit Hubbard avec bienveillance ; car à ce moment sa planchette était réduite à une forme quelconque, et il continuait à la travailler selon quelque loi de l’art d’entailler que je ne connais pas. Nous ne sommes pas si susceptibles en de telles matières que dans quelques-unes de vos contrées du vieux monde.

— Ya, che fois bien : mais le bois et la colonne coûter de l’archent, faloir quelque chose en Amérique ?

— Certainement. Il n’y a pas un homme ici qui voulût entreprendre de remplacer cette colonne par une nouvelle, compris la peinture et tout, pour moins de dix dollars.

Ces paroles provoquèrent une discussion sur le prix probable d’une nouvelle colonne. Les opinions différaient, et une douzaine d’orateurs parlèrent sur ce sujet ; quelques-uns estimant la dépense à quinze dollars, l’autre la réduisant à cinq. Je fus frappé du calme et de la netteté avec laquelle chacun exprima son opinion, aussi bien que de la forme du langage. L’accent était uniformément provincial, même celui de Hubbard, et quelques expressions sentaient aussi l’amphigouri des journaux : mais, au total, c’était correct et parfaitement bien dit, eu égard à la classe des interlocuteurs. Hall, cependant, était celui qui me frappait le plus. Il parlait avec une précision et une connaissance de la mécanique qui aurait fait honneur à un savant, et avec une simplicité qui ajoutait à l’influence de ses paroles. Quelque remarque incidente me fit dire :

— Eh pien ! che pouvoir supposer qu’un Indien couberait ainsi cette colonne, mais je n’aurais pas supposé d’un homme planc.

Ces paroles rappelèrent la discussion sur l’anti-rentisme.

— Il paraît, après tout, que cette affaire marche toujours, dit Hubbard d’un air circonspect.

— Tant pis ! s’écria Hall ; on aurait pu y mettre fin en un mois, et il est honteux de la voir durer dans un pays civilisé.

— Vous avouerez, cependant, voisin Hall, que ce serait une grande amélioration dans la condition des tenanciers, s’ils pouvaient changer leurs baux en titres de propriété.

— Sans doute, et ce serait aussi une grande amélioration dans la condition de tout journalier dans ma boutique, s’il pouvait en devenir le maître. Mais ce n’est pas là la question : la question est de savoir quel droit a l’État de forcer un homme de vendre sa propriété s’il n’en a pas envie. La belle liberté que nous aurions, si nous possédions nos maisons et nos jardins sous une telle législation !

— Mais nous possédons, en effet, nos maisons, nos jardins et nos fermes sous une législation assez semblable, reprit l’avocat, qui, évidemment, respectait son antagoniste et ne s’avançait qu’avec prudence. Si l’État a besoin d’une terre quelconque pour un service public, il peut la prendre en la payant.

— Sans doute ; pour un service public, et c’est là toute la question. J’ai lu le vieux rapport du comité de la Chambre, et je ne puis souscrire aux doctrines qu’il renferme. La politique publique, en ce sens, ne signifie pas du tout le service public. Si l’on a besoin d’une terre pour une route, un fort, un canal, on peut la prendre en vertu de la loi, moyennant indemnité ; mais parce que dans un contrat il y a une partie qui veut l’annuler, prétendre que l’État a le droit d’intervenir, sous prétexte que les mécontents peuvent être plus facilement apaisés de cette manière qu’en les contraignant d’obéir aux lois, c’est un pauvre argument pour faire valoir le droit. D’après le même principe, il serait plus aisé d’acheter les voleurs par un compromis que de les punir. Il serait aussi, par cette méthode, fort aisé d’annuler tout contrat.

— Mais, voisin Hall, tous les gouvernements font usage de ce pouvoir quand c’est nécessaire.

— Ce mot nécessaire couvre bien des choses, maître Hubbard. Tout ce qu’on peut dire ici en faveur de la nécessité, c’est qu’elle coûte moins, et qu’elle conduit plus tacitement les mécontents à leur but. Personne ne doute que l’État de New-York ne puisse venir à bout de ces anti-rentistes, et j’espère bien qu’il en viendra à bout. Il ne s’agit donc, dans ce cas, d’aucune nécessité que de la nécessité que ressentent toujours les démagogues de gagner le plus de votes possible.

— Après tout, voisin Hall, les votes sont des armes assez puissantes dans un gouvernement populaire.

— Je ne le conteste pas ; et maintenant qu’ils parlent de nouvelles dispositions pour modifier la constitution, c’est un moment favorable pour apprendre à de tels gouvernants qu’ils ne devraient pas de la sorte abuser du droit de suffrage.

— Comment peut-on l’empêcher ? Vous êtes, je le sais, pour le suffrage universel.

— Oui, je suis pour le suffrage universel parmi les honnêtes gens ; mais je ne me soucie pas d’avoir mes autorités choisies par ceux qui ne sont jamais satisfaits s’ils n’ont leurs mains dans les poches des autres. Qu’on introduise dans la constitution une clause portant qu’aucune ville, village ou comté ne pourra voter pendant un temps donné, en cas de résistance ouverte à la loi. Cela rabattrait promptement les prétentions de tous ces violateurs de la loi.

Il devint évident que cette proposition frappait les auditeurs, et quelques-uns l’approuvèrent ouvertement. Hubbard l’accueillit comme une idée nouvelle, mais répugnait à en admettre l’application. Comme on devait s’y attendre d’un avocat accoutumé de petites pratiques, ses objections reposèrent plutôt sur des vues étroites que sur les connaissances d’un homme d’État.

— Comment, dit-il, détermineriez-vous l’étendue du district à punir par la privation de ses droits ?

— Prenez les limites légales comme elles se trouvent. Si la loi est violée par une combinaison assez forte pour maîtriser les agents de la loi dans une ville, privez la ville de ses droits pendant une période donnée ; si c’est dans plus d’une ville, frappez plusieurs villes ; si c’est un comté, frappez le comté entier.

— Mais de cette manière vous punissez les innocents avec les coupables.

— Ce serait pour le bien de tous ; d’ailleurs, vous punissez de mille manières l’innocent avec le coupable. Vous et moi, nous sommes imposés pour empêcher les ivrognes de mourir de faim, parce qu’il vaut mieux agir ainsi qu’offenser l’humanité en regardant des hommes mourir de faim ou en les excitant à voter. Quand vous proclamez la loi martiale, vous punissez l’innocent avec le coupable, et ainsi de suite, dans cent cas différents. Tout ce qu’on demande est ceci : N’est-il pas plus sage de désarmer les démagogues et les perturbateurs de la paix publique qui veulent faire valoir leurs droits de suffrage dans de méchantes intentions, que de souffrir qu’ils atteignent leur but par l’abus le plus flagrant de leurs priviléges politiques ?

— Mais comment décider le cas où une ville devrait perdre son droit de voter ?

— Par un témoignage public en cour de justice : les juges ont l’autorité convenable pour décider en pareil cas, et ils décideront, à n’en pas douter, parfaitement bien dix-neuf fois sur vingt. Il est de l’intérêt de tout homme qui désire exercer le droit de suffrage, de lui donner toute protection contre ceux qui veulent en abuser. Un officier de paix peut faire appel aux citoyens pour l’aider ; si les forces sont suffisantes pour dompter les rebelles, c’est fort bien ; si elles sont insuffisantes, que ce soit une preuve que le district n’est pas digne de donner un vote comme les hommes libres. Ceux qui abusent des libertés dont on jouit dans ce pays n’ont aucun droit à nos sympathies. Quant aux moyens d’exécution, on les trouverait facilement, une fois le principe admis.

La conversation se poursuivit pendant plus d’une heure, le voisin Hall développant avec énergie ses opinions. J’écoutais avec un plaisir mêlé de surprise. — Après tout, me dis-je à moi-même, voilà le véritable citoyen, le nerf et le cœur de ce pays. Il y a dans l’État des milliers d’hommes de cette nature ; pourquoi seraient-ils dominés et contraints de se soumettre à une législation et à des pratiques dénuées de principes, par la tyrannie de la plus mauvaise portion de notre communauté ? Les hommes honnêtes sont-ils donc toujours si passifs, et les corrompus si actifs.

Lorsque je communiquai ces pensées à mon oncle, il me répondit :

— Oui, il en a toujours été, je le crains, et il en sera toujours ainsi. Voilà, dit-il en montrant un monceau de journaux étalés sur une table, voilà la plaie de ce pays. Aussi longtemps que les hommes ajouteront foi à ce qu’ils trouvent dans ces feuilles, ils ne pourront être que des dupes ou des fripons.

— Mais il y a du bon dans les journaux.

— Le mal n’en est que plus grand. S’ils ne contenaient rien que des mensonges, le monde les rejetterait bientôt ; mais combien y a-t-il de gens capables de distinguer le vrai du faux ? combien y a-t-il de journaux qui disent la vérité sur l’anti-rentisme ? Parfois dans ce corps d’écrivains se présente un honnête homme ; mais à côté de lui, dix autres affectent de dire ce qu’ils ne pensent pas, afin de gagner des votes. Votes, votes, votes, dans ce seul mot est tout le mystère de la chose.

— Cependant Jefferson a dit que s’il avait à choisir entre un gouvernement sans journaux et des journaux sans gouvernement, il choisirait la dernière alternative.

— Jefferson ne parlait pas des journaux tels qu’ils sont maintenant. Je suis assez vieux pour pouvoir apprécier le changement qui a eu lieu. De son temps, trois ou quatre mensonges bien avérés auraient suffi pour perdre un journal aujourd’hui, il y a des hommes qui ne bronchent pas sous des milliers. Je dois te le dire, Hughes, ce pays est tiraillé par l’antagonisme des deux principes les plus contraires, le christianisme et le journalisme. Le premier est toujours à crier à l’homme qu’il n’est qu’un être misérable, fragile, bon à rien, tandis que le dernier proclame éternellement la perfection du peuple et les vertus du gouvernement par les masses.

— Peut-être ne faudrait-il pas donner trop d’importance ni à l’un ni à l’autre.

— Le premier principe est certainement vrai dans des limites que nous pouvons comprendre ; quant au dernier, j’avoue qu’il me faut un autre témoignage pour y croire que les assertions d’un journal.

Après tout, mon oncle Ro se trompe quelquefois, quoique la vérité me force de dire que très-souvent il a raison.