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Ravensnest/Chapitre 8

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Ravensnest ou les Peaux-Rouges
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 27p. 87-101).

CHAPITRE VIII.


Je te vois encore ;
La mémoire, fidèle à sa mission,
Te rappelle de la tombe dans toute ta beauté ;
Tu parais dans la lumière du matin ;
Tu es auprès de moi dans la nuit obscure,
Dans mes songes je te rencontre comme autrefois :
Alors tes beaux bras entourent mon cou,
Et ta douce voix murmure à mon oreille ;
Dans tous mes sens la mémoire se réveille.
Je te vois encore.

Sprague.


À dix heures du matin, le jour suivant, nous étions, mon oncle Ro et moi, en vue de la vieille maison de Ravensnest. Je l’appelle vieille, car une habitation qui est restée debout plus d’un demi-siècle, prend, en Amérique, un aspect d’une teinte vénérable. Pour moi elle était vraiment vieille, car elle était là depuis un temps double de mon existence, et se trouvait associée à mes premières pensées. Depuis mon enfance, j’avais regardé ces murs comme mon futur domicile, comme ils avaient été celui de mes parents et grands-parents. Toutes les terres qui s’étendaient devant nous, les riches vallées couvertes d’herbes ondulantes, les collines, les bois, les montagnes éloignées, les vergers, les fermes, les granges, et tous les autres accessoires de la vie rurale qui appartenaient au sol, étaient ma propriété et l’étaient devenus sans un seul acte d’injustice envers un être humain. L’Homme Rouge lui-même en avait reçu le prix de Herman Mordaunt ; et Susquesus, la Peau-Rouge de Ravensnest, comme on appelait souvent le vieil Onondago, convenait du fait. Il était donc naturel que je fusse attaché à un domaine ainsi situé et ainsi transmis. Aucun homme civilisé, aucun homme même, sauvage ou non, n’avait été le propriétaire de ces beaux terrains, excepté des hommes de ma race. C’est là une chose que peu d’hommes peuvent dire dans un autre pays que l’Amérique ; et quand cela peut être dit avec vérité, dans des endroits où les arts et les bienfaits de la civilisation se sont répandus, il en résulte un sentiment si profond, que je ne m’étonne pas qu’il n’ait été nullement compris par les aventuriers errants qui parcourent la surface du pays, se mêlant des affaires des autres pour en faire leur profit. Rien ne peut moins ressembler à ce sentiment que les tourments de l’envie, et je suis persuadé que de pareils souvenirs ne peuvent qu’élever et agrandir l’âme de celui qui les réveille.

Et cependant il y a des hommes parmi nous, haut placés, aussi haut que peuvent l’être de tels hommes, car les appeler au pouvoir serait plutôt abaisser le pouvoir à leur niveau, il y a des hommes au pouvoir qui ont émis des principes d’économie politique d’après lesquels, si on les adoptait, je serais forcé de vendre tout ce domaine, n’en réservant peut-être qu’une seule ferme pour mon usage, et d’en placer le prix de façon à ce que l’intérêt pût égaler mon revenu actuel. Il est devenu aristocratique d’opposer le sentiment au commerce et le commerce lui-même ne devra plus subsister lorsque tous ses profits ne reviendront pas au grand nombre. Même les principes du commerce doivent subir la loi des majorités !

Mon oncle Ro, qui cependant n’avait à faire valoir aucun droit de propriété, ne put voir sans émotion notre demeure. Lui aussi était né là ; lui aussi y avait passé son enfance ; lui aussi prit plaisir à se rappeler que notre race avait été seule propriétaire du sol que nous foulions, et pouvait sentir le juste orgueil qui s’attache à une longue probité et à une honorable condition sociale.

— Eh bien ! Hughes, s’écria-t-il, nous voici arrivés, et nous pouvons décider ce qui nous reste à faire. Irons-nous jusqu’au village qui est à quatre milles d’ici, pour y faire notre déjeuner ? Mettrons-nous à l’épreuve un de nos tenanciers, ou plongerons-nous immédiatement in medias res, en demandant l’hospitalité à ma mère et à ta sœur ?

— Cette dernière démarche pourrait bien, je crains, provoquer des soupçons. Le goudron et les plumes seraient notre sort le plus doux, si nous tombions dans les mains des Indgiens.

— Les Indgiens ! Pourquoi ne pas aller tout d’un coup au wigwam de Susquesus, et obtenir de lui et de Yop l’histoire de ce qui se passe ? J’ai entendu nos camarades de taverne parler hier soir de l’Onondago, et dire que, quoiqu’il passât pour avoir plus de cent ans, il ne paraissait pas en avoir plus de quatre-vingts. Cet Indien est un fin observateur, et il pourrait bien nous initier aux secrets de ses faux frères.

— Ils peuvent au moins nous donner des nouvelles de la famille, et quoiqu’il soit dans la nature des choses que des colporteurs s’arrêtent à la maison principale, ils peuvent aussi bien faire une halte au wigwam.

Cette considération nous détermina, et nous voilà aussitôt en route vers le ravin sur les flancs duquel était la hutte connue sous le nom de wigwam.

C’était une petite construction en poutres, propre et de bonne apparence, chaude en hiver, fraîche pendant les chaleurs. Comme cette cabane était bien tenue, blanchie à la chaux et meublée par le propriétaire de Ravensnest, elle était toujours en bon état. Un jardin y était annexé, et il était dans une excellente condition, le nègre s’y démenant tout l’été, quoique la culture régulière en fût faite par un jardinier de notre maison, qui avait ordre d’y consacrer de temps à autre une demi-journée. D’un côté de la hutte était un toit à porcs et une petite étable pour une vache ; de l’autre, les arbres de la forêt vierge ombrageaient la cabane de leurs branches séculaires. Cet arrangement assez poétique était la conséquence d’un compromis entre les deux habitants de la cabane ; le nègre insistant pour avoir les accessoires de sa rude civilisation, tandis qu’à l’Indien il fallait l’ombre des bois pour le réconcilier avec sa position. Là demeuraient ensemble, depuis un nombre d’années équivalant à la durée d’une vie ordinaire, ces deux êtres si singulièrement associés, l’un descendu des races avilies de l’Afrique, l’autre de la race inculte, mais fière, des aborigènes de ce continent. La cabane elle-même commençait à paraître ancienne, mais ceux qui l’habitaient n’étaient guère changés pour ceux qui les connaissaient. Ces exemples de longévité, quoi que puissent dire à ce sujet les théoriciens, ne sont pas rares parmi les nègres ou les indigènes, bien que moins fréquents peut-être parmi les derniers que parmi les premiers. On a coutume de dire que le grand âge souvent attribué aux hommes de ces deux races tient à ce que l’on ignore l’époque de leur naissance, et par conséquent qu’ils ne vivent pas plus longtemps que les blancs. Cela peut être vrai en général car il n’y a pas vingt-cinq ans que, dans le voisinage de Ravensnest, il est mort un homme blanc âgé de plus de cent vingt ans. Mais des hommes très-âgés parmi les nègres et les Indiens se voient néanmoins si fréquemment, eu égard surtout au petit nombre où se trouvent réduites ces deux populations, que le fait de leur longévité ne saurait être douteux.

Il n’y avait aucun grand chemin dans le voisinage du wigwam. Comme la petite construction s’élevait sur les terres de Ravensnest, qui contenaient deux cents acres et une portion de forêt vierge, sans compter les champs qui appartenaient à la ferme adjointe, on y arrivait par des sentiers ; cependant un petit chemin voiturable, qui, par mille détours circulait dans nos terres, avait été conduit jusqu’à la hutte, pour permettre à ma grand’mère et à ma sœur, et aussi à mon excellente mère, pendant sa vie, d’aller visiter les habitants séculaires de cette retraite. Ce fut par ce chemin que nous nous approchâmes de la cabane.

— Les voilà tous deux, s’écria mon oncle, se chauffant au soleil de ce beau jour. Hughes, je n’ai jamais regardé ces deux hommes sans éprouver un sentiment de crainte et d’affection. Ils étaient les amis, et l’un était l’esclave de mon grand-père et du plus loin que je me souvienne, ils étaient des hommes âgés. Ils paraissent avoir été placés ici comme des monuments du passé, pour lier les générations qui ne sont plus, avec celles qui sont à venir.

— S’il en est ainsi, Monsieur, ils seront bientôt les seuls de leur espèce, il me semble vraiment que, si les choses continuent longtemps dans leur direction actuelle, les hommes commenceront à devenir jaloux, de l’histoire elle-même, parce que ses acteurs auront laissé des descendants auxquels reviendra un peu de leur gloire.

— Sans contredit, mon garçon, il y a parmi nous à ce sujet une étrange perversion des anciens sentiments. Mais tu ne dois pas oublier que sur deux millions et demi d’habitants que renferme l’État de New-York, il y en a peut-être un demi-million qui ne sont pas nés dans le pays, et qui ne peuvent par conséquent nourrir les sentiments attachés à un berceau et aux vieilles traditions. Beaucoup de choses doivent être attribuées aux faits de notre condition sociale quoique j’avoue que ces faits ne devraient pas servir d’excuse à une violation de principes. Mais regarde ces deux vieux amis ! Les voilà, fidèles aux sentiments et aux habitudes de leurs races, même après avoir passé si longtemps ensemble dans cette cabane. Voilà Susquesus assis sur une pierre, oisif et méprisant le travail, avec son fusil appuyé contre le pommier, tandis que Jaaf ou Yop s’occupe ou croit s’occuper dans le jardin, comme un esclave à l’ouvrage.

— Et lequel est le plus heureux, Monsieur, le travailleur ou l’oisif ?

— Il est probable que chacun trouve son bonheur à conserver ses anciennes habitudes. L’Onondago a le travail en horreur, et j’ai entendu mon père raconter que son bonheur fut des plus grands lorsqu’il apprit qu’il pourrait passer le reste de ses jours in otio cum dignitate, et sans être obligé de faire des paniers.

— Yop nous regarde ; ne ferions-nous pas mieux de les aborder ?

— Yop peut regarder plus ouvertement, mais l’Indien voit deux fois mieux. Ses facultés sont bien supérieures à celles de son camarade ; c’est un homme d’un grand jugement et d’une perspicacité rare. Dans ses bons jours, rien ne lui échappait. Mais, comme tu le dis, approchons.

Nous nous consultâmes sur la question de savoir si nous nous servirions, avec les deux vieillards de notre dialecte germain, ce qui d’abord ne nous semblait pas nécessaire mais en réfléchissant que nous pourrions être rejoints par d’autres personnes, car nos communications devaient être assez fréquentes pendant quelques jours, nous décidâmes de conserver strictement notre incognito.

Comme nous approchions de la porte de la hutte, Jaaf quitta lentement son petit jardin, et, rejoignit l’Indien qui demeurait immobile sur son siège de pierre. Aucun changement dans les traits de ces deux hommes ne nous paraissait visible après une absence de cinq ans, chacun d’eux étant une image parfaite de la vieillesse extrême mais non décrépite des hommes de sa race. Des deux cependant le noir, si toutefois on pouvait l’appeler noir, sa figure ayant pris une teinte d’un gris sale, semblait le plus changé, quoique cela m’eût semblé à peine possible la dernière fois que je l’avais vu. Quant à Sans-traces, ou Susquesus, sa tempérance habituelle lui avait profité : son corps à moitié nu, car il portait le vêtement d’été de sa race, et ses membres secs, paraissaient faits d’un cuir longtemps trempé dans un tan de première qualité. Ses muscles, quoique raidis, ressemblaient à des cordes, et toute sa personne avait l’aspect d’une momie pétrifiée mais encore douée de sa vitalité. La couleur de la peau était moins rouge qu’autrefois, quoique la différence fût légère.

— Sago, sago, cria mon oncle, qui ne voyait aucun risque à se servir de ce salut indien. Sago, sago, ce charmant madin ; dans mon lancache, ce serait guten tag[1].

— Sago, répondit Sans-Traces avec son ton profondément guttural, tandis que le vieux Yop rapprochait deux lèvres qui ressemblaient à deux épais morceaux de bifteck trop cuits, fixait sur nous ses yeux bordés de rouge, faisait de nouveau la moue, travaillant ses mâchoires comme pour montrer les excellentes dents qu’elles contenaient encore, et gardant le silence. En sa qualité d’esclave d’un Littlepage, il regardait des colporteurs comme des êtres inférieurs car les anciens nègres de New-York s’identifiaient plus ou moins avec les familles auxquelles ils appartenaient et dans lesquelles ils étaient si souvent nés. « Sago, » répéta l’Indien, lentement, avec courtoisie et même avec emphase, après qu’il eut considéré mon oncle, comme s’il avait vu en lui quelque chose qui commandait le respect.

— C’être une charmante chournée, amis, dit l’oncle Ro en s’asseyant tranquillement sur des bûches qui étaient entassées près de la hutte, et en s’essuyant le front. Comment s’appelle cet endroit ?

— Ceci ? répondit Yop, non sans un peu de dédain ; ceci, colonie d’York. D’où venez-vous, pour faire une telle question ?

— D’Allemagne. Être bien loin, mais pon pays. Ceci, pon pays aussi.

— Pourquoi te quitter, si c’est bon pays, eh ?

— Bourquoi fous quitter Afrique ? poufez-fous me dire cela ? reprit d’un air calme l’oncle Ro.

— Jamais avoir été là, murmura le vieux Yop en rapprochant ses deux énormes lèvres et en les faisant mouvoir à peu près comme le sanglier, lorsqu’il est prudent de s’en écarter. Je suis négue né à York ; jamais avoir vu l’Afrique, et jamais en avoir envie.

Il est à peine utile de dire que Jaaf appartenait à une école qui ne se servait jamais du terme de « gentilshommes de couleur. » Les hommes de son temps et de sa trempe s’appelaient nègues, et leurs maîtres les prenaient au mot et les appelaient aussi nègues, terme dont aucun homme de la race ne se sert aujourd’hui, excepté par voie de reproche, et qui même, par une singulière contradiction de l’orgueil, est dans ce cas plus souvent employé que d’autres.

Mon oncle s’arrêta un instant, avant de poursuivre une conversation qui ne paraissait pas commencer sous des auspices très-favorables. Lorsqu’il jugea que le nègre s’était un peu calmé, il reprit :

— Qui demeurer dans cette crande maison de pierre ?

— Tout le monde voir par votre question vous ne pas être un Yorkiste, répondit Yop ; qui peut demeurer là, excepté général Littlepage ?

— Eh pien ! che pensais lui être mort longtemps.

— Qu’importe cela ? C’est sa maison et il y demeure, et la vieille jeune madame y demeure aussi.

Il y avait eu parmi les Littlepage trois générations de généraux de père en fils. D’abord, le brigadier général Evans Littlepage, qui occupait ce rang dans la milice, et mourut au service pendant la révotution. Le second était le brigadier général Cornélius Littlepage, qui obtint son rang par brevet, à la fin de la même guerre, dans laquelle il avait figuré comme colonel d’un régiment de New-York. Le troisième et dernier était mon grand-père, le major-général Mordaunt Littlepage ; il était, pendant la lutte, capitaine dans le régiment de son père ; obtint, à l’issue de la campagne, le brevet de major, et fut élevé au rang de major-général dans la milice, poste qu’il occupa pendant plusieurs années. Revenons à Yop.

— Quel poufoir, dit mon oncle, être l’âge de la dame que fous appelez la vieille cheune madame ?

— Pooh ! jeune fille encore, née quelque temps après la vieille guerre avec France. Me la rappelle encore quand elle était miss Dus Malbone. Le jeune maître Mordaunt prendre goût pour elle et l’épouser.

— Eh pien ; ch’espère fous n’afoir aucune objection pour cette union ?

— Pas moi ; elle habile et bonne jeune fille alors, habile et bonne jeune femme aujourd’hui.

C’est ainsi qu’il s’exprimait sur ma vénérable grand’mère, qui comptait près de quatre-vingts années.

— Mais qui maindenant être maître de la crande maison ?

— Général Littlepage, n’ai-je pas dit ? nom de maître Mordaunt, mon jeune maître. Sus qui est là, seulement un Indgien ; jamais assez heureux pour avoir bon maître. Nègues devenir rares jourd’hui dans ce monde.

— Indgiens aussi, che crois ; plus de Peaux-Rouges ; mais en venir peaucoup.

L’Onondago se leva vivement, attachant un profond regard sur mon oncle ; son mouvement était superbe et imposant. Jusqu’ici il n’avait rien dit, excepté ses mots de salut : je vis qu’il allait parler.

— Nouvelle tribu ! dit-il. Comment vous-l’appeler ? d’où venir ?

— Ya, ya c’être les Peaux-Rouges anti-rentistes. Afez-fous pas vu, Sans-Traces ?

— Oui… venir me voir… face dans des sacs… se conduire comme des squaws ; pauvre Indgien, pauvre guerrier !

— Y a, che crois c’être frai. Che n’aime pas ces Indgiens. Comment fous les appeler, eh ?

Susquesus secoua la tête lentement et avec dignité. Puis il considéra attentivement mon oncle, ensuite fixa ses yeux sur moi. Pendant quelque temps ses regards se portèrent de l’un à l’autre, puis il les tourna vers la terre avec calme et en silence. Je pris ma vielle et je jouai un air vif qui était très-populaire parmi les nègres de l’Amérique, et qui, je regrette de le dire, commence à le devenir parmi les blancs. Susquesus paraissait ne pas l’entendre, si ce n’est qu’une légère teinte de mépris effleura ses traits accentués. Il en était tout autrement de Jaaf. Je pus voir un certain mouvement nerveux dans ses membres inférieurs, comme s’il se sentait quelque disposition à danser. Cela passa cependant bientôt, quoique sa figure renfrognée, ridée, sombre et grise, continuât pendant quelque temps à rayonner d’une joie mélancolique.

On ne devait pas s’attendre que des gens aussi âgés fussent disposés à parler beaucoup. L’Onondago avait toujours été un homme silencieux, la dignité et la gravité de caractère s’unissant à la prudence pour le maintenir ainsi. Mais Jaaf était bavard par constitution, quoique le temps eût nécessairement beaucoup affaibli cette propension. En ce moment, des pensées et des souvenirs mélancoliques semblaient s’emparer de mon oncle, et, après que j’eus fini de jouer, nous demeurâmes pendant quelques minutes tous quatre plongés dans nos réflexions. Tout à coup, un bruit de roues se fit entendre, et une voiture légère, que je connaissais de longue date, tourna autour de l’étable et s’arrêta à dix pas environ de l’endroit où nous étions assis.

À cette interruption inattendue, mon cœur fut sur le point d’éclater, et je m’aperçus que mon oncle n’était pas moins affecté que moi. Au milieu des draperies flottantes de châles d’été et des autres ornements de toilette féminine, se distinguaient quatre figures jeunes et joyeuses, et une cinquième rendue vénérable par l’âge. En un mot, ma grand’mère, ma sœur, les deux autres pupilles de mon oncle, et Mary Warren étaient dans la voiture ; oui, la jolie, timide mais vive et intelligente fille du recteur, était de la partie, semblant être chez elle et tout à fait à l’aise, comme quelqu’un parmi des amis. Elle fut la première à parler, et, s’adressant à ma sœur d’une voix douce et calme, quoique exprimant la surprise, elle lui dit :

— Voilà précisément les deux colporteurs dont je vous ai parlé, Marthe ; maintenant vous pourrez entendre bien jouer de la flûte.

— Je doute qu’il puisse mieux jouer que Hughes, fut là réponse de ma sœur. Mais j’aimerai à entendre sa musique, quand même ce ne serait que pour nous rappeler celui qui est si loin de nous.

— Ayons donc la musique, mon enfant, s’écria ma grand’mère, quoique ce ne soit pas nécessaire pour nous rappeler notre cher garçon.

— Bonjour, Susquesus, j’espère que cette belle journée vous fait du bien.

— Sago, répliqua l’indien, faisant du bras un geste plein de dignité et même de grâce, quoiqu’il demeurât assis. Temps bon, grand esprit bon. Comment vont les squaws ?

— Nous sommes toutes très-bien, merci, Sans-Traces. Bonjour, Jaaf ; et vous, comment vous trouvez-vous en-ce beau jour ?

Yop, ou Jaap ou Jaaf, se leva en chancelant, fit un profond salut, et répondit de ce ton moitié respectueux, moitié familier des vieux serviteurs de famille que l’on rencontrait chez nos pères :

— Merci, miss Dus, de tout mon cœur. Passablement bien, jourd’hui ; mais le vieux Sus, il tombe et devient plus vieux et plus vieux.

Or, des deux, l’Indien était certainement le plus solide monument d’antiquité, quoiqu’il fût moins remuant que le nègre. Mais le penchant à voir la paille dans l’œil du voisin était une faiblesse bien connue et bien enracinée chez Jaaf ; l’exemple qu’il en donnait alors fit sourire tout le monde. Je fus enchanté surtout de voir les yeux riants et rayonnants de Mary Warren, quoiqu’elle gardât le silence.

— Je ne puis dire que je sois d’accord avec vous en cela, Jaaf, reprit ma grand’mère. Sans-Traces porte les années admirablement, et je crois qu’il y a longtemps que je ne l’ai vu aussi bien qu’en ce moment. Aucun de nous n’est aussi jeune, assurément, comme dans les jours où nous fîmes connaissance, Jaaf ; car, il y a de cela, je crois, près de soixante ans.

— Vous n’êtes qu’une petite-fille, murmura le nègre. Vieux Sus être réellement vieux mais miss Dus et maître Mordaunt, ils se sont mariés que l’autre jour, c’était après la révolution.

— C’est vrai, répliqua la vénérable aïeule avec un certain accent de mélancolie, mais la révolution a eu lieu, il y a bien, bien des années.

— Eh bien ! je suis surpris, miss Dus ! comme vous appelez cela bien des années, lorsque cela l’autre jour ! reprit l’opiniâtre nègre, qui commençait à devenir impatient, parlant d’un air de dépit, comme s’il lui déplaisait d’entendre une chose qu’il ne pouvait accorder. Maître Corny un peu vieux, peut-être, s’il vit encore, mais tout le reste de vous, enfants, rien qu’enfants. Dites-moi une chose, miss Dus, est-il vrai qu’on a une ville à Satanstoe ?

— Une tentative a été faite, il y a peu d’années, pour transformer en villes toute la contrée mais je crois qu’on ne fera jamais de Satanstoe qu’une excellente ferme.

— Tant mieux. Cela bonne terre, je vous le dis. Un acre de terre là-bas, mieux que vingt acres par ici.

— Mon petit-fils ne serait pas flatté de vous entendre dire cela, Jaaf.

— Que petit-fils, miss Dus. Je souviens que vous avez un petit enfant l’autre jour, mais cet enfant ne peut pas avoir enfant.

— Ah ! Jaaf, mon vieil ami, mes enfants sont depuis longtemps des hommes et des femmes, et s’avancent vers la vieillesse. L’un, et c’était mon premier-né, est parti avant nous pour un monde meilleur, et son fils est votre jeune maître. Cette jeune personne, assise vis à-vis de moi, est la sœur de ce jeune maître, et elle serait chagrine de penser que vous puissiez l’avoir oubliée.

Jaaf était arrêté par une difficulté assez commune dans la vieillesse ; il oubliait toutes les choses de date récente, et se rappelait celles qui s’étaient passées un siècle auparavant. Notre mémoire est une tablette qui tient constamment de nos opinions et de nos habitudes. Dans la jeunesse, les impressions s’y font aisément, et les images qui y sont gravées, sont claires, distinctes et profondes, tandis que celles qui succèdent deviennent trop accumulées, prennent moins racine, parce qu’elles trouvent le terrain déjà occupé. Dans l’occasion présente, l’âge était si grand que le changement était réellement frappant, les souvenirs du vieux nègre agissant parfois sur l’esprit comme une voix de la tombe. Quant à l’Indien, comme je m’en aperçus plus tard, il était, sous tous les rapports, beaucoup mieux conservé que le nègre ; sa grande tempérance, l’exercice en plein air et l’abstention de travail, outre les aises et l’abondance d’une vie à demi civilisée qui durait depuis près d’un siècle, contribuaient à maintenir les forces de l’âme et du corps. Pendant que je le regardais, je me rappelai ce que, pendant mon enfance, j’avais appris de son histoire.

Il avait toujours plané un mystère sur la vie de l’Onondago. Personne, du moins, n’en avait su les détails, excepté Andries Coejemans, oncle de ma chère grand’mère et qui avait été connu parmi nous sous le sobriquet du « porteur de chaînes. » Ma grand’mère m’avait dit que l’oncle, porteur de chaînes, savait parfaitement tout ce qui concernait Susquesus, la raison pour laquelle il avait quitté sa tribu, était devenu un chasseur, un guerrier et un coureur parmi les faces pâles, et qu’il avait toujours dit que les défaits faisaient grand honneur à son ami rouge ; mais qu’il n’avait pas voulu en révéler davantage. Telle était cependant la réputation d’intégrité et de véracité du porteur de chaînes, qu’il avait suffi de sa parole pour assurer à l’Onondago la confiance entière de toute la famille, et une expérience de quatre-vingt-dix ans avait prouvé que cette confiance était bien placée.

Quelques-uns attribuaient l’exil volontaire du vieillard à l’amour ; d’autres à la guerre, d’autres, enfin, aux conséquences cruelles de ces hostilités personnelles qui règnent parmi les hommes à l’état sauvage. Mais tout cela était resté obscur et mystérieux, et nous en étions réduits aux conjectures alors que nous approchions du dix-neuvième siècle, de même que nos pères l’étaient au milieu du dix-huitième. Revenons maintenant au nègre.

Quoique Jaaf m’eût momentanément oublié, et qu’il eût tout à fait oublié mes parents, il se rappelait ma sœur qui était dans l’habitude de le voir souvent. De quelle manière liait-il son existence à celle de la famille, c’est ce qu’il n’est pas aisé de dire ; mais il la connaissait de vue, de nom et pour ainsi dire d’instinct.

— Oui ! oui ! cria-t-il un peu vivement, faisant claquer l’une contre l’autre ses grosses lèvres ; oui, connaître miss Patty, sans doute. Miss Patty, très-belle, plus belle chaque fois que je la vois ; yah ! yah ! yah ! Le rire du vieux nègre avait quelque chose d’effrayant et de surnaturel, mais il s’y trouvait quelque chose de joyeux comme dans tous les rires des nègres. Yah ! yah ! yah ! Oui ; miss Patty remarquablement belle, beaucoup de ressemblance à miss Dus. Je suppose que miss Patty est née vers le temps de la mort du général Washington.

Comme cette supposition faisait plus que doubler l’âge de ma sœur, elle produisit un rire général parmi les jeunes étourdies qui étaient dans la voiture. Un rayon de bonne humeur qui approchait d’un sourire, glissa sur la figure de l’Onondago et agita légèrement ses muscles ; mais il garda le silence. J’eus des raisons de croire que la tablette de sa mémoire était en meilleur état que celle de Jaaf.

— Quels amis avez-vous avec vous ce matin, Jaaf ? demanda ma grand’mère, en inclinant gracieusement sa tête vers nous, pendant que mon oncle Ro et moi nous nous levions vivement pour répondre à sa politesse.

Quant à moi, j’avoue franchement que j’eusse volontiers sauté dans la voiture, pour embrasser mon excellente grand’mère, presser Patt contre mon cœur et d’autres peut-être aussi. Mon oncle Ro avait plus d’empire sur lui-même, quoique je pusse voir que le son de voix de sa vénérable mère fut sur le point de le jeter hors de lui.

— Ceux-ci être colporteurs, Madame ; je suppose, dit le nègre, porter des boîtes avec quelque chose dedans, et jouer d’une nouvelle espèce de violon. Allons, jeune homme, donnez à miss Dus un air, un air joyeux, qui fasse danser un vieux nègre.

Je disposai moi-même ma vielle et j’allais commencer une ritournelle, lorsque je fus interrompu par une voix douce, mais devenue plus douce par la vivacité du ton.

— Oh ! pas cela, pas cela ; la flûte ! la flûte s’écria Mary Warren, rougissant jusqu’aux oreilles de sa hardiesse, du moment où elle vit qu’on l’avait entendue, et que j’étais sur le point d’obéir.

Il est à peine nécessaire d’ajouter que je m’inclinai respectueusement et, déposant ma vielle, je tirai ma flûte de ma poche et commençai à jouer un des airs les plus nouveaux d’un opéra en vogue. À peine avais-je exécuté quelques mesures, que je vis le rouge monter aux joues de Marthe, et l’émotion qu’elle éprouva me convainquit qu’elle se rappelait l’instrument favori de son frère. Pendant les cinq années passées en Europe, j’avais fait d’immenses progrès ; des maîtres, à Naples, Paris, Vienne et Londres, m’avaient grandement perfectionné, et j’espère que l’on ne me trouvera pas trop présomptueux, si j’ajoute que la nature aussi devait faire quelque chose. Mon excellente grand’mère m’écouta avec la plus vive attention, et les quatre jeunes personnes furent enchantées.

— Cette musique est digne d’être entendue dans un salon, dit la première aussitôt que j’eus terminé, et nous espérons l’entendre ce soir à la maison, si vous restez encore dans notre voisinage. En attendant, nous allons continuer notre promenade.

En parlant ainsi, ma grand’mère se pencha et étendit vers moi sa main avec un sourire bienveillant. Je m’avançai, reçus le dollar qui m’était offert, et, incapable de maîtriser mes sentiments, je pressai mes lèvres sur sa main, avec respect mais avec ferveur. Si la figure de Marthe avait été près de moi, elle aurait probablement aussi eu sa part. Je suppose qu’on ne trouva rien d’extraordinaire de ce mode d’hommage respectueux, des étrangers pouvant avoir d’étranges coutumes ; mais, quoique la voiture s’éloignât aussitôt, je pus voir sur la figure vénérable de ma grand’mère un mouvement de surprise ; elle avait été frappée de la chaleur de mes démonstrations. Mon oncle s’était un peu éloigné, sans doute pour cacher les larmes qui remplissaient ses yeux, et Jaaf le suivait vers la hutte où il se dirigeait, pour faire les honneurs de l’endroit. Je restais donc seul avec l’Indien.

— Pourquoi pas embrasser figure de grand’mère ? me demanda l’Onondago d’un air calme.

Un coup de tonnerre eût éclaté sur ma tête, que je n’aurais pas été plus stupéfait. Ce déguisement qui avait trompé mes plus proches parents, qui avait défié Sénèque Newcome et même sa sœur Opportunité, n’avait pu me cacher à l’Indien dont les facultés devaient être affaiblies par l’âge.

— Est-il possible, Susquesus, que vous me reconnaissiez m’écriai-je, que vous vous souveniez même de moi ! J’aurais pensé que cette perruque, que ces habits m’auraient caché à tous les yeux !

— Certes, répondit-il tranquillement. Connaître jeune chef aussitôt que je l’ai vu ; connaître père ; connaître mère ; connaître grand’père, grand’mère, grand grand’père et son père aussi ; connaître vous. Pourquoi oublier jeune chef ?

— M’aviez-vous reconnu avant que j’embrassasse la main de ma grand’mère, ou est-ce cet acte qui m’a trahi ?

— Connaître aussitôt que voir. Pourquoi des yeux s’ils ne connaissent pas ? Connaître oncle-là. Soyez les bienvenus.

— Mais vous ne nous ferez pas connaître aux autres, Sans-Traces ? Nous avons toujours été amis, j’espère ?

— Certes, amis. Pourquoi vieux aigle, avec tête blanche, frapper jeune pigeon ? Jamais hache dans le sentier entre Susquesus et quelqu’un de la tribu de Ravensnest. Trop vieux pour la déterrer maintenant.

— Il y a de fortes raisons pour que mon oncle et moi nous ne soyons pas reconnus pendant quelques jours. Peut-être avez-vous entendu parler de ces mouvements qui troublent le pays ?

— Que sont-ils ces mouvements ?

— Les tenanciers sont fatigués de payer la rente, et désirent faire de nouveaux marchés qui les rendent maîtres des fermes qu’ils occupent.

Une légère agitation passa sur les traits sombres de l’Indien ses lèvres se remuèrent, mais il ne proféra aucune parole.

— Avez-vous entendu parler de cela, Susquesus ?

— Petit oiseau a dit cette chanson à mon oreille ; je n’ai pas aimé l’entendre.

— Et ces Indiens qui parcourent le pays, armés de fusils et habillés en calicot ?

— Quelle tribu, ces Indgiens ? demanda Sans-Traces avec une vivacité et un feu que je ne lui supposais plus. Que font-ils, marchant dans le pays sur le sentier de la guerre, eh ?

— Dans un sens cela peut être. Ils appartiennent à la tribu anti-rentiste. Connaissez-vous cette nation ?

— Pauvres Indgiens, je crois. Pourquoi venir si tard ? pourquoi pas venir lorsque le pied de Susquesus était léger comme l’oiseau ? pourquoi attendre que les faces pâles soient plus nombreux que les feuilles de l’arbre ou les flocons de neige ? Il y a cent ans, lorsque ce chêne était petit, tribu d’Indgiens était quelque chose, aujourd’hui rien.

— Mais vous garderez notre secret, Sus ? vous ne direz même pas au nègre qui nous sommes.

Sans-Traces fit un signe d’assentiment ; puis il sembla tomber dans une espèce de léthargie, ne paraissant pas disposé à poursuivre ce sujet. Je m’approchai de mon oncle pour lui raconter ce qui venait de se passer entre nous. Il fut aussi étonné que je l’avais été, d’apprendre qu’un homme aussi âgé nous eût reconnus sous un déguisement qui avait trompé nos plus proches parents. Mais la pénétration de l’Indien et son talent d’observation avaient été longtemps remarquables. Comme sa bonne foi, d’ailleurs, était à l’épreuve, aucun de nous n’éprouva sérieusement la crainte d’être trahi.

  1. Bonjour.