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Redgauntlet/Chapitre 21

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Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 440-450).


CHAPITRE XXI.

LES DISPUTES.


Nos lecteurs peuvent se rappeler que Fairford avait été conduit par Dick le jardinier, de la maison de Fairladies à l’auberge du vieux père Crackenthorp, afin, comme le lui avait appris le mystérieux père Bonaventure, qu’il pût y avoir l’entrevue qu’il désirait avec M. Redgauntlet, et traiter avec lui de la liberté de son ami Latimer. Son guide, suivant les instructions spéciales de M. Ambroise, l’avait introduit dans le cabaret par une porte de derrière. Il avait recommandé à l’hôte de lui donner un appartement particulier, de le traiter avec toute la civilité possible, mais de veiller attentivement sur lui, et même de s’assurer de sa personne, s’il venait à le soupçonner d’être un espion. Il ne fut néanmoins soumis à aucune contrainte directe, mais conduit dans une chambre où on le pria d’attendre l’arrivée du gentilhomme qu’il désirait rencontrer, et qui, comme Crackenthorp le lui assura par un signe de tête expressif, ne tarderait certainement pas une heure : en même temps le digne aubergiste recommanda au voyageur, avec un autre geste significatif, de garder scrupuleusement la chambre, attendu qu’il y avait dans la maison des gens fort disposés à se mêler des affaires d’autrui.

Alan Fairford eut égard à la recommandation aussi long-temps qu’il le jugea raisonnable ; mais, lorsqu’il distingua, au milieu d’une cavalcade nombreuse qui s’arrêtait devant la maison, M. Redgauntlet, qui lui avait été présenté sous le nom de Herries de Birrensworck, et qu’il reconnut aisément à sa haute taille parmi les personnes qui l’accompagnaient, il jugea convenable de descendre et de sortir, dans l’espérance, en examinant la troupe de plus près, de découvrir si son ami Latimer en faisait partie.

Le lecteur sait déjà qu’en agissant ainsi il avait eu l’occasion d’empêcher Darsie de tomber de cheval, quoique le déguisement et le masque de son ami eussent empêché notre jeune avocat de le reconnaître. On peut se rappeler aussi qu’au moment même où Nixon entraînait miss Redgauntlet et son frère dans la maison, leur oncle, mécontent d’une interruption inattendue et inconvenante, était resté à causer avec Fairford. Celui-ci lui avait successivement adressé les noms de Herries et de Redgauntlet, noms qu’il ne parut pas en ce moment disposé à reconnaître pour les siens, plus qu’il ne reconnaissait la figure du jeune avocat, quoique l’air d’indifférence dont il voulait s’envelopper ne cachât ni son déplaisir ni son embarras.

« S’il faut que nous fassions connaissance, monsieur, dit-il enfin, — et je ne puis en voir la nécessité, maintenant surtout que je désire plus que jamais de rester seul, — je dois vous prier de m’annoncer immédiatement ce que vous avez à me dire, et de me permettre de vaquer à des affaires plus importantes.

— Le but de ma visite, répondit Fairford, est indiqué dans cette lettre ; » et il lui remit celle de Maxwell. — « Je suis convaincu, ajouta-t-il, quelque nom qu’il puisse vous plaire de prendre en ce moment, que c’est dans vos mains, et dans les vôtres seules qu’elle doit être remise. »

Redgauntlet tourna la lettre dans tous les sens, — regarda de nouveau l’enveloppe, puis ajouta d’un ton farouche : « Le cachet de cette lettre a été rompu ; l’était-il déjà, monsieur, lorsqu’elle vous fut confiée ?

Fairford méprisait un mensonge autant que personne, — à moins peut-être que ce ne fût comme aurait dit Tom Turnpenny, par suite d’affaires. Il répondit avec promptitude et fermeté ; « Le cachet était intact quand la lettre me fut remise par M. Maxwell de Summertrees.

— Et avez-vous osé, monsieur, rompre le cachet d’une lettre qui m’était adressée ? » dit Redgauntlet, satisfait peut-être de trouver un sujet de querelle étranger au contenu de l’épître.

« Je n’ai jamais rompu le cachet d’aucune lettre confiée à mes soins, dit Alan ; non par crainte des gens à qui la lettre pouvait être adressée, mais par respect pour moi-même.

— C’est bien parler ; et pourtant, monsieur le jeune avocat, je doute que votre délicatesse vous ait empêché de lire cette lettre, ou d’entendre une autre personne en faire lecture après qu’elle a été ouverte.

— J’en ai certainement entendu le contenu, et il était de nature à me surprendre vivement.

— Et, à mon avis, c’est absolument la même chose, in foro conscientiœ, que si vous aviez rompu le cachet vous-même. Je me tiens pour dispensé d’entrer en plus longue explication avec un messager aussi indigne de confiance ; et c’est à vous-même qu’il faut vous en prendre, si votre voyage est infructueux.

— Arrêtez, monsieur, et sachez que le contenu de votre lettre m’a été communiqué sans que je l’eusse désiré, je puis même dire contre ma volonté ; car M. Bonaventure…

— Qui ? » demanda Redgauntlet d’un ton brusque, « qui avez-vous nommé ?

— Le père Bonaventure : — c’est un prêtre catholique, je pense, que j’ai vu chez les miss Arthuret, à Fairladies.

— Les miss Arthuret ! — Fairladies ! — un prêtre catholique ! — le père Bonaventure ! » s’écria Redgauntlet en répétant avec surprise les paroles d’Alan. « Est-il possible que la témérité humaine aille à un pareil degré ? — Dites-moi la vérité, je vous en conjure, monsieur. — J’ai le plus grand intérêt à savoir si c’est autre chose qu’un conte recueilli d’après les ouï-dire du pays. Vous êtes homme de loi, et vous savez les risques encourus par les prêtres catholiques que l’accomplissement de leurs devoirs attire sur ses rivages sanguinaires.

— Je suis un homme de loi assurément ; mais, attendu que j’exerce une profession aussi respectable dans le monde, on doit se garder de me prendre pour un délateur ou un espion. Voici une preuve suffisante que j’ai vu le père Bonaventure. »

Il mit la lettre de l’ecclésiastique dans la main de Redgauntlet, et examina attentivement sa physionomie pendant que celui-ci la lisait.

« Infatuation doublement maudite ! » murmura-t-il avec un visage où le chagrin et le mécontentement se mêlaient à l’inquiétude. « Préservez-moi de l’indiscrétion de mes amis, dit l’Espagnol, et je puis me préserver moi-même de la haine de mes ennemis. »

Il lut alors la lettre avec attention, et resta deux ou trois minutes à réfléchir. Tandis que sa figure trahissait quelque résolution importante qu’il méditait, il fit signe du doigt à son satellite Cristal Nixon, qui répliqua à ce geste par un mouvement de tête. Puis Cristal s’approcha de Fairford avec deux ou trois domestiques, de manière à lui faire craindre qu’on ne voulût s’emparer de sa personne.

En ce moment un grand bruit se fit entendre dans l’intérieur de la maison, et l’on en vit aussitôt sortir Pierre Peebles, poursuivi par Nanty Ewart, le sabre à la main, et par le digne quaker, qui s’efforçait d’éviter quelque malheur aux autres en s’y exposant lui-même.

Impossible d’imaginer une figure plus défaite et pourtant plus drôle que celle du pauvre Pierre, courant aussi vite que ses lourdes bottes pouvaient le lui permettre, et ne ressemblant à rien tant qu’à un épouvantail. D’un autre côté, le corps chétif et maigre de Nanty Ewart, la pâleur de la mort sur ses joues, et le feu de la vengeance dans ses yeux, formaient un bizarre contraste avec le ridicule objet de sa poursuite.

Redgauntlet se jeta entre eux. « Quelle extravagante folie est la vôtre ? s’écria-t-il. Rengainez votre sabre, capitaine : est-ce le moment de s’occuper de querelles d’ivrognes ? et un pareil misérable est-il un digne antagoniste pour un homme de courage ?

— Je vous demande pardon, » répliqua le capitaine en mettant son arme dans le fourreau. — « Je suis un peu sorti des bornes assurément, mais pour connaître la provocation, il faut lire dans mon cœur, et j’ose à peine le faire moi-même. Mais ce coquin n’a plus rien à craindre de moi : le ciel a exercé sa vengeance sur lui comme sur moi. »

Tandis qu’il parlait ainsi, Pierre Peebles, qui s’était d’abord blotti tout tremblant de frayeur derrière Redgauntlet, commença bientôt à reprendre courage. Tirant son protecteur par la manche : « M. Herries, — M. Herries, » murmura-t-il vivement, « vous m’avez rendu plus qu’un grand service, et si vous voulez m’en rendre un autre dans ce moment critique, j’oublierai le baril d’eau-de-vie que vous m’avez bu dans le temps, vous et M. Harry Redgimblet : vous recevrez une quittance en règle et une honnête récompense. Dussé-je vous voir traverser la place de la croix d’Édimbourg, ou comparaître à la barre de la cour de justice, on pourrait me mettre à la question, qu’on ne me ferait pas rappeler vous avoir vu autrefois les armes à la main. »

En faisant cette promesse, il tiraillait si fort l’habit de Redgauntlet, que celui-ci se retourna enfin. — Idiot ! dites en un mot ce que vous voulez.

— Bien, très-bien ! en un mot donc, j’ai un mandat sur moi, pour appréhender au corps l’homme que voici, se nommant Alan Fairford, et avocat de profession. Je l’ai obtenu du clerc de monsieur le juge de paix Foxley, maître Nicolas Faggot, moyennant la guinée que vous m’aviez donnée.

— Bah ! avez-vous réellement un pareil mandat ? montrez-le-moi. — Veillez à ce que personne ne s’échappe, Cristal Nixon. »

Pierre tira un grand portefeuille de cuir tout gras, trop sale pour qu’on pût distinguer sa couleur primitive, et rempli de notes, de mémoires à consulter, et Dieu sait de quelles autres paperasses. Il choisit un certain papier du milieu de ces pièces précieuses, et le remit entre les mains de Redgauntlet ou d’Herries, comme il continuait à l’appeler. » C’est un mandat en règle et en bonne forme, dit-il, délivré d’après l’assurance par moi donnée que ledit Alan Fairford, légalement engagé à mon service, avait brisé son licou et passé de l’autre côté de la frontière, et que maintenant il rôdait dans les environs, pour éviter et éluder l’accomplissement de son devoir à mon égard. En conséquence, cette pièce autorise tout constable à le chercher, saisir et appréhender, afin qu’il puisse être conduit devant l’honorable juge Foxley pour y être interrogé, et, s’il est nécessaire, mis en prison. Or, quoique ce mandat soit en bonne forme comme je vous l’ai dit, pourtant où trouverai-je un officier pour l’exécuter dans un pays comme celui-ci, où les sabres et les pistolets paraissent dès qu’on prononce un mot, où les gens se soucient aussi peu de la paix du roi Georges, que de la paix du vieux roi Coul[1] ? — Voilà cet ivrogne de capitaine et ce quaker qui s’humectent assez souvent le gosier, qui m’ont emmené ce matin au cabaret, et parce je n’ai pas voulu leur payer autant d’eau-de-vie qu’il en faudrait pour les rendre ivres à tomber, ils se sont tous deux précipités sur moi, et ont manqué de m’arranger d’une jolie façon.

Tandis que Pierre babillait ainsi, Redgauntlet jeta un coup d’œil sur le mandat, et vit aussitôt que c’était un tour de l’invention de Nicolas Faggot, pour tirer du pauvre fou son unique guinée. Mais le juge y avait réellement apposé sa signature, comme il faisait toujours quand son clerc lui présentait un papier, et Redgauntlet résolut de s’en servir à son avantage.

Sans donc faire aucune réponse directe à Pierre Peebles, il se dirigea gravement vers Fairford, qui avait attendu tranquillement l’issue d’une scène où il n’était pas peu surpris de voir son client jouer le principal rôle.

« M. Fairford, dit Redgauntlet, plusieurs raisons pourraient me porter à accéder à la demande, ou plutôt aux injonctions de l’excellent père Bonaventure, qui me prescrit d’avoir une conférence avec vous, au sujet de la position actuelle de mon pupille que vous connaissez sous le nom de Darsie Latimer. Mais personne ne sait mieux que vous qu’il faut obéir à la loi, en dépit même de nos plus chers devoirs. Or, ce pauvre homme a obtenu un mandat pour vous conduire devant un magistrat, et j’ai peur qu’il ne faille vous y soumettre, dût cette circonstance retarder l’affaire que vous pouvez avoir avec moi.

— Un mandat contre moi ! » s’écria Alan avec indignation ; « et c’est à la sollicitation de ce pauvre malheureux ! — Oh ! c’est une mystification, une véritable mystification.

— C’est possible, c’est fort possible, » répliqua Redgauntlet avec un grand sang-froid ; « assurément vous devez vous y connaître : seulement le mandat paraît en règle, et avec ce respect pour la loi qui a été toute ma vie un des traits principaux de mon caractère, je ne puis me dispenser d’aider de tout mon pouvoir à l’exécution d’un mandat légal ; examinez-le vous-même et convainquez-vous que j’en suis tout à fait innocent. »

Fairford parcourut la requête et le mandat, puis s’écria une seconde fois que c’était une impudente imposture, et qu’il rendait responsable des plus grands dommages quiconque exécuterait un pareil mandat. « Je devine votre motif, M. Redgauntlet, pour acquiescer à un ordre aussi ridicule, dit-il. Soyez certain que dans ce pays un acte de violence illégale ne peut ni se couvrir ni se réparer par un second acte de même nature. Vous ne pouvez, en homme de sens et d’honneur, dire que vous regardez ce mandat comme légal.

— Je ne suis pas homme de loi, monsieur, et je ne prétends pas connaître ce qui est ou n’est pas la loi : — le mandat est fort régulier, et cela me suffit.

— A-t-on jamais ouï parler d’un avocat qu’on ait contraint à retourner à sa tâche, comme un ouvrier des mines de charbon ou de sel, qui a quitté son maître ?

— Je ne vois pas de raison qui l’empêche, » répliqua Redgauntlet sèchement ; « sinon que les services de l’homme de loi sont plus coûteux et moins utiles.

— Vous ne pouvez sérieusement parler ainsi ; vous ne pouvez réellement vouloir profiter d’un si pauvre expédient, pour éluder la promesse que m’a faite votre ami, votre père spirituel. J’ai pu être fou de m’y fier trop aisément, mais songez à ce que vous feriez, si vous abusiez de ma confiance de cette manière, Réfléchissez-y bien, je vous prie : une pareille conduite me dégage à mon tour de la parole que j’ai donnée de garder le secret sur des choses que je suis disposé à regarder comme des manœuvres très-dangereuses, et…

— Permettez, M. Fairford ; il faut que je vous interrompe ici, dans votre propre intérêt. Un mot qui trahisse ce que vous avez pu voir ou soupçonner, et votre détention aura une fin très-éloignée ou très-prochaine, et, dans l’un et l’autre de ces cas, une fin très-peu désirable. À présent, vous êtes sûr d’être mis en liberté sous fort peu de jours, — peut-être beaucoup plus tôt.

— Et mon ami, pour l’amour duquel j’ai encouru ce danger, que va-t-il devenir ? — Homme dangereux et perfide ! » s’écria-t-il en élevant la voix ; » je ne me laisserai pas cajoler une seconde fois par de trompeuses promesses.

— Je vous jure, ma parole d’honneur, que votre ami jouit d’une parfaite santé, interrompit Redgauntlet ; peut-être vous permettrai-je de le voir, si vous voulez seulement vous soumettre avec patience à un sort inévitable. »

Mais Alan Fairford, considérant que sa confiance avait été trahie par Maxwell, ensuite par le prêtre, éleva la voix, et en appela à tous les sujets du roi à portée de l’entendre, contre la violence dont on le menaçait. Il fut aussitôt saisi par Nixon et deux autres individus, qui, s’emparant de ses bras et tâchant de lui fermer la bouche, se préparaient à l’entraîner.

L’honnête quaker, qui était resté à l’écart pour ne pas être aperçu de Redgauntlet, s’avança hardiment.

« Ami, dit-il, tu commets là des actes dont rien ne pourra jamais te justifier. Tu me connais bien, et tu n’ignores pas qu’en moi tu as causé un grave dommage à un homme paisible qui demeurait à côté de toi, dans l’honnêteté et la simplicité de son cœur.

— Silence, Jonathan, répliqua Redgauntlet, ne m’adressez pas la parole : ce n’est ni la ruse d’un jeune avocat ni la simplicité d’un vieil hypocrite qui me feront renoncer à mes desseins.

— Sur ma parole ! » dit le capitaine de la Jenny, s’avançant à son tour, « voilà qui n’est pas très-beau, général ; et je doute que la volonté de mes copropriétaires puisse me faire participer à des procédés pareils. — Voyons, ne tourmentez pas ainsi la garde de votre sabre ; mais dégainez en homme, si vous désirez que nous ferraillions ensemble. » — Il tira son sabre du fourreau, et continua : « Je ne verrai maltraiter impunément ni mon camarade Fairford ni le vieux quaker. Au diable tous les mandats vrais ou faux ! — maudits soient les juges de paix ! — confondus soient les constables ! — Et voici en ce lieu le petit Nanty Ewart prêt à montrer qu’il parle sérieusement contre nobles et vilains, en dépit des fers à cheval et des renforts ! »

Le cri de « Au diable tous les mandats ! » était populaire parmi la milice du cabaret, dont Nanty Ewart était le favori. Pêcheurs, garçons d’écurie, marins, contrebandiers, commencèrent à s’ameuter devant la porte. Les gens de la suite de Redgauntlet couraient à leurs armes à feu ; mais leur maître leur cria de se tenir tranquilles ; et, dégainant son sabre avec la promptitude d’un éclair, il se précipita sur Ewart au milieu de sa bravade, et fit sauter avec une telle force, hors de ses mains, l’arme qu’il brandissait, qu’elle alla tomber à trois ou quatre pas de lui. S’approchant alors de son adversaire, il le renversa rudement, et fit tourner son sabre au-dessus de sa tête, pour montrer qu’il était absolument à sa merci.

« Voyons, méchant vagabond, misérable ivrogne, dit-il, je vous donne la vie. — Vous n’êtes pas mauvais diable, quand vous n’aboyez pas trop fort au milieu de vos amis. — Mais nous connaissons tous Nanty Ewart, » dit-il à la foule qui l’entourait, avec un sourire de pardon qui, joint à la terreur que sa prouesse avait inspirée, assura à Redgauntlet les dispositions chancelantes de ces hommes mobiles.

« Vive le laird ! » s’écrièrent-ils, tandis que le pauvre Nanty, se relevant de terre où il avait été si rudement étendu, allait chercher son sabre, le ramassait, l’essuyait, et, tout en replaçant son arme dans le fourreau, murmurait entre ses dents : « Ce qu’on dit sur son compte est bien vrai, et le diable sera son ami jusqu’à ce que son heure arrive : — on ne m’y reprendra plus. » En parlant ainsi il fendit la foule, et se retira, honteux et confus de sa défaite.

« Quant à toi, Josué Geddes, » dit Redgauntlet en s’approchant du quaker, qui, les mains jointes et les yeux levés au ciel, était resté spectateur d’une pareille scène de violence, « je prendrai la liberté de t’arrêter comme perturbateur de la paix publique, chose qui ne convient guère à tes prétendus principes. Je crois que tu te seras attiré là une mauvaise affàire, d’abord devant la cour de justice, et ensuite dans la société des amis, comme ils s’appellent ; car ils ne seront pas trop réjouis de voir leur hypocrisie, ordinairement si tranquille, mise au grand jour par tes procédés violents.

— Moi, un perturbateur de la paix publique ! s’écria Josué, moi, avoir rien fait de contraire aux principes des amis ! Prouve-le, je t’en défie, homme méchant ; et je t’adjure, comme chrétien, de cesser d’assaillir mon âme par de semblables accusations : il est déjà trop pénible pour moi d’avoir vu des violences que je ne pouvais empêcher.

— Oh ! Josué, Josué ! » répliqua Redgauntlet, avec un sourire sardonique, « toi, lumière des fidèles dans la ville de Dumfries et dans les environs, manqueras-tu aussi manifestement à la foi ? N’as-tu pas tenté devant nous tous de protéger un homme contre un mandat légal ? n’as-tu pas encouragé ce vilain ivrogne à tirer son sabre ? — et toi-même n’as-tu pas brandi ton bâton dans cette affaire ? Penses-tu que les serments de l’offensé Pierre Peebles et du consciencieux Cristal Nixon, sans parler de ceux des gens honnêtes qui ont été ici témoins de cette scène étrange, et qui non-seulement jurent aussi aisément qu’ils mettent un habit, mais encore pour qui les serments, en matière de douane, sont littéralement le boire et le manger ; — penses-tu, dis-je, que tous ces serments auront moins de valeur que tes oui et tes non ?

— Je jurerai tout ce qu’on voudra, dit Pierre. Tout est en règle quand il s’agit d’un serment ad litem.

« — Vous me faites une criante injustice, » répliqua le quaker, que ne démontaient pas les éclats de rire universels. « Je n’ai pas encouragé à en venir aux armes, quoique j’aie tâché d’émouvoir un homme injuste par quelques arguments ; — je n’ai point brandi de bâton, quoiqu’il se puisse que le vieil Adam ait remué en moi, et que par suite j’aie serré plus fortement que d’habitude mon bâton de chêne, en voyant l’innocence succomber sous la force. — Mais pourquoi parlerais-je raison et vérité à un homme comme toi, qui fus dès ta jeunesse un homme violent ? — Il faut que je te parle plutôt un langage que tu puisses comprendre. Remets ces jeunes gens entre mes mains, « dit-il à Redgauntlet, qu’il avait emmené quelque peu à l’écart, « et non-seulement je me désisterai de toute demande en dommages et intérêts que je puis former contre toi qui n’as point hésité à violer ma propriété, mais encore je te paierai une bonne rançon pour eux et pour moi. Quel profit t’en reviendra-t-il, quand tu auras fait souffrir ces jeunes gens en les retenant captifs ?

— M. Geddes, » répondit Redgauntlet d’un ton plus respectueux que celui sur lequel il avait jusqu’alors parlé au quaker, « votre langage est celui d’un homme désintéressé, et je respecte la sincérité de votre dévouement. Peut-être nous sommes-nous trompés réciproquement sur nos principes et sur nos motifs ; mais, en ce cas, le temps ne nous permet pas de nous expliquer. — Remettez-vous de vos craintes. — J’espère élever votre ami Darsie Latimer à un degré d’illustration que vous ne verrez pas sans plaisir ; — mais… n’essayez pas de me répondre. L’autre jeune homme subira une détention de quelques jours, peut-être de quelques heures seulement : — c’est tout au plus ce qu’il a mérité pour être intervenu en maître dans des affaires qui ne le regardaient pas. Quant à vous, M. Geddes, soyez assez prudent pour prendre votre cheval et vous éloigner d’ici, car ce lieu devient à chaque instant moins convenable pour un homme de paix. Vous pouvez attendre l’événement en sûreté à Mont-Sharon.

— Ami, répliqua Josué, je ne puis suivre ton conseil ; je resterai ici, même comme ton prisonnier, ainsi que tu m’en as menacé tout à l’heure, plutôt que d’abandonner dans cet état précaire le jeune homme qui a souffert pour moi et par mes infortunes. C’est pourquoi je ne monterai pas sur mon cheval Salomon, et je ne lui tournerai pas la tête vers Mont-Sharon avant d’avoir vu la fin de toute cette affaire.

— Alors vous serez prisonnier ici, dit Redgauntlet. Je n’ai pas le loisir de discuter davantage avec vous ; — mais, dites-moi, pourquoi fixez-vous si attentivement les yeux sur les gens de ma suite ?

— Pour dire la vérité, répondit le quaker, je m’étonne d’y voir ce méchant petit vaurien de Benjie, auquel Satan a donné, je crois, pouvoir de se transporter partout où il y a du mal à faire ; de sorte qu’on peut dire qu’il ne se commet pas une mauvaise action dans le pays, à laquelle il ne mette le doigt, sinon la main. »

Le jeune garçon voyant les deux interlocuteurs fixer leurs regards sur lui parut fort embarrassé, et sembla même tenté de s’enfuir ; mais, à un signe de Redgauntlet, il s’avança, prenant l’air doux comme un mouton et les manières simples sous lesquelles ce drôle couvrait beaucoup de malice et de finesse.

« Depuis quand êtes-vous à ma suite ? demanda Redgauntlet.

— Depuis l’affaire des filets à pieux, » répliqua Benjie en mettant un doigt dans sa bouche.

« Et pourquoi nous avez-vous suivis ?

— Je n’osais rester à la maison, crainte des constables.

— Et qu’avez-vous fait tout ce temps-là ?

— Ce que j’ai fait, monsieur ? — Je ne sais pas ce que vous appelez faire, — je n’ai rien fait, » répondit d’abord Benjie ; mais lisant dans les yeux de Redgauntlet qu’il parlait sérieusement, il ajouta : « j’étais à la suite de maître Cristal Nixon.

— Hum ! — oui, — en effet, murmura Redgauntlet. Maître Nixon doit-il donc mettre aussi ses gens en campagne ? — Voyons donc cela. »

Il allait continuer ses questions lorsque Nixon lui-même vint le trouver l’air tout inquiet. « Le père est arrivé, » dit-il tout bas à son maître, « et les gentilshommes sont réunis dans la plus vaste salle de cette maison ; ils désirent vous voir. Il y a aussi votre neveu qui fait du tapage comme un fou de Bedlam.

— Je vais m’occuper de tout cela à l’instant même, répondit Redgauntlet. Le père est-il logé, comme j’avais ordonné qu’il le fût ? »

Cristal fit un signe affirmatif.

« Nous voici donc au dénoûment ! » dit Redgauntlet. Il croisa les mains, — leva les yeux au ciel, — se signa, — et après cet acte de dévotion, le premier peut-être qu’on lui vît faire, il recommanda à Nixon de faire bonne garde, — de tenir ses chevaux et ses hommes prêts en cas de besoin, — de veiller à ce que les prisonniers ne s’échappassent point, — mais de les traiter en même temps avec bonté et politesse. Tous ces ordres donnés, il se hâta d’entrer dans la maison.



  1. Roi des temps fabuleux, ou les plus reculés, en Écosse. a. m.