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Redgauntlet/Chapitre 13

La bibliothèque libre.
Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 322-335).


CHAPITRE XIII.

SUITE DES AVENTURES D’ALAN FAIRFORD.

LA TRAVERSÉE.


Fairford suivit son guide farouche à travers un labyrinthe de barils et de tonneaux, où il manqua plus d’une fois de se casser le cou : de là il passa dans une pièce qui, à en juger par un bureau et les différentes choses nécessaires pour écrire, sur lesquelles tomba la lumière de la lanterne, semblait être un petit cabinet où l’on tenait les comptes de commerce. On n’apercevait aucune issue ; mais le contrebandier, ou l’allié du contrebandier, s’aidant d’une échelle, décrocha un vieux tableau qui laissa voir une porte élevée d’environ six pieds au-dessus du sol. Fairford, continuant de suivre Job, se trouva plongé dans un second passage tortueux et obscur, qui lui rappela involontairement le procès de Pierre Peebles. Au bout de ce labyrinthe, et lorsqu’il ne se doutait nullement de l’endroit où l’on pouvait l’avoir conduit, lorsqu’il était tout à fait désorienté, Job ouvrit tout à coup la lanterne, et profitant de la flamme pour allumer deux chandelles qui se trouvaient sur la table, il demanda à l’étranger s’il voulait manger quelque chose, lui recommandant en tout cas un verre d’eau-de-vie pour chasser l’air de la nuit. Fairford refusa ces deux offres, mais réclama son bagage.

« Le vieux maître en prendra soin lui-même, » répondit Job Rutledge ; et se retirant du côté par lequel il était entré, il disparut vers l’extrémité de l’appartement par une issue qu’Alan n’avait pu remarquer, car les chandelles ne répandaient encore qu’une lumière imparfaite. Le jeune et imprudent voyageur resta donc seul dans la pièce où il avait été conduit par un si singulier chemin.

Dans cette situation, le premier soin d’Alan fut d’examiner avec attention le lieu où il se trouvait : en conséquence, après avoir mouché les lumières, il fit à pas lents le tour de l’appartement, examinant les meubles et les dimensions. Il lui sembla que c’était une petite salle à manger, comme on en trouve d’ordinaire dans les maisons des artisans et des boutiquiers qui jouissent d’une certaine aisance ; à l’extrémité était un petit buffet, et tout l’ameublement n’avait rien de remarquable. Il découvrit une porte qu’il tâcha d’ouvrir, mais elle était fermée en dehors. Une autre porte pratiquée dans le même côté de l’appartement lui donna entrée dans un cabinet garni de tablettes, sur lesquelles étaient des bols à punch, des verres, des tasses à thé, et d’autres objets semblables ; à un clou était suspendue une grande redingote d’une étoffe très-grossière, avec deux pistolets d’arçon qui sortaient de la poche, et par terre étaient de grosses bottes, telles qu’on en portait à cette époque, du moins pour les longs voyages.

Peu satisfait de cette découverte, Alan Fairford ferma la porte, et continua sa ronde le long des murailles de l’appartement, pour découvrir par où Job Rutledge avait disparu. Mais le passage secret était trop habilement caché, et le jeune avocat n’eut rien de mieux à faire qu’à réfléchir sur la singularité de sa situation présente. Il savait depuis long-temps que les lois sur la douane avaient occasionné entre l’Écosse et l’Angleterre un commerce actif de contrebande qui existait alors, comme aujourd’hui, et qui continuera d’exister jusqu’à l’abolition complète du misérable système qui établit une inégalité de droits entre les différentes parties du même royaume : système qui, soit dit en passant, ressemble beaucoup à la conduite d’un athlète qui se lierait un bras pour mieux combattre avec l’autre. Mais Fairford ne pensait pas que pour faire ce trafic illicite il y eût des établissements aussi étendus et aussi réguliers ; il n’aurait jamais pu concevoir que le profit pût être assez considérable pour permettre de construire des bâtiments si vastes, avec tous ces longs corridors servant aux communications secrètes. Il songeait à toutes ces circonstances, non sans quelque inquiétude sur la continuation de son voyage, lorsque tout à coup, levant les yeux, il aperçut à l’extrémité de l’appartement le vieux M. Trumbull, portant d’une main un petit paquet, et de l’autre sa lanterne sourde, dont il dirigea la lumière en plein sur le visage de Fairford, en s’avançant vers lui.

Quoiqu’une telle apparition fût exactement ce à quoi il devait s’attendre, pourtant il ne vit pas sans émotion ce vieillard au visage sévère arriver si subitement ; surtout quand il se rappela (et cette idée était particulièrement choquante pour un jeune homme qui avait, comme lui, reçu une éducation pieuse) que cet hypocrite à cheveux gris venait probablement d’adresser au ciel de ferventes prières pour la réussite des transactions mystérieuses qu’il allait entreprendre dans ce commerce illégal.

Le vieillard, accoutumé à lire avec promptitude et finesse sur la physionomie des gens auxquels il avait affaire, ne manqua pas de remarquer une espèce de trouble dans les traits de Fairford. « Le repentir vous est-il venu ? dit-il ; allez-vous renoncer à l’aventure ?

— Jamais ! » s’écria Fairford d’un ton ferme, stimulé à la fois par son courage naturel et par le souvenir de son ami ; « jamais, tant que la vie et la force me resteront !

— Je vous ai apporté une chemise propre et des bas, c’est tout le bagage que vous pouvez convenablement prendre avec vous, et je prierai un de nos gens de vous prêter une redingote ; car il est imprudent de naviguer et de monter à cheval sans être bien couvert. Quant à votre valise, elle sera aussi bien en sûreté dans ma maison, fût-elle pleine de l’or d’Ophir, que si l’or était encore au fond de la mine.

— Je n’en doute nullement.

— Et maintenant, dites-moi, s’il vous plaît, sous quel nom dois-je vous présenter à Nanty[1] Ewart ?

— Par le nom d’Alan Fairford.

— Mais c’est là véritablement votre nom et votre prénom ?

— Et pourquoi vous en dirais-je d’autres ? croyez-vous que j’aie besoin de les déguiser ? Et d’ailleurs, monsieur Trumbull, » ajouta Alan, pensant qu’une petite plaisanterie pourrait faire croire qu’il avait l’esprit tranquille, « vous vous applaudissiez tout à l’heure de n’avoir aucun rapport avec des gens qui déshonoraient leurs noms au point d’être obligés d’en changer.

— C’est vrai, très-vrai ; néanmoins, jeune homme, mes cheveux gris n’ont rien à se reprocher sur ce point ; car, lorsque par suite d’affaires je suis assis sous ma vigne et sous mon figuier, échangeant les liqueurs fortes du Nord contre l’or qui en est le prix, je n’ai, grâce au ciel, aucun déguisement à prendre avec personne, et je porte mon propre nom de Thomas Trumbull, sans courir aucun risque de le voir insulté. Au reste, vous qui allez voyager dans de mauvais chemins et avec d’étranges gens, vous pourriez bien avoir deux noms, comme vous avez deux chemises, l’une servant à tenir l’autre blanche. »

Là, il fit entendre un grognement sourd qui dura exactement deux vibrations d’une pendule, et c’était la seule manière de rire à laquelle le vieux Turnpenny eût l’habitude de se livrer.

« Vous avez de l’esprit, monsieur Trumbull, dit Fairford ; mais des plaisanteries ne sont pas des arguments : — je garderai mon vrai nom.

— Comme il vous plaira, répondit le marchand ; il n’y a qu’un seul nom qui… » etc., etc.

Nous ne terminerons pas la citation impie des paroles sacrées que l’hypocrite débita tout entière pour clore la discussion.

Alan le suivit, muet et plein d’horreur, dans le renfoncement où était placé le buffet, et ce buffet était construit de manière à cacher une autre de ces trappes qui étaient si abondantes dans tout le bâtiment. Cette issue secrète les ramena dans le corridor tortueux par lequel le jeune avocat était venu. La direction qu’ils suivirent alors dans ce labyrinthe différait de celle qu’avait prise Rutledge en amenant Fairford. Le chemin montait toujours, et il aboutit à une fenêtre de grenier. Trumbull l’ouvrit, et avec plus d’agilité que son âge ne promettait, il grimpa sur les plombs. Si jusque-là Fairford avait marché dans une atmosphère épaisse et dans des souterrains, il voyagea alors au milieu d’un air assez pur ; car il lui fallut suivre son guide sur les gouttières et les ardoises que le vieux contrebandier parcourait avec la dextérité d’un chat. Il est vrai que sa marche était facilitée par la connaissance exacte des endroits où il devait poser le pied et s’accrocher de la main, chose que Fairford ne pouvait pas faire aussi aisément ; mais, après un voyage difficile et parfois périlleux sur les toits de deux ou trois maisons, ils descendirent enfin par une lucarne dans un grenier, et par un escalier du grenier dans un cabaret ; car le bruit des sonnettes, les cris de « Holà ! garçon ! — quelqu’un ici ! » — et des chœurs de chansons navales, outre d’autres bruits de ce genre, annonçaient la destination du lieu.

Lorsqu’ils furent descendus au second étage, ils entrèrent dans une chambre où se trouvait une lumière, et le vieux Trumbull tira trois fois le cordon de la sonnette, en laissant entre chaque coup un certain intervalle, pendant lequel il compta tranquillement le nombre vingt. Aussitôt après le troisième coup, l’hôte arriva tout doucement et avec un air de mystère sur son gai visage. Il souhaita respectueusement le bonjour à M. Trumbull, qui se trouvait être son propriétaire, et témoigna quelque surprise de le voir si tard, un samedi soir.

« Et moi, Robin Hastie, répliqua le propriétaire au locataire, je suis plus surpris que charmé d’entendre tant de tapage dans votre maison, lorsque nous sommes si près de l’honorable sabbat ; et je dois vous rappeler, Robin, que c’est violer les conditions de votre bail qui stipule que vous fermerez votre boutique le samedi à neuf heures au plus tard.

— Je le sais, monsieur, » répondit Robin Hastie peu alarmé par la gravité de ce reproche, « mais vous devez prendre en considération que je n’ai reçu personne depuis neuf heures, excepté vous-même, monsieur Trumbull, qui, soit dit en passant, êtes entré sans être introduit ; car la plupart des gens qui boivent en bas y sont depuis plusieurs heures, ont chargé le brick, et attendent son départ. La marée n’est pas encore tout à fait haute, et je ne puis mettre mon monde à la porte. Si je le faisais, les drôles s’en iraient dans quelque autre cabaret, leurs âmes ne s’en trouveraient pas beaucoup mieux, et ma bourse en serait beaucoup plus mal. En effet, comment puis-je payer mon loyer si je ne vends pas mes liqueurs ?

— Oh ! alors, dit Thomas Trumbull, si c’est une œuvre de nécessité, faite avec une honnête indépendance, et par suite d’affaires, sans doute c’est le baume de Gilead. Mais, je te prie, Robin, vois un peu si Nanty Ewart se trouve, comme il est très-probable, parmi ces malheureux ivrognes, et dans ce cas, dis-lui de venir me parler ici à moi et à ce jeune homme. Et comme on s’altère en parlant, Robin, — vous nous servirez un bol de punch : vous connaissez ma mesure.

— Depuis un mutchkin jusqu’à un galon, je connais le goût de Votre Honneur, monsieur Thomas Trumbull, et vous me pendrez au-dessus de mon enseigne s’il y a une goutte de citron de plus, ou une miette de sucre de moins qu’il ne vous en faut. Vous voilà trois : — vous avalerez bien la vieille grande mesure d’Écosse au succès du voyage ?

— Mieux vaut prier pour cela que d’y boire, Robin. Vous faites là un dangereux métier : il nuit à bien du monde, Robin, — à l’hôte et aux pratiques. Mais vous nous donnerez le bol bleu, — Robin — le bol bleu : — il apaisera toute leur soif, et les empêchera de commettre de nouveau le péché de demander encore à boire un samedi au soir. Oui, Robin, Nanty Ewart me fait pitié : — Nanty aime un peu trop à poser le petit doigt sous un verre, et nous ne pouvons l’en empêcher, Robin, pourvu qu’il lui reste assez déraison pour conduire le brick.

— Nanty Ewart pourrait le conduire à travers le golfe de Pensland, lors même qu’il aurait bu toute la mer Baltique, » dit Robin Hastie. Et descendant à la hâte, il revint promptement avec les ingrédients de ce qu’il appelait son triomphe : ces éléments consistaient en deux pintes anglaises d’eau-de-vie renfermées dans un vaste bol bleu, avec les autres matériaux nécessaires pour faire un punch, en proportions aussi formidables. En même temps il introduisit M. Antony ou Nanty Ewart, dont l’extérieur, quoiqu’il fût déjà passablement échauffé par la liqueur, était tout différent de ce qu’attendait Fairford. Sa mise était à la fois élégante et misérable. Elle consistait en un habit orné de galons jadis neufs, — en un petit chapeau à cornes garni de la même manière, — en un gilet écarlate également couvert de broderies usées, avec des culottes de la même étoffe et des jarretières d’argent. En outre, il portait un petit sabre et une paire de pistolets dans un ceinturon qui n’était pas plus frais que le reste du costume.

« Me voici, patron, » dit-il en serrant la main de M. Trumbull. « Fort bien ! je vois que vous avez fait mettre du grog à bord.

— Ce n’est pas ma coutume, monsieur Ewart, répliqua le vieillard, comme vous le savez bien, de venir boire et rire si tard un samedi au soir ; mais j’avais besoin de recommander à vos bons soins un jeune homme de mes amis qui remplit une mission toute spéciale, celle de porter à notre vieille connaissance le laird une lettre de Tête-en-Péril, comme on l’appelle.

— Oui, — vraiment ! — il faut alors qu’on ait grande confiance en lui : il est bien jeune ! — Je vous souhaite mille prospérités, monsieur, » ajouta-t-il en s’inclinant vers Alan Fairford, « mais, par Notre Dame, comme dit Shakspeare, vous portez un coup à une belle fin. Allons, patron, nous boirons à la santé de monsieur ! — Comment s’appelle-t-il ! Diable ! quel est son nom ? — Me l’avez-vous dit ? — et l’ai-je déjà oublié ?

— M. Alan Fairford, répondit Trumbull.

— Oui-da ! — Alan Fairford[2] ! — le beau nom pour un commerçant libre ! — Monsieur Alan Fairford, je vous salue, et puissiez-vous ne pas parvenir de sitôt au dernier terme de votre ambition, qui est à mes yeux l’échelon le plus haut d’une certaine échelle. »

Tout en parlant ainsi, il s’empara de la cuiller à punch, et se mit à remplir les verres. Mais M. Trumbull lui arrêta la main, jusqu’à ce qu’il eût, pour citer ses propres expressions, sanctifié la liqueur par un long bénédicité ; et pendant qu’il le récitait, il ferma bien les yeux ; mais ses narines se dilatèrent, comme s’il humait avec une satisfaction particulière l’odeur du punch allumé.

Lorsque la prière fut enfin terminée, les trois amis s’attablèrent autour du bol, et invitèrent Alan Fairford à les imiter. Inquiet sur sa situation, et dégoûté qu’il était d’une pareille compagnie, il demanda et n’obtint qu’avec peine, en alléguant la fatigue, le mal de tête et d’autres raisons semblables, la permission de se coucher sur un canapé qui se trouvait dans l’appartement, et essaya du moins de prendre quelque repos jusqu’à ce que la marée fût entièrement montée, car le bâtiment devait alors mettre à la voile.

On lui permit enfin de satisfaire à son désir, et il s’étendit sur le canapé, les yeux quelque temps fixés sur les joyeux buveurs dont il ne voulait pas partager l’orgie, et cherchait à saisir quelques mots de leur conversation. Mais il reconnut bientôt que c’était peine inutile ; car les mots et les phrases qu’il parvenait à entendre étaient si complètement déguisés par leur argot, leurs expressions convenues et leur latin de voleur, que lors même qu’il comprenait chaque mot en particulier, il ne pouvait jamais réussir à saisir le sens d’une phrase. Enfin il s’endormit.

Ce fut après avoir reposé trois ou quatre heures qu’Alan fut réveillé par des voix qui lui criaient de se lever et de se tenir prêt à partir. Il se remit en conséquence sur ses pieds, et se retrouva encore avec les joyeux compagnons qui venaient d’achever leur vaste bol de punch ; à la grande surprise d’Alan, la liqueur n’avait que fort peu troublé le cerveau de ses gens qui étaient accoutumés à boire à toute heure, et d’une manière tout à fait désordonnée. — L’hôte avait à la vérité la langue un peu épaissie, et les textes de M. Thomas Trumbull ne sortaient pas aussi nettement de sa bouche ; mais Nanty était un de ces buveurs qui, étant dès les premiers verres ce que les bons vivants appellent en train, restent des jours et des nuits de suite au même point d’ivresse ; et de fait, comme ils sont rarement tout à fait sobres, il est rare aussi de les voir complètement ivres. Bref, si Fairford n’avait pas su de quelle manière Ewart avait employé son temps tandis qu’il dormait lui-même, il aurait presque juré, en se réveillant, que le drôle était moins dans les vignes du Seigneur que lorsqu’il était entré dans la chambre.

Il fut confirmé dans cette opinion lorsqu’ils descendirent au rez-de-chaussée, où deux ou trois marins et autant de drôles à mine de bandits attendaient les ordres de leur chef. Ewart se chargea du soin de les leur donner, et il le fit avec brièveté et précision ; puis il veilla à ce qu’ils fussent exécutés avec le silence et la promptitude que le cas exigeait. Tous furent ensuite renvoyés au brick qui, comme Fairford fut à même de le comprendre, était à l’ancre un peu au-dessous dans la rivière, attendu qu’elle était navigable pour les navires, prenant peu d’eau jusqu’à un mille environ de la ville.

Lorsqu’ils sortirent de l’auberge, le cabaretier leur souhaita le bonsoir. Le vieux Trumbull les accompagna une certaine partie du chemin ; mais l’air produisit sans doute un grand effet sur son cerveau ; car, après avoir rappelé à Alan Fairfoid que le lendemain était l’honorable jour du sabbat, il entama une exhortation d’une longueur démesurée pour l’engager à le garder saintement. Enfin s’apercevant peut-être qu’il devenait inintelligible, il mit un volume entre les mains de Fairford, — et lui dit en s’interrompant par des hoquets : — « Bon livre ! — très-bon livre ! excellent recueil d’hymnes — dignes de l’honorable jour du sabbat qui tombe demain. » En ce moment, la langue de fer du Temps cria cinq heures du haut du beffroi d’Annan, à la plus grande confusion des idées de M. Trumbull, déjà très-confuses en elles-mêmes. « Oui-da ? dimanche est-il déjà venu et parti ? — Le ciel soit loué ! seulement c’est merveille que l’après-dîner soit si sombre pour cette époque de l’année. Le sabbat s’est passé bien tranquillement ; mais nous avons droit de nous en féliciter, nous ne l’avons pas tout à fait mal employé. Il est vrai, je n’ai pas bien entendu le prédicateur : — c’est un froid moraliste qui a parlé, je m’en doute ; — mais la prière, oh ! — je m’en souviens comme si je l’avais lue moi-même. » Là, il récita une ou deux oraisons qui faisaient probablement partie de ses prières de famille, lorsqu’il fut dérangé par ce qu’il appelait une suite d’affaires. « Je ne me souviens pas, reprit-il, d’avoir de ma vie passé si bien un jour de sabbat. » — Alors il se recueillit un peu, et dit à Alan : « Vous pouvez tout de même lire ce livre demain, monsieur Fairford, quoique demain soit lundi ; car, voyez-vous, c’est samedi que nous avons fait connaissance : c’est aujourd’hui dimanche ; et nous voilà à la nuit ; le jour du sabbat nous a donc glissé à travers les doigts, comme l’eau à travers un tamis, pour ne plus revenir ; et il nous faut recommencer dès demain des occupations fatigantes, basses, viles, terrestres, qui sont indignes d’une âme immortelle — toujours excepté par suite d’affaires. »

Trois des matelots retournaient alors à la ville, et, d’après l’ordre de Nanty, ils coupèrent court à l’exhortation du patriarche en le reconduisant à sa demeure. Le reste de la troupe se dirigea vers le brick, qui n’attendait plus que leur arrivée pour mettre à la voile et descendre la rivière. Nanty Ewart se plaça aussitôt au gouvernail, et le seul contact de la barre sembla dissiper le reste de l’influence de la liqueur qu’il avait bue : à travers ce canal dangereux et difficile, il sut diriger la course de son petit bâtiment avec autant d’habileté que de bonheur.

Alan Fairford profita quelque temps de l’éclat d’une matinée d’été, pour considérer les côtes entre lesquelles ils voguaient, devenant de moins en moins distinctes à mesure qu’elles s’éloignaient l’une de l’autre ; enfin se faisant un oreiller de son petit paquet, et s’enveloppant de la redingote dont l’avait muni le vieux Trumbull, il se coucha sur le tillac et essaya de ressaisir le sommeil d’où il avait été tiré peu auparavant. Il commençait à peine à fermer les yeux, lorsqu’il sentit quelque chose le toucher ; grâce à sa présence d’esprit, il se rappela aussitôt sa situation, et résolut de ne témoigner aucune inquiétude avant d’être bien certain des intentions qu’on pouvait avoir sur lui ; mais il fut bientôt délivré de crainte, en s’apercevant que c’était Nanty Ewart qui avait l’attention d’étendre sur son corps, aussi doucement que possible, un grand manteau de marin, pour le garantir de l’air froid de la matinée.

« Tu n’es qu’un jeune coq » murmurait-il à part soi ; « mais ce serait pitié que tu tombasses du perchoir avant d’avoir un peu plus connu les douceurs et les amertumes de ce monde ; — quoiqu’en vérité, si le sort commun t’attend, mieux vaudrait t’abandonner à la chance d’une bonne fièvre. »

Ces paroles, et les soins touchants avec lesquels le commandant du petit brick entourait Fairford de son manteau de marin, donnèrent au jeune aventurier une confiance qu’il n’avait encore pu tout à fait éprouver. Il s’étendit avec une sécurité plus parfaite sur les planches, toutes dures qu’elles fussent, et s’endormit bientôt, quoique son sommeil fût agité et ne donnât aucun délassement à son corps.

Nous avons déjà donné à entendre qu’Alan Fairford avait hérité de sa mère une constitution délicate, avec tendance à la consomption. Fils unique, donnant de pareils motifs de crainte, on avait veillé toujours, avec la plus minutieuse attention, à ce qu’il ne couchât point dans un lit humide et n’eut point les pieds mouillés ; bref, on lui avait toujours sauvé les différentes incommodités de ce genre, auxquelles les jeunes Calédoniens de plus haute naissance, mais de tempérament plus robuste, sont généralement accoutumés. Chez l’homme, l’esprit soutient la faiblesse physique, de même que dans les tribus ailées les plumes soutiennent le corps. Mais il y a des limites à l’étendue de ces facultés ; et comme les ailes de l’oiseau finissent par se lasser, ainsi la vis animi des humains s’épuise par des fatigues continues.

Lorsque le jeune voyageur fut réveillé par la lumière du soleil, déjà bien haut dans le ciel, il se trouva accablé d’un mal de tête presque intolérable, outre une chaleur horrible, une soif dévorante, des douleurs lancinantes dans le dos et les reins, et les autres symptômes qui annoncent un rhume violent accompagné de fièvre. Les fatigues dans lesquelles il avait passé le jour et la nuit d’auparavant, fatigues qui auraient pu n’avoir rien de dangereux pour la plupart des jeunes gens, amenaient pour lui, dont la délicatesse de tempérament avait été augmentée par un excès de soin, des conséquences douloureuses et même périlleuses. Il sentit bien lui-même ce qu’il en était, et pourtant il tâcha de combattre ce commencement d’une indisposition, qu’à la vérité il attribuait surtout au mal de mer. Il s’assit sur le pont, et considéra le spectacle qui l’environnait ; car le petit navire avait déjà franchi tout le golfe de la Solway, et, poussé par un bon vent du nord, il commençait à se diriger vers le sud, passant l’embouchure de la rivière de Wampool, et se préparant à doubler la pointe la plus septentrionale du Cumberland.

Mais Fairford se sentait oppressé par de cruelles douleurs physiques, aussi bien que par une peine morale d’un caractère triste et accablant ; et ni le Criffel, s’élevant avec majesté, d’une part, ni, de l’autre, la ligne du Skiddaw et du Glaramara, apparaissant dans le lointain, mais d’une manière plus pittoresque, ne pouvaient attirer son attention, comme elle était ordinairement fixée par un paysage magnifique, et surtout quand cette vue avait quelque chose de nouveau aussi bien que d’imposant. Néanmoins, il n’était pas dans la nature d’Alan Fairford de s’abandonner au désespoir, même quand il y était excité par la souffrance. Il eut recours en premier lieu aux livres qu’il avait dans sa poche ; mais au lieu du petit Salluste qu’il avait emporté avec lui, afin que la lecture d’un auteur classique favori l’aidât à passer une heure ou deux, il en tira le prétendu recueil d’hymnes que lui avait donné quelques heures auparavant ce personnage sévère et scrupuleux, ce M. Thomas Trumbull, autrement nommé Turnpenny. Le volume était relié en noir, et son extérieur pouvait annoncer un psautier. Mais quel fut l’étonnement de Fairford, lorsqu’il lut sur le titre les mots suivants : — « Pensées joyeuses pour les gens joyeux, ou les Mélanges de la mère Minuit, ouvrage propre à faire passer le temps ; » et, dès qu’il en eut tourné quelques feuilles, il frémit d’horreur en voyant des contes obscènes et des chansons plus obscènes encore, ornées de figures non moins dégoûtantes que le texte.

« Bon Dieu ! pensa-t-il, se peut-il que ce réprouvé en cheveux blancs rassemble sa famille, et avec un recueil d’infamies licencieuses dans sa poche, ose s’approcher du trône de son Créateur ? La chose est réelle ; le livre est relié de la même manière que ceux qui servent à des buts de dévotion, et indubitablement le misérable, dans son état d’ivresse, aura confondu les livres qu’il portait sur lui, de même que les jours de la semaine. » — Saisi du dégoût qu’éprouve ordinairement un homme jeune et généreux à la vue des vices de la vieillesse, Alan, après avoir feuilleté le livre avec rapidité et dédain, le lança aussi loin que possible dans la mer. Il eut alors recours au Salluste qu’il avait d’abord vainement cherché. Quand il ouvrit ce livre, Nanty Ewart, qui regardait par-dessus son épaule, jugea bon d’exprimer son opinion.

« À mon avis, camarade, si vous êtes tellement scandalisé par un recueil d’histoires un peu gaillardes, qui, après tout, ne font de mal à personne, vous auriez mieux fait de me le donner que de le jeter dans la Solway.

— J’espère, monsieur, » répondit Fairford civilement, « que vous êtes dans l’habitude de lire des livres meilleurs ?

— Ma foi ! répliqua Nanty, si l’édition est de Genève, je pourrais lire mon Salluste aussi bien que vous-même ; » et, prenant le volume d’entre les mains d’Alan, il se mit à lire avec l’accent écossais : — « Igitur ex divitiis juventutem luxuria atque avaritia cum superbiâ invasere : rapere, consumere, sua parti pendere, aliena cupere ; pudorem, amicitiam, pudicitiam, divina atque humana omnia promiscua, nihil pensi neque moderati habere[3]. » — Voici un fameux soufflet donné en face à un honnête garçon qui a fait le flibustier ! « Ne pouvoir jamais conserver la moindre chose qui lui appartînt, ni tenir le bout de ses doigts à distance raisonnable des choses qui appartiennent à autrui ? » dites-vous. Fi ! fi ! ami Crispus, ta morale est aussi rude et aussi austère que ton style ; — l’une n’a pas plus d’indulgence que l’autre n’a de grâce. Sur mon âme ! il n’est pas poli de lancer des personnalités contre une vieille connaissance qui cherche à se rapprocher civilement de vous, après une séparation de vingt années. Par Dieu ! maître Salluste mérite d’aller dire bon jour à la Solway mieux que la mère Minuit elle-même.

— Peut-être sous quelques rapports mérite-t-il il un meilleur traitement de notre part, répliqua Alan ; car, s’il a décrit le vice dans toute sa laideur, il semble que ce soit dans l’intention de le faire détester.

— Hé bien ! j’ai entendu parler des Sortes Virgilianœ, et j’ose dire que les Sortes Sallustianœ sont aussi vrais à tous les titres. J’ai consulté l’honnête Crispus pour mon propre compte, et j’ai reçu une taloche pour ma peine. Mais voyons maintenant, j’ouvre le livre pour vous, et je vais regarder ce qui s’offrira tout d’abord à mes yeux. — Attention ! — « Catilina… omnium flagitiosorum atque facinorosorum circum se catervas habebat. » Et ensuite : — Etiam si quis à culpâ vacuus in amicitiam ejus inciderat, quotidiano usu par similisque cæteris efficiebatur[4]. » Voilà ce que j’appelle parler clairement ; le vieux Romain s’y entend à merveille, M. Fairford. Soit dit en passant, vous avez là un fameux nom pour un homme de loi[5].

— Tout homme de loi que je sois, je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

— Eh bien, alors, je peux m’y prendre d’une autre manière, aussi bien que ce vieil hypocrite, ce vieux coquin de Turnpenny le ferait lui-même. Sachez que je connais ma Bible autant que mon ami Salluste. » Il se mit alors, d’un ton nasillard et doucereux, à réciter le passage suivant de l’Écriture : « En conséquence, David partit, et se retira dans la caverne d’Adallam. Et tous ceux qui étaient dans la détresse, et tous ceux qui avaient des dettes, et tous ceux qui étaient mécontents, se réunirent autour de lui, et il devint leur capitaine. » — Que pensez-vous de cela ? » demanda-t-il en changeant soudain de ton. « Vous ai-je fait comprendre maintenant, monsieur ?

— Je vous comprends moins que jamais.

— Comment diable ! et vous êtes une frégate de correspondance entre Summertrees et le laird ! Dites cela aux soldats de marine, — les matelots ne le croiront pas[6]. Toutefois, vous avez raison d’être prudent, puisque vous ne savez pas à quelles gens vous fier, de quelles gens vous défier. — Mais vous avez l’air malade ; c’est seulement le froid du matin. — Voulez-vous une cruche de flip[7] ou un verre de rhumbo[8] bien chaud ? Voulez-vous plutôt rouler le gros câble ? » dit-il en montrant une bouteille d’eau-de-vie ; — « vous faut-il une chique, — une pipe — ou un cigare ? — une prise de tabac du moins, pour vous éclaircir le cerveau et vous ouvrir la compréhension ? »

Fairford rejeta toutes ces offres amicales.

« Eh bien, alors, continua Ewart, si vous ne voulez rien faire pour la liberté du commerce, il faut que je m’en acquitte moi-même. »

En parlant ainsi, il but un long trait d’eau-de-vie.

« C’est un poil du chien qui m’a mordu, reprit-il, — du chien qui finira par me tuer un jour ; et pourtant, maudit idiot que je suis, il faut toujours que je l’aie à la gorge. Mais, dit la vieille chanson… » Là, il se mit à chanter et chanta bien : —


Buvons avant que le jour tombe ;
On boit assez froid dans la tombe.


« Tout cela, continua-t-il, n’est pas un charme contre le mal de tête. Je voudrais avoir quelque chose qui vous fît du bien. — Vraiment ! mais nous avons du thé et du café à bord. Je m’en vais faire ouvrir une caisse ou un sac, et vous en aurez dans un instant. Vous êtes d’un âge où l’on préfère ces breuvages légers à des boissons plus fortes. »

Fairford le remercia et accepta son offre d’une tasse de thé.

On entendit bientôt Nanty Ewart crier : « Ouvrez-moi cette caisse, — prenez-y plein votre chapeau de thé, fils d’un singe et d’une guenon ; nous pouvons en avoir besoin une autre fois. — Pas de sucre ? on a tout employé pour le grog, dites-vous ? — Entamez-en un autre pain, allez donc ! — et mettez la bouilloire sur le feu ! que l’eau bouille, garçon d’enfer, en moins de rien ! »

Grâce à ces procédés énergiques, il fut bientôt en état de revenir à l’endroit où son passager gisait malade et épuisé, avec une jatte ou plutôt une écuelle de thé ; car tout se faisait sur une grande échelle à bord de Jenny la Sauteuse. Alan but ce cordial avec avidité, et parut si bien remis, que Nanty Ewart jura qu’il en voulait boire aussi ; il le mouilla seulement, comme il le dit, avec un verre d’eau-de-vie.



  1. Nanty, c’est-à-dire Antony. a. m.
  2. Fairford veut dire bon gué. Nanty se permet sur ce nom différentes variantes et plusieurs équivoques. a. m.
  3. Aussi, après les richesses, le luxe et la cupidité, avec l’orgueil s’emparèrent de la jeunesse romaine ; piller, dissiper, faire peu de cas de ses biens, convoiter ceux d’autrui ; oublier honneur, amitié, pudeur, enfin toutes choses divines et humaines et ne plus connaître ni frein ni loi, telle fut la conduite générale. a. m.
  4. Catilina… avait autour de lui des bandes d’hommes corrompus et débauchés ; même si quelqu’un exempt de vices devenait son ami, une habitude journalière le rendait bientôt pareil et semblable aux autres. a. m.
  5. Fair beau, word, mot : fairword, belle parole. a. m.
  6. The sailors won’t believe it ; phrase proverbiale usitée parmi les marins ; cela signifie : vous pouvez mystifier un soldat de marine, mais un matelot ne vous croira pas. Les matelots anglais, sur les vaisseaux de guerre, regardent les soldats à bord comme bien au-dessous d’eux. a. m.
  7. Boisson composée de bière, d’eau-de-vie et de sucre, en usage parmi les gens de mer. a. m.
  8. Rhum, sucre et eau chaude. a. m.