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Redgauntlet/Chapitre 14

La bibliothèque libre.
Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 336-349).


CHAPITRE XIV.

SUITE DES AVENTURES D’ALAN FAIRFORD.

HISTOIRE DE NANTY.


Nous avons laissé Alan Fairford sur le tillac du petit brick contrebandier, dans la situation pénible d’un homme que viennent assaillir le mal de mer et ses nausées, lorsqu’il souffre déjà de la migraine et de la fièvre, et que son esprit est en proie à l’inquiétude. Ses douleurs pourtant n’étaient pas assez vives pour lui ôter tout sentiment et détourner tout à fait son attention de ce qui se passait autour de lui. S’il ne pouvait jouir avec ravissement de la vitesse et de l’agilité avec lesquelles le petit bâtiment fendait les vagues, ou admirer la beauté de la perspective que la mer déroulait à ses yeux, et que bornait dans le lointain le Skiddaw élevant son front comme pour défier les sommets couverts de nuages du Criffel qui dominait sur la rive écossaise de la Solway, — il avait assez de courage et de calme pour donner une attention particulière au capitaine du bâtiment, sur le caractère duquel reposait, suivant toute apparence, sa propre sûreté.

Nanty Ewart avait alors abandonné le gouvernail à un de ses gens, vieux drôle à tête chauve et à sourcils grisonnants, qui avait passé toute sa vie à éluder les lois de la douane, sauf de temps à autre des relâches de quelques mois occasionnées par un emprisonnement que lui avaient valu ses voies de fait envers les officiers de l’excise, ses résistances aux saisies, et d’autres vétilles semblables.

Nanty était venu s’asseoir près de Fairford, lui servait du thé et lui proposait tous les breuvages qu’il pouvait imaginer ; bref, il paraissait désirer sincèrement de remédier à son mal, autant que la chose était possible. Fairford eut ainsi occasion d’étudier de plus près sa physionomie et ses manières.

Il était évident que Nanty, quoique bon marin, n’avait pas été élevé pour la mer. Il avait, à coup sûr, fait d’assez bonnes études, et semblait ravi de le prouver en empruntant de nombreuses citations à Salluste et à Juvénal, tandis que, d’un autre côté, les termes de marine se mêlaient rarement à sa conversation. Il avait été, au physique, ce qu’on appelle un beau petit homme ; mais le soleil des tropiques avait brûlé son teint primitivement fort clair, et l’avait rendu d’un rouge foncé, tandis que la bile, répandue dans tout le système, avait taché ses joues d’un blanc jaunâtre : le blanc de ses yeux en particulier avait une couleur aussi prononcée que la topaze. Il était extrêmement mince ou plutôt maigre, et sa figure, quoique annonçant encore la vigueur et l’activité, dénotait une constitution épuisée par un usage excessif de son stimulant favori.

« Je vois que vous me regardez bien attentivement, dit-il à Fairford. Si vous étiez un officier de ces maudites douanes, mes bassets eussent déjà dressé les oreilles. » Il écarta alors ses vêtements et laissa voir à Alan une paire de pistolets placés entre un gilet et sa chemise, posant en même temps le doigt sur le chien de l’un d’eux : « Mais, allons, reprit-il, vous êtes un honnête garçon, quoique vous ne desserriez guère les dents. J’ose dire que vous me regardez comme un singulier original ; mais je puis vous assurer que ceux qui voient le bâtiment lever l’ancre ignorent dans quelles mers il doit faire voile. Mon père, l’honnête vieux bonhomme, n’aurait jamais pensé me voir capitaine de Jenny la Sauteuse. »

Fairford expliqua que, selon toute évidence, l’éducation de M. Ewart aurait pu lui permettre d’embrasser une carrière bien au-dessus de celle qu’il suivait actuellement.

« Autant que le Criffel est au-dessus de la Solway. — Ma foi ! j’aurais pu être interprète de la parole divine, avec une perruque blanche comme la neige, et un traitement comme — comme — comme cent livres sterling par an, je suppose. Mais je puis en dépenser trois fois autant, grâce à ma profession actuelle. » Là, il se mit à chanter un fragment d’une vieille chanson northumbrienne, en imitant la prononciation des naturels de ce comté[1] : —


Willy Foster à la mer est allé :
Son soulier en argent bouclé,
Il reviendra : je serai sa compagne,
Et le suivrai dans la montagne.


« Je ne doute pas, dit Fairford, que votre occupation actuelle ne soit plus lucrative ; mais j’aurais cru que l’Église vous aurait offert une position plus… »

Il s’arrêta, se rappelant qu’il ne lui convenait pas de dire des choses désagréables.

« Plus respectable, vous voulez dire, sans doute, » dit Ewart en ricanant, et en faisant jaillir entre ses dents de devant le jus de tabac qu’il mâchait ; puis il garda le silence un instant, et continua ensuite d’un ton de candeur qu’un remords de conscience semblait lui dicter. « C’est bien la vérité, M. Fairford, — et j’aurais été mille fois plus heureux aussi, quoique j’aie eu mes plaisirs, pourtant. Et il y avait mon père, Dieu le bénisse, le bonhomme, vrai copeau de la vieille souche presbytérienne ! il marchait dans sa paroisse comme un capitaine de vaisseau sur son gaillard d’arrière, et il était toujours prêt à rendre service au riche comme au pauvre ! — le chapeau du laird s’abaissait devant le ministre aussi vite que le bonnet du mendiant. D’aussi loin qu’on l’aperçût, mais, baste ! que m’importe tout cela maintenant ? — Oui, c’était, comme dit Virgile : vir pietate gravis. Mais il aurait fait preuve d’une plus grande sagesse, s’il m’eût gardé à la maison, au lieu de m’envoyer à dix-neuf ans étudier la théologie au dernier étage de la plus haute maison, dans Covenant-Close. Ce fut une maudite méprise du bonhomme ; car, quoique mistress Cantrips de Kittlebasket (c’était le titre qu’elle se donnait elle-même) fût notre cousine au cinquième degré, et qu’elle consentît à me donner la table et le logement pour six schellings, au lieu de sept, par semaine, ce fut une économie diablement mauvaise, comme la suite le prouvera. Cependant son air de dignité aurait dû me contenir, car elle ne lisait jamais un chapitre de la Bible que dans l’édition de Cambridge, imprimée par Daniel, et reliée en velours brodé. Il me semble que je la vois encore. Et les dimanches, quand nous avions une pinte d’ale à deux pence[2] au lieu de lait de beurre pour arroser le plat de légumes, on la servait toujours dans une cruche d’argent. En outre, elle portait des lunettes montées en argent, tandis que celles de mon père n’étaient qu’en pure corne. Toutes ces choses firent impression sur moi d’abord, mais nous nous accoutumons peu à peu à toutes les splendeurs. — Hé bien ! monsieur, — mais, diable ! je puis à peine continuer mon histoire, — elle me reste au gosier, — il faut avaler une gorgée pour la faire passer. — Hé bien ! cette dame avait une fille, — Jess Cantrips, fillette aux yeux noirs, fillette bien dégourdie ; — et comme si le diable s’en fût mêlé, il y avait ce maudit escalier pour atteindre mon cinquième étage, — elle n’en bougeait pas, je l’apercevais toujours, soit que je sortisse, soit que je rentrasse de l’université à la maison. J’aurais voulu l’éviter, monsieur, — je l’aurais voulu, sur mon âme, car j’étais un garçon aussi innocent qu’il en vint jamais de Lammermoor ; mais il n’y avait possibilité ni d’échapper, ni de battre en retraite, ni de fuir, à moins que je n’eusse pu me procurer une paire d’ailes, ou faire usage d’une échelle pour escalader la fenêtre de ma mansarde. Besoin n’est pas de vous en dire bien long ; — vous supposez bien comment tout cela devait finir, — j’aurais épousé la fille, et je me serais risqué, — je l’aurais épousée, par le ciel ! car c’était une jolie fille, et une honnête fille avant que nous nous fussions rencontrés elle et moi ; mais vous connaissez la vieille chanson : « L’Église ne nous permit pas. » Un homme du monde à ma place aurait arrangé la chose avec le trésorier de l’église pour une petite somme d’argent ; mais le pauvre étudiant, le malheureux sire sans le sou, après avoir épousé la cousine de Kittlebasket, aurait été contraint de proclamer sa fragilité dans toute la paroisse, en montant sur le trône presbytérien du repentir, et en prouvant que sa femme « est une c…n[3] », comme dit Othello, à la face de toute la congrégation.

« Dans cette extrémité, je n’osais pas rester où j’étais, et je songeai à revenir chez mon père. Mais j’allai d’abord trouver Jack Hadaway, garçon de la même paroisse, et qui demeurait aussi sur mon infernal escalier, et je le priai de chercher à savoir comment le bonhomme avait pris la chose. Les renseignements ne se firent pas attendre, et j’eus la consolation d’apprendre, pour surcroît de bonheur, que le digne vieillard avait crié aussi haut que s’il ne fût jamais encore arrivé, depuis le temps de notre premier père Adam, qu’un homme eut dîné sans dire son bénédicité. Il ne fit pendant six jours que hurler : » Ichabod, Ichabod, la gloire de ma maison est passée ! » et, le septième, il prononça un sermon, il s’étendit à plaisir sur cet incident, comme donnant une grande leçon d’humilité, et expliquant clairement les causes de la dégradation nationale. Je désire que sa façon d’agir ait pu le consoler : quant à moi, très-certainement, je fus trop honteux pour montrer jamais le nez dans mon pays. Je me rendis donc à Leith, et, changeant ma redingote grise de laine filée par ma mère contre une jaquette semblable à celle-ci, je me fis inscrire à titre de soldat bien constitué, et je partis pour Plymouth, où l’on formait une escadre pour les Indes orientales. Là, je fus embarqué sur le Sans-Crainte, capitaine Osediable[4] ; — et au milieu de l’équipage, j’appris bientôt à ne pas plus craindre Satan, terreur de ma première jeunesse, que le plus vieux marin qui fût à bord. J’eus d’abord quelques maux de cœur, mais, » ajouta-t-il en frappant sur sa bouteille d’eau-de-vie, « je pris le remède que je vous ai recommandé ; car il est aussi bon pour les maladies de l’âme que pour celles du corps, — dites, vous n’en usez pas ? — fort bien, j’en vais alors goûter moi : — à votre santé !

— Votre bonne éducation, je le crains, n’a pas dû vous servir beaucoup dans votre nouvelle profession, dit Fairford.

— Pardonnez-moi, monsieur, répliqua le capitaine de Jenny la Sauteuse ; ma poignée de latin et ma petite pincée de grec m’ont été aussi inutiles qu’un vieux cordage, très-certainement ; mais, en outre, je savais très bien lire, écrire et compter : ces connaissances m’ont été précieuses, et m’ont joliment poussé. J’aurais pu devenir maître d’école — et maître d’équipage en même temps. Mais cette vaillante liqueur, le rhum, a trop souvent fait la conquête de votre très-humble serviteur : du moins, quelque part que je fisse voile, j’étais toujours sous le vent. Nous restâmes quatre ans à sortir dans ce climat d’enfer, et je revins enfin avec une petite somme, ma part de prises. J’avais toujours songé à mettre mes affaires en ordre dans Covenant-Close, et à me réconcilier avec mon père. Je trouvai Jack Hadaway qui faisait chanter sur tous les tons le verbe τύπτω[5] à une douzaine d’enfants déguenillés, et il avait à me régaler les oreilles d’une fameuse kyrielle d’histoires. Mon père avait prêché, sur ce qu’il appelait ma chute, pendant sept dimanches de suite, lorsque, le matin du huitième, précisément au moment que ses paroissiens commençaient à espérer que sa faconde était tarie, il fut trouvé mort entre ses draps. Jack Hadaway m’assura que, si je désirais expier mes erreurs passées, en me résignant au destin des premiers martyrs, je n’avais qu’à reparaître dans mon village, où les pavés même des rues se soulèveraient pour m’assommer comme assassin de mon père. C’était un joli item : hé bien ! ma langue se colla pour une heure à mon palais, et ne put qu’à grand’peine prononcer le nom de mistress Cantrips. Oh ! c’était un nouveau sujet de consolation pour un consolateur de l’espèce des amis de Job. Mon départ soudain, — la mort non moins soudaine de mon père — avaient empêché le paiement de la somme que je devais pour ma table et le logement ; — le propriétaire était un mercier, dont le cœur ne valait pas mieux que les méchantes marchandises qu’il débitait. Sans respect pour son âge ou son illustre famille, lady Kittlebasket fut chassée de son habitation aérienne : — son plat à légumes, sa cruche d’argent, ses lunettes montées en même métal, et sa Bible imprimée à Cambridge, édition de Daniel, furent vendus à la criée sur la place d’Édimbourg ; elle-même fut réduite à se réfugier dans la maison de travail : encore n’y entra-t-elle pas sans peine, mais elle en sortit facilement au bout du premier mois, aussi morte que ses amis pouvaient le désirer : joyeuse nouvelle, pour moi qui avais été la… » — il s’interrompit un moment, et continua : « la maudite origo mali. — Corbleu, je crois que ma confession sonnerait mieux en latin qu’en anglais !

« Mais la meilleure plaisanterie était pour la fin. J’eus à grand’peine la force de balbutier un mot sur cette pauvre Jess. Sur ma parole, il avait une réponse toute prête ! J’avais appris un métier à Jess, et, en fille prudente, elle s’en était appris un autre toute seule ; malheureusement, ils étaient tous deux de contrebande, et Jess Cantrips, fille de lady Kittlebasket, eut l’honneur d’être déportée aux colonies, pour vagabondage et escroquerie, six mois environ avant mon retour. »

Il quitta le ton amer d’une plaisanterie affectée pour chercher à rire ; puis il passa sa main basanée sur ses yeux noircis par le soleil, et dit d’un accent plus naturel : « Pauvre Jess ! »

Suivit un moment de silence. — Enfin Fairford, ayant pitié de la situation d’esprit du malheureux capitaine, et croyant voir en lui des sentiments qui, sans une première erreur et les fautes qu’elle avait occasionnées, auraient été généreux et nobles, releva la conversation en lui demandant d’un ton de commisération comment il avait été capable de supporter un pareil poids de calamités.

« Ma foi ! très-bien, répondit le capitaine ; extrêmement bien, — comme un bâtiment solide endure une tempête. — Voyons, que je me souvienne. — Je me rappelle avoir remercié Jack très-tranquillement de ses intéressantes et agréables nouvelles ; je tirai alors mon bissac de toile tout plein de moidores[6], et, prenant deux pièces pour moi, je priai Jack de garder le reste jusqu’à mon retour, vu que j’allais faire une croisière dans Auld-Reekie. Le pauvre diable avait la mine toute inquiète ; mais je lui secouai la main, et je descendis l’escalier quatre à quatre dans une telle situation d’esprit que, malgré tout ce que j’avais appris, je m’attendais à rencontrer Jess à chaque détour de rue.

« C’était jour de marché, et les badauds avec les fripons étaient rassemblés en aussi grand nombre qu’à l’ordinaire sur la place. Je remarquai que tout le monde me regardait d’un air étrange ; je crus même voir certaines gens rire à mes dépens. J’imagine que je faisais assez sotte figure, et que peut-être je me parlais tout haut à moi-même. Lorsque je me vis traiter de cette manière, je mis mes poings fermés en avant, je baissai la tête, et, comme un bélier qui s’apprête à lutter, je m’élançai droit devant moi à travers la rue, fendant les groupes de lairds cassés par les ans et de bourgeois portant perruque, et renversant tout ce qui s’opposait à mon passage. J’entendis bien crier : « Arrêtez le fou ! » cri que répétèrent les gardes de la cité avec leur prononciation celtique. — Mais toute poursuite et toute résistance étaient inutiles : je continuai ma course. L’odeur de la mer, je pense, me conduisit à Leith, où bientôt après je me trouvai me promenant très-tranquillement sur le rivage, et admirant les agrès légers et les cordages bien tendus des vaisseaux, enfin me demandant si un homme pendu au bout d’un de ces câbles ne ferait pas bon effet.

J’étais en face du rendez-vous des marins, jadis mon lieu de refuge. — Je m’y élançai ; — je retrouvai une ou deux de mes connaissances, j’en fis une demi-douzaine de nouvelles ; — je bus pour deux jours ; — je fus mis à bord d’un petit bâtiment ; — je fis voile vers Portsmouth ; enfin je fus débarqué à l’hôpital d’Haslaar avec une bonne fièvre chaude. C’était peu de chose. — Je guéris : — rien ne peut me tuer. — Les Indes orientales me virent une seconde fois ; car, puisque je n’allais pas où je méritais, dans l’autre monde, je me trouvais au moins là en pays à peu près semblable. — Des diables noirs pour habitants ; — des flammes et une terre toujours tremblante pour élément. Hé bien ! camarade, je fis ou je dis quelque chose d’une façon ou d’une autre ; — je ne puis dire quoi : comment diable le pourrais-je, vu que j’étais aussi ivre que la truie de David[7], vous savez ? — Mais je fus puni, mon garçon ; on me fit embrasser la fille qui ne parle jamais que quand elle gronde, et c’est la fille du canonnier[8], camarade. Oui, le fils du ministre de —, n’importe l’endroit, — a encore l’égratignure du chat[9] sur le dos ! Ce châtiment m’indigna, et quand nous eûmes regagné la terre avec la chaloupe, je donnai trois pouces de mon poignard au drôle à qui j’en voulais le plus ; et alors je me cachai dans les bois. Il y avait, à cette époque, une multitude de gaillards déterminés le long des côtes ; — et, peu m’importe qui le sache, — je devins du nombre, voyez-vous ; — je fis voile avec eux sous le pavillon noir et les os de mort en croix ; — je fus dès-lors bon ami de la mer, et ennemi de tout ce qui voguait à sa surface. »

Fairford, quoique embarrassé de se trouver, lui homme de loi, en rapport si intime avec un homme qui ne connaissait ni loi ni frein, pensa cependant qu’il valait mieux faire bon visage, et demanda à M. Ewart, avec un ton aussi indifférent que possible, s’il avait eu du bonheur dans sa profession de pirate.

« Non, non ; le diable m’emporte, non ! répliqua Nanty : du diable si j’ai jamais attrapé un morceau de beurre assez gros pour en couvrir mon pain. Il n’y avait aucun ordre parmi nous ; — celui qui était capitaine aujourd’hui était mousse demain ; et quant au pillage, — on dit que le vieux Avery et un ou deux autres avares firent de l’argent ; mais, de mon temps, tout s’en allait comme on le gagnait, et la raison en était bonne, car, si un drôle avait mis cinq dollars en réserve, on lui aurait coupé le cou dans son hamac. — Et puis, c’était un métier cruel, sanguinaire. — Mais bah ! — il n’en faut plus parler. Je rompis enfin avec eux, pour ce qu’ils firent à bord d’un petit bâtiment. — Peu importe ce que c’était. — Le mal était assez grand, puisque j’en eus horreur. — Je pris un congé à la française, et je profitai de l’amnistie accordée par la proclamation. Je n’ai donc rien à craindre de ce côté ; et me voilà ici, capitaine de Jenny la Sauteuse, — une coquille de noix, oui, mais qui fend l’eau comme un dauphin. Si ce n’était ce gredin d’hypocrite que vous avez vu à Annan, et qui a le plus clair des profits sans courir aucun risque, je serais assez bien, — aussi bien que j’aie besoin de l’être. Je ne suis jamais loin de mon meilleur ami, » dit-il en touchant son flacon ; « mais, pour vous faire une confidence, lui et moi nous sommes tellement habitués l’un à l’autre, que je commence à croire qu’il ressemble à un plaisant de profession, qui vous fait crever de rire si vous ne le voyez que de temps à autre ; mais si vous demeurez dans la même maison, il ne peut que vous rendre stupide. Après tout, je réponds que le vieux drôle fait tout ce qu’il peut pour moi.

— Et que peut-il donc faire ? dit Fairford.

— Il me tue, répliqua Nanty Ewart ; et je suis seulement fâché qu’il y mette tant de temps. »

À ces mots il se leva lestement, et, se promenant de long en large sur le tillac, il donna ses ordres avec sa clarté et sa précision habituelles, malgré la quantité considérable d’eau-de-vie qu’il avait bue en contant son histoire.

Quoique loin de se sentir bien, Fairford tâcha de se lever aussi et de se traîner jusqu’à la proue du brick, pour jouir de la belle vue qu’offrait la mer, aussi bien que pour reconnaître un peu la course que tenait le bâtiment. À sa grande surprise, au lieu de se trouver près de la côte opposée à celle d’où il était parti, le navire descendait le détroit, et paraissait devoir entrer dans la mer d’Irlande. Il appela Nanty Ewart, et lui témoigna son étonnement de la marche qu’il suivait, et lui demanda pourquoi il ne traversait pas le détroit tout simplement pour aborder dans un port du Cumberland.

« Ma foi ! voilà ce que j’appelle une question raisonnable ! répliqua Nanty ; comme si un vaisseau pouvait aller tout droit au port comme un cheval à l’écurie ; comme si un bâtiment contrebandier pouvait naviguer sur la Solway en aussi grande sécurité qu’un navire du roi ! Hé bien ! je m’en vais vous dire, camarade. — Si je n’aperçois pas de fumée à Bowness, village situé sur ce promontoire que vous voyez là, il faut que je tienne la mer vingt-quatre heures au moins ; car nous devons rester sous le vent, si les faucons sont lâchés.

— Et si vous voyez le signal de sûreté, maître Ewart, que ferez-vous alors ?

— Ma foi ! dans ce cas, il me faudra rester au large jusqu’à la nuit, et puis alors vous débarquer à Skinburnees, vous et mes ballots, avec le reste de la cargaison.

— Et alors rencontrerai-je le laird pour qui j’ai une lettre ?

— Il en adviendra par la suite ce qu’il pourra : le vaisseau a sa marche tracée, — le contrebandier a son port marqué ; — mais il n’est pas aussi aisé de dire où l’on peut trouver le laird. Mais il sera à moins de vingt milles de nous, vers la côte ou dans les terres ; — et ce sera mon affaire de vous conduire vers lui. »

Fairford ne put réprimer un mouvement de frayeur qui fit frissonner tout son corps, quand il se rappela qu’il était si complètement au pouvoir d’un homme qui, de son propre aveu, avait été pirate, et qui était à présent, selon toutes les probabilités, aussi bien contrebandier que proscrit. Nanty devina la cause de ce frisson involontaire.

« Eh ! que diable gagnerais-je, dit-il, en écrasant un pauvre brin d’herbe comme vous ? — N’ai-je pas eu les cartes en main ? n’ai-je pas joué franc jeu ? — Sachez que Jenny la Sauteuse peut porter d’autres marchandises que des ballots. Mettez un S et un T devant Ewart, et voyez ce que cela fera[10]. — Me comprenez-vous maintenant ?

— En vérité, non ; j’ignore complètement ce à quoi vous faites allusion.

— Alors, par Jupiter ! vous êtes le drôle le plus fin ou le plus bouché que j’aie jamais rencontré ; — ou vous n’êtes pas l’homme pour qui je vous prenais, après tout. Je m’étonne que Summertrees ait pu pêcher un pareil gaillard le long des côtes. Voulez-vous me montrer sa lettre ? »

Fairford n’hésita pas à satisfaire son désir : d’ailleurs, il savait bien que toute résistance était impossible. Le capitaine de Jenny la Sauteuseregarda l’adresse avec beaucoup d’attention, tourna la lettre dans tous les sens, et examina chaque trait de la plume, comme s’il cherchait à bien apprécier un manuscrit chargé d’ornements ; puis il la rendit à Fairford sans ajouter un seul mot.

« Maintenant, suis-je l’homme pour qui vous me prenez ? dit le jeune avocat.

— Ma foi ! ce que j’ai à vous répondre, répliqua Nanty, c’est que la lettre est certainement ce qu’elle doit être ; mais quant à savoir ce que vous êtes ou n’êtes pas, c’est votre affaire plus que la mienne. » — Et battant le briquet avec le dos d’un couteau, il alluma un cigare aussi gros que le doigt, et se mit à fumer avec beaucoup d’activité.

Alan Fairford continua à le regarder d’un air mélancolique, partagé entre l’intérêt qu’il prenait à cet homme malheureux, et une inquiétude assez naturelle sur l’issue de son aventure.

Ewart, malgré la nature stupéfiante de son passe-temps, sembla deviner ce qui se passait dans l’esprit de son passager ; car, après qu’ils furent restés quelque temps occupés à s’observer l’un l’autre en silence, il jeta tout à coup son cigare sur le tillac, et dit au jeune homme : « Eh bien, alors, si vous en êtes fâché pour moi, j’en suis fâché pour vous. — Du diable si j’aurais donné la tête d’une épingle pour qui que ce fût, depuis deux ans que j’ai revu Jack Hadaway. Le gaillard était devenu aussi gras qu’une baleine de Norwége ; — il avait épousé une grande fille bâtie à la hollandaise, qui lui avait amené six enfants. Je crois qu’il ne me reconnut pas, et qu’il crut que je venais piller sa maison : néanmoins, je pris l’air humble et lui déclarai qui j’étais. Le pauvre Jack aurait voulu me donner alors un abri et des vêtements, et il se mit à me parler des moidores qu’il avait placés et qui étaient à ma disposition. Corbleu ! il changea de gamme quand je lui dis quelle vie j’avais menée, et il ne demanda plus qu’à me payer aussitôt pour se débarrasser de moi. Je n’ai jamais vu visage si terrifié. Je lui éclatai de rire en face ; je lui assurai que c’était une plaisanterie, et que les moidores étaient à lui pour le moment et à jamais ; puis je décampai. Je fis porter chez lui une caisse de thé et un baril d’eau-de-vie, — ce pauvre Jack ! Je crois que vous êtes la seconde personne depuis dix ans qui eussiez fait cadeau à Nanty Ewart d’une pipe de tabac.

— « Peut-être, monsieur, vivez-vous habituellement avec des gens qui ont trop intérêt à songer chaque jour à leur sûreté, pour s’occuper beaucoup des chagrins d’autrui.

— Et avec qui vous trouvez-vous d’habitude vous-même, s’il vous plaît ? » répliqua Nanty vivement. « Avec des conspirateurs qui ne peuvent atteindre un meilleur but que celui de se faire pendre ; avec des incendiaires qui battent le briquet sur de l’amadou mouillé. Vous ressusciterez les morts avant de soulever les montagnards ; — vous tirerez un grognement d’une truie crevée avant de recevoir aucun secours du pays de Galles ou de Chester. Vous croyez, parce que le pot bout, qu’il n’y a que votre écume qui puisse surnager : — je m’y connais mieux, par le diable ! Toutes ces émeutes, tous ces tapages, qui, suivant vous, aplanissent vos voies, n’ont aucun rapport à votre cause ; et la meilleure manière de rétablir l’union dans tout le royaume serait d’y semer l’épouvante par une entreprise comme celle où ces vieux fous vont s’embarquer.

— Je ne suis vraiment pas admis dans les secrets dont vous parlez, » dit Fairford, et déterminé en même temps à profiter autant que possible de la disposition communicative de Nanty, il ajouta : « et si je les connaissais, je ne jugerais pas prudent d’en faire le sujet d’un entretien sérieux. Mais, j’en suis sûr, des hommes aussi sensés que Summertrees et le laird peuvent correspondre ensemble sans offenser l’État.

— Je vous y prends, l’ami, — je vous y prends, » s’écria Nanty Ewart, sur qui la boisson et le tabac semblèrent enfin produire un effet notable. « Quant à savoir si ces messieurs peuvent ou ne peuvent pas correspondre, nous pouvons, nous, prœter mittere la question, comme notre vieux professeur avait coutume de dire : et quant à Summertrees, je n’en dirai rien, car je sais que c’est un vieux renard. Mais je dis que ce coquin de laird est un brandon de discorde dans le pays ; qu’il soulève tous les honnêtes gens qui devraient boire tranquillement leur eau-de-vie, en leur contant des histoires sur leurs ancêtres et sur l’année 1745 ; qu’il cherche à faire venir toute l’eau à son moulin, et à déployer ses voiles à tous les vents. Et parce que les gens de Londres crient pour certains abus qui les regardent eux seuls, il se figure qu’il n’a qu’un signe à faire pour les entraîner après lui. Et il est encouragé par les uns qui veulent tirer quelque argent de lui, par les autres qui ont combattu jadis pour cette cause et seraient honteux de reculer, par ceux-là qui n’ont rien à perdre, et par ceux-ci qui sont fous et mécontents. Mais s’il vous a fait tomber vous, ou tout autre, je ne dis pas qui, dans ce piège avec l’espérance de faire quelque bien, sa dupe est un canard qui sert à en attraper d’autres, c’est tout ce que j’en puis dire ; et vous êtes tous des oisons, ce qui est pire que d’être des canards, attrapant ou attrapés : en conséquence, je bois à la prospérité du roi Georges III et de la vraie religion presbytérienne, et à la confusion du pape, du diable, et du Prétendant ! — Je vous dirai, M. Fairbairn, que je ne suis propriétaire que pour un dixième de ce petit joujou, Jenny la Sauteuse, — que pour un dixième. — je dois donc la diriger d’après les ordres de mes associés. Mais si je la possédais moi seul, je ne voudrais pas qu’elle servît pour ainsi dire de bac à vos jacobites, à vos vieux conspirateurs, M. Fairport, — je ne le voudrais pas, sur mon âme ! Ils monteraient eux-mêmes sur les planches, par les dieux ! comme je l’ai vu faire à de meilleures gens qu’eux quand je naviguais sous les couleurs de… comment les appelez-vous ? Mais comme ma cargaison se compose de marchandises de contrebande, comme j’ai en main des ordres sur la route à tenir, ma foi, il faut que je suive la marche qui m’est commandée. — Dites donc, John Roberts, tournez un peu le gouvernail. — En conséquence, M. Fairweather, ce que je fais, — c’est, comme dit ce maudit coquin de Turnpenny, — toujours par suite d’affaires. »

Il avait parlé avec peine les cinq dernières minutes, et il finit par tomber sur le tillac, réduit au silence par la quantité de liqueurs fortes qu’il avait avalées, mais sans avoir montré le moins du monde cette gaieté, ni même cette extravagance qui accompagne l’ivresse.

Le vieux marin qui tenait le gouvernail vint jeter un manteau sur les épaules de son capitaine, et ajouta, en regardant Fairford : « C’est pitié qu’il ait ce défaut ; car, sans cela, jamais garçon plus habile n’aurait marché sur une planche de vaisseau avec une semelle de cuir.

— Et qu’allons-nous faire maintenant ? demanda Alan Fairford.

— Rester au large, à coup sûr, jusqu’à ce que nous voyions le signal, et alors obéir aux ordres. »

En parlant ainsi, le vieillard retourna à son poste, et laissa le passager s’entretenir avec ses propres réflexions. Bientôt, on aperçut une légère colonne de fumée s’élever du petit promontoire.

« Je puis maintenant vous dire ce que nous allons faire, mon maître, reprit le marin. Nous allons tenir la mer jusqu’à ce que la marée du soir commence à monter, puis nous diriger vers Skinburness ; ou, s’il ne fait pas assez clair, nous pouvons entrer dans la rivière de Wampool, et vous débarquer vers Kirkbride ou Leaths avec la grande chaloupe. »

Fairford, déjà mal à son aise, sentit que cette résolution le condamnait à une agonie de plusieurs heures que son estomac dérangé et son violent mal de tête le rendaient presque incapable de supporter. Il n’y avait pourtant pas d’autre remède que la patience et le souvenir de l’amitié pour laquelle il endurait ces souffrances. Lorsque le soleil fut arrivé au plus haut point de sa course, il devint plus malade ; son odorat parut acquérir un degré de finesse plus grand que de coutume, simplement pour qu’il pût respirer et distinguer toutes les différentes odeurs qui l’entouraient, depuis celles de la poix jusqu’aux exhalaisons détestables des diverses marchandises. Son cœur battait violemment, et il sentait les progrès rapides de la fièvre brûlante qui le travaillait.

Les marins, qui étaient polis et pleins d’attention, vu la rudesse de leur profession, remarquèrent ses souffrances : l’un parvint à lui faire une tente avec une vieille voile, tandis qu’un autre fit un peu de limonade, seul breuvage avec lequel le passager voulut mouiller ses lèvres. Après avoir bu, il obtint quelques heures d’un sommeil agité, si toutefois cet état pouvait même s’appeler un sommeil.



  1. Prononciation très-gutturale. a. m.
  2. Vingt centimes ; two penny ale petite bière. a. m.
  3. His love a whore. a. m.
  4. Daredevil, affronte diable. a. m.
  5. Je frappe. a. m.
  6. Monnaie d’or portugaise. a. m.
  7. Conte populaire dans le pays de Galles : la femme de David, dans un état d’ivresse, fut prise un jour par des curieux pour la truie même dont elle avait usurpé la loge afin d’y mieux reprendre ses sens. a. m.
  8. To kiss the wench that never speaks but when she scolds, the gunner’s daughter : châtiment infligé aux mousses sur un canon. a. m.
  9. The cat : fouet à neuf cordes avec lequel on frappe les soldats anglais. Ils doivent avoir passé par une commission militaire, qui ordonne quelquefois jusqu’à mille coups. a. m.
  10. Steward pour stuard, nom de famille déchue. a. m.