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Redgauntlet/Chapitre 22

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Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 450-467).


CHAPITRE XXII.

LES ROYALISTES.


Redgauntlet se rendit d’abord à la chambre de son neveu : il ouvrit la porte, entra dans l’appartement, et lui demanda pourquoi il faisait tant de tapage.

« Je veux ma liberté, » répliqua Darsie qui s’était monté la tête au point que la colère de son oncle ne lui causait plus aucune frayeur ; « j’exige ma liberté ; je prétends m’assurer que le meilleur de mes amis, qu’Alan Fairford dont je viens d’entendre la voix, ne court aucun danger.

— Votre liberté vous sera rendue avant une demi-heure, — votre ami recouvrera aussi la sienne en temps convenable, — et vous-même, vous aurez permission d’entrer dans la chambre qui lui sert de prison.

— Cette assurance ne me satisfait pas ; il faut que je voie mon ami sur-le-champ ; il est ici, et c’est pour moi seul qu’il s’est exposé au péril qu’il court en ce moment. J’ai entendu des exclamations violentes, — des cliquetis d’armes. Vous n’obtiendrez rien de moi avant que mes propres yeux m’aient convaincu qu’il est en sûreté.

— « Arthur, — mon cher neveu ! ne me rendez pas fou ! Votre destinée, — celle de votre maison, — celle aussi d’une multitude d’hommes, celle de la Grande-Bretagne elle-même, sont en ce moment dans la balance ; et vous ne songez, vous, qu’à la sûreté d’un pauvre chicaneur bien insignifiant !

— A-t-il donc éprouvé de mauvais traitements de votre part ? » s’écria Darsie avec fierté. « Oui, j’en suis certain ; mais dans ce cas, notre parenté même ne vous protégera point.

— Paix, jeune fou, insensé et ingrat !… Mais voyons pourtant : — serez-vous satisfait si vous voyez cet Alan Fairford, — ce précieux ami de votre cœur, — sain et sauf ? Serez-vous satisfait, dis-je, si vous le voyez en parfaite santé, sans essayer néanmoins de parler ni de causer avec lui ? Donnez-moi donc le bras, et vous, Lilias, ma nièce, donnez-moi l’autre ; mais prenez garde, sir Arthur, à ce que vous allez faire. »

Darsie fut forcé d’accéder à cette proposition, sachant bien que son oncle ne lui permettrait certainement pas d’avoir un entretien avec cet ami dont l’influence pouvait contrarier les plus ardents désirs du laird jacobite : il se contenta donc jusqu’à un certain point de ce qu’on lui accordait.

Redgauntlet conduisit son neveu et sa nièce à travers plusieurs corridors (car la maison, comme nous l’avons déjà dit, était fort irrégulière et avait été bâtie à différentes fois) ; enfin ils se présentèrent devant un appartement à la porte duquel un homme montait la garde avec une carabine sur l’épaule, mais cette sentinelle ne s’opposa point à ce qu’ils ouvrissent pour entrer. Dans cette chambre ils trouvèrent Alan Fairford et le quaker qui paraissaient causer vivement ensemble. Ils levèrent la tête en voyant arriver Redgauntlet et sa compagnie. Alan ôta son chapeau et fit un profond salut : Lilias qui le reconnut — (masquée comme elle l’était, il ne put la reconnaître elle-même) — lui rendit cette politesse avec une espèce d’embarras provenant sans doute du souvenir de la démarche hardie qu’elle avait faite en lui rendant visite.

Darsie brûlait de parler, mais il ne l’osait pas. Son oncle dit seulement ; « Monsieur, je sais que vous êtes aussi inquiet sur le compte de M. Darsie Latimer qu’il l’est sur le vôtre. Je suis chargé par lui de vous annoncer qu’il se porte aussi bien que vous-même ; — j’espère que vous pourrez bientôt vous trouver tous réunis. En attendant, messieurs, quoique je ne puisse vous faire élargir, vous serez aussi bien traités que possible durant votre détention momentanée. »

Il se retira, sans s’arrêter pour entendre les réponses que l’avocat et le quaker se hâtèrent l’un et l’autre de faire ; et se contentant d’agiter sa main en signe d’adieu, il emmena les deux femmes, l’une véritable, l’autre supposée, qui lui donnaient le bras ; mais il sortit par une porte qui ouvrait de l’autre côté de l’appartement, et qui était aussi bien fermée, aussi soigneusement gardée que celle par où ils étaient venus.

Redgauntlet mena ensuite son neveu et sa nièce dans une très-petite chambre qui n’était séparée que par une mince cloison d’une pièce qui semblait être d’une dimension beaucoup plus considérable ; car ils entendirent le bruit des bottes pesantes de l’époque, comme si plusieurs personnes se promenaient de long en large dans l’appartement voisin, et y causaient à voix basse : ces personnes paraissaient tourmentées par une vive inquiétude.

« Ici, » dit Redgauntlet à son neveu en le débarrassant de sa longue jupe et de son masque, « je vous rends à vous-même, et j’espère qu’avec cet habillement de femme vous quitterez toute idée indigne de votre sexe. Ne rougissez pas néanmoins d’avoir porté un déguisement auquel des rois et des héros ont été réduits[1]. C’est quand une astuce et une lâcheté de femme se glissent dans un cœur d’homme que l’individu qui trouve en lui ces sentiments vils doit avoir une honte éternelle de les y avoir laissés pénétrer. Suivez-moi, pendant que Lilias restera ici. Je vais vous présenter à ceux auxquels j’espère vous voir associé dans la plus glorieuse cause pour laquelle on a jamais tiré l’épée. »

Darsie se tut d’abord. « Mon oncle, dit-il enfin, ma personne est entre vos mains ; mais ma volonté, songez-y, n’appartient qu’à moi. On ne m’entraînera point malgré moi dans une résolution importante. Songez à ce que je vous ai déjà dit, — à ce que je vous répète maintenant : — je ne ferai une démarche décisive, que fermement convaincu. »

— Mais quelle conviction auriez-vous, jeune insensé, si vous ne veniez pas en tendre et peser les motifs qui nous portent à agir ? »

En parlant ainsi, Redgauntlet prit Darsie par le bras, et entra avec lui dans la pièce voisine. — C’était un vaste magasin presque rempli de différentes marchandises, de celles surtout qu’on passait en contrebande. Parmi les ballots et les barils étaient assis ou se promenaient plusieurs individus, dont les manières et la figure annonçaient que leurs vêtements communs et grossiers n’étaient pas ceux qu’ils portaient habituellement.

Une anxiété grave et sombre était répandue sur toutes leurs physionomies : à l’arrivée de Redgauntlet, les personnages qui formaient les différents groupes vinrent se réunir tous autour de lui, et le saluèrent avec un cérémonial mélancolique qui n’annonçait rien de bon. En promenant ses yeux sur les personnes qui composaient ce cercle, Darsie ne reconnut sur aucun visage cette espérance aventureuse qui pousse les hommes à des entreprises désespérées : il commença à croire que la conspiration tomberait d’elle-même, sans qu’il eût besoin de se mettre en opposition directe avec un caractère aussi violent que celui de son oncle, et d’encourir les risques auxquels devait l’exposer une pareille opposition.

M. Redgauntlet pourtant ne vit pas ou ne voulut pas voir ces preuves de découragement parmi ses confédérés, mais il le aborda avec un air joyeux et leur souhaita cordialement le bonjour. « Charmé de vous rencontrer ici, milord, » dit-il en s’inclinant très-bas devant un jeune homme fort maigre. « J’espère que vous arrivez enfin avec les promesses de votre noble père, de B —, et de toute votre loyale maison. — M. Richard, quelles nouvelles dans l’est ? J’ai ouï dire que vous aviez déjà mis deux cents hommes sur pied pour nous joindre, au moment où commença la fatale retraite de Derby[2]. Lorsque l’étendard blanc sera de nouveau déployé, il ne reculera plus aussi aisément ni par la force de ses ennemis, ni par la fausseté de ses amis. — Docteur Grumball, je salue le représentant d’Oxford, mère de la science et de la loyauté[3]. — Pengwinnion, mon brave Choucas de Cornouailles, ce bon vent vous a donc amené dans le nord ? Ah ! vaillants Cambriens, quand les Gallois furent-ils les derniers sur le chemin de l’honneur ? »

Il débitait ces compliments et d’autres semblables autour de lui, mais on n’y répondait en général que par des saluts muets et quand il souhaita le bonjour à un de ses compatriotes en le désignant par le nom de Mackellar, et à Maxwell de Summertrees en le nommant Tête-en-Péril, celui-ci répliqua que « si Tête-en-Péril n’était pas un fou, il serait Tête-en-Sûreté ; » et le premier, vieux et maigre gentilhomme, portant un habit brodé dont les galons étaient tout ternes, dit d’un ton bourru : « Oui, vraiment, Redgauntlet, je suis dans la même position que vous : j’ai peu à perdre aussi ; — mais enfin ceux qui m’ont pris mes biens dans le temps, peuvent me prendre ma vie ; et c’est une chose dont je ne me soucie guère. »

Les gentilshommes anglais, qui étaient encore en possession des domaines de leurs ancêtres, se regardaient d’un air de doute les uns les autres, et paraissaient causer à voix basse du renard qui avait perdu sa queue.

Redgauntlet se hâta de leur adresser la parole. « Je crois, milords et messieurs, dit-il, pouvoir expliquer l’espèce de froideur qui s’est glissée dans une assemblée réunie pour une aussi noble entreprise. Notre nombre paraît, quand nous sommes ainsi rassemblés, trop faible et trop peu considérable pour détruire une usurpation établie déjà depuis un demi-siècle ; mais ne nous comptons point par les individus qui sont ici en chair et en os : comptons-nous par les compatriotes qui répondront assurément à notre appel. À cette petite réunion se trouvent ceux qui ont le pouvoir de lever des bataillons et le moyen de les payer. Et ne croyez pas que nos amis absents soient indifférents ou froids pour notre cause. Allumons une fois le signal, et il sera répété par tous ceux qui aiment encore les Stuarts, par tous ceux, — et le nombre en est plus considérable — qui détestent l’électeur. J’ai là des lettres de…

Sir Richard Glendale interrompit l’orateur.

« Nous avons tous confiance, Redgauntlet, en votre valeur et en votre habileté ; — tous, nous admirons votre persévérance ; et sans doute il ne fallait rien moins que vos généreux efforts et l’émulation excitée par votre conduite si noble et si désintéressée, pour parvenir à nous rassembler ici, nous misérables débris d’une cause ruinée, afin de tenir encore une consultation solennelle ; — car j’imagine, messieurs, » dit-il en promenant ses regards autour de lui, « que c’est seulement une consultation.

— Rien de plus, dit le jeune lord.

— Rien de plus, » dit le docteur Grumball en secouant sa vaste perruque académique.

« Ce n’est qu’une consultation, répétèrent tous les autres. »

Redgauntlet se mordit les lèvres. « J’espérais, dit-il, que les conversations que j’ai eues de temps à autre avec la plupart d’entre vous avaient mûri nos plans plus que vos discours ne l’annoncent, et que nous venions ici pour exécuter aussi bien que pour délibérer. Je puis lever cinq cents hommes d’un coup de sifflet.

— Cinq cents hommes ! dit un des écuyers gallois ; Dieu nous bénisse ! Et, s’il vous plaît, que peut-on faire avec cinq cents hommes ?

— Tout ce que l’amorce fait pour le canon, M. Meredith, répondit Redgauntlet ; nous serons à même de prendra Carliste, et vous savez ce à quoi nos amis se sont engagés dans ce cas.

Oui, — mais, dit le jeune lord, il ne faut pas trop nous presser, M. Redgauntlet. Nous sommes tous, je crois, aussi sincères aussi dévoués que vous-même dans cette affaire, mais on ne nous mènera point en avant les yeux bandés. Soyons circonspects : nous le devons à nous-mêmes et à nos familles, aussi bien qu’à ceux que nous avons mission de représenter dans cette circonstance.

— Qui vous presse, milord ? qui vous attire les yeux bandés à cette réunion ? Je ne comprends pas Votre Seigneurie, répliqua Redgauntlet.

— Voyons, dit sir Richard Glendate, n’allons pas au moins mériter le vieux reproche de ne pouvoir nous accorder ensemble. Ce que milord veut dire, Redgauntlet, c’est que nous avons encore ce matin entendu soutenir que vous ne pourriez pas même lever le corps d’hommes sur lequel vous comptez. Votre compatriote, M. Mackellar, paraissait douter, un instant avant que vous arrivassiez, que vos vassaux consentissent jamais à prendre les armes, à moins d’y être autorisés par votre neveu.

— Je pourrais demander, répliqua Redgauntlet, quel droit Mackellar, ou tout autre, a de douter que je sois capable de tenir ce à quoi je me suis engagé. — Mais nos espérances ont pour fondement principal notre bonne union. — Voici mon neveu. Messieurs, je vous présente mon parent, sir Arthur Darsie Redgauntlet de Redgauntlet.

— Messieurs, » dit Darsie dont le cœur battait avec force, car il sentait que la crise était fort pénible, « permettez-moi de vous dire que je remets à vous exprimer mon opinion sur l’important sujet que vous discutez, jusqu’à ce que j’aie entendu toutes les personnes ici rassemblées.

— Continuez votre délibération, Messieurs, dit Redgauntlet je donnerai à mon neveu des raisons puissantes qui lui en feront adopter le résultat, et qui lèveront tous les scrupules dont son esprit peut être environné. »

Le docteur Grumball toussa, secoua sa perruque parfumée, et prenant la parole : —

« Les principes de la ville d’Oxford, dit-il, sont bien connus, puisqu’elle fut la dernière à se soumettre à l’archi-usurpateur ; — puisqu’elle a condamné, par son autorité souveraine, les dogmes blasphématoires, athées et anarchiques de Locke et des autres séducteurs qui ont voulu égarer l’esprit public. Oxford fournira des hommes, de l’argent et son crédit pour la cause du monarque légitime. Mais nous avons été souvent trompés par les puissances étrangères, qui ont profité de notre zèle pour susciter des dissensions civiles au sein de la Grande-Bretagne, non à l’avantage de notre souverain vénéré quoique banni, mais pour occasionner des troubles dont lesdites puissances font leur profit, tandis que nous, qui servons d’instrument, nous sommes sûrs d’être ruinés. Oxford ne se soulèvera donc pas, à moins que notre souverain ne vienne en personne réclamer notre secours : auquel cas Dieu nous garde de lui refuser obéissance.

— C’est un fort bon avis, observa M. Meredith.

— En vérité, dit sir Richard Glendale, c’est là la pierre fondamentale de notre entreprise, et la seule condition à laquelle, moi-même et d’autres encore, nous avons jamais songé à prendre les armes. Une insurrection qui n’aura point Charles Stuart à sa tête ne durera jamais que le temps nécessaire pour qu’une seule compagnie d’habits rouges à pied vienne la disperser.

— C’est mon opinion personnelle et celle de toute ma famille, » dit le jeune noble déjà mentionné, « et j’avoue que je suis un peu étonné qu’on nous invite à venir à un rendez-vous si dangereux, avant qu’on nous ait fait connaître la moindre chose sur un point préliminaire si important.

— Pardonnez-moi, milord, dit Redgauntlet ; je n’ai pas été si injuste envers moi-même ni envers mes amis ; — je n’avais pas moyen de communiquer à nos confédérés éloignés, sans courir le plus grand risque d’une découverte, la nouvelle que connaissent plusieurs de mes honorables compatriotes. Aussi courageux et aussi résolu que lorsqu’il débarqua, il y a vingt ans, sur les côtes désertes de Moidart, Charles-Édouard n’a point hésité un seul instant à se rendre aux désirs de ses fidèles sujets. Charles-Édouard est dans ce pays ; — Charles-Édouard est dans cette maison ! Charles-Édouard n’attend que votre décision actuelle pour recevoir l’hommage de ceux qui se sont toujours nommés ses loyaux sujets. Ceux qui voudraient maintenant tourner le dos ou changer de langage devront le faire sous les yeux de leur souverain. »

Un profond silence suivit. Ceux des conspirateurs qui s’étaient engagés dans l’entreprise par pure habitude ou par désir de rester fidèles à leurs vieilles opinions, virent alors avec terreur que la retraite leur était coupée, et d’autres qui de loin avaient regardé l’affaire en question comme présentant les plus belles espérances, tremblèrent lorsque le moment de s’y embarquer réellement fut avancé d’une manière inattendue, et rendu ainsi presque inévitable.

« Comment donc, milords et messieurs ! dit Redgauntlet ; est-ce la joie et le ravissement qui vous font ainsi garder le silence ? Où sont et l’empressement et l’accueil cordial avec lesquels vous deviez recevoir votre roi légitime, qui confie une seconde fois sa personne à la défense de ses sujets, sans se laisser effrayer par les imminents périls et les privations sévères de sa première expédition ? J’espère qu’il n’est pas ici un gentilhomme qui ne soit prêt à répéter devant son prince le serment de fidélité qu’il a prêté en son absence.

— Ce n’est pas moi du moins, » s’écria le jeune lord d’un air résolu, et mettant la main à son épée, « qui commettrai une pareille lâcheté. Si Charles est venu sur nos rivages, je serai le premier à l’accueillir, et à lui dévouer ma vie et ma fortune.

— J’en atteste le ciel, dit M. Méredith, je ne vois pas que M. Redgauntlet nous ait laissé autre chose à faire.

— Attendez, observa Summertrees, il y a encore une autre question. A-t-il amené avec lui quelques-uns de ces fiers-à-bras irlandais qui ont fait échouer notre dernière et glorieuse entreprise ?

— Pas un seul, répliqua Redgauntlet.

— Je compte, dit M. Grumball, qu’il n’y a point de prêtres catholiques dans sa compagnie. Je ne voudrais pas forcer la conscience privée de mon souverain ; mais comme fils indigne de l’Église d’Angleterre, mon devoir est de veiller à sa sûreté.

— Il n’y a ni chien ni chat papistes pour aboyer ni miauler autour de Sa Majesté, répondit Redgauntlet. Le vieux Shaftesbury lui-même ne pourrait souhaiter un prince mieux à l’abri du papisme, — qui peut ne pas être la plus mauvaise de toutes les religions, pourtant. — Ne vous reste-t-il plus aucun doute, Messieurs ? Ne pouvez-vous plus imaginer des raisons plausibles pour différer l’accomplissement de votre devoir, et l’exécution de vos serments et de vos promesses ? Cependant, votre roi attend votre déclaration : — sur ma foi ! voilà une réception bien froide !

— Redgauntlet, » répliqua sir Richard Glendale avec calme, vos reproches ne me pousseront jamais à des actes que ma raison désapprouve : que je sois fidèle à mon engagement aussi bien que vous, la chose est évidente, puisque me voilà prêt à le tenir en versant le meilleur sang de mes veines, — mais le roi n’a-t-il réellement amené personne avec lui ?

— Il n’a pas un homme avec lui, sauf un jeune aide de camp et un seul valet de chambre.

— Pas un homme ? — Mais Redgauntlet, engagerez-vous votre parole qu’il n’a point de femme avec lui ? »

Redgauntlet baissa les yeux à terre et répondit : « Je suis fâché de le dire : — il en a une. »

Les assistants se regardèrent tous les uns les autres, et gardèrent un moment le silence. Enfin sir Richard continua : « Je n’ai pas besoin de vous répéter, M. Redgauntlet, quelle est l’opinion invariablement arrêtée des amis de Sa Majesté concernant cette liaison malheureuse ; il n’y a qu’un avis, qu’un sentiment parmi nous sur ce sujet. Dois-je conclure que nos humbles remontrances n’ont pas été communiquées au roi par vous, monsieur ?

— Elles l’ont été, et dans les termes sévères dont vous-mêmes vous êtes servis. J’aime la cause de Sa Majesté plus que je ne crains son déplaisir.

— Mais, apparemment, notre humble supplique n’a produit aucun effet. La femme qui s’est glissée dans son cœur a une sœur à la cour de l’électeur de Hanovre, et nous sommes assurés que tous les secrets de notre correspondance lui sont confiés.

Varium et mutabile semper femina[4], dit le docteur Grumball.

— Elle met ses secrets dans un sac à ouvrage, dit Maxwell, et ils en sortent toutes les fois qu’elle l’ouvre. Si je dois être pendu, je voudrais que ce fût au bout d’une meilleure corde que le ruban d’une coquine.

— Êtes-vous donc devenu lâche aussi, Maxwell ? » lui répliqua Redgauntlet à voix basse.

« Non pas ! dit Maxwell ; battons-nous et gagne la bataille qui pourra. Mais être trahi par une enjôleuse comme cette…

— De la modération, messieurs ! dit Redgauntlet. Le défaut dont vous vous plaignez si amèrement a toujours été celui des rois et des héros. D’ailleurs, je suis fermement convaincu que Charles-Édouard triomphera de lui-même à l’humble prière de ses plus dévoués serviteurs, et quand il les verra prêts à tout sacrifier pour sa cause, pourvu qu’il renonce à la société d’une maîtresse dont j’ai raison de croire qu’il est déjà fatigué lui-même. Mais ne le pressons pas trop durement avec notre zèle bien intentionné. Il a une volonté royale, comme il convient à sa royale naissance ; et nous, messieurs, qui sommes royalistes, nous devrions être les derniers à tirer avantage des circonstances pour limiter l’exercice de cette volonté. Je suis aussi surpris et blessé que vous pouvez l’être de voir qu’il ait pris une pareille compagne de voyage, augmentant ainsi toute chance de trahison et de découverte. Mais n’insistons pas sur un sacrifice aussi humiliant, lorsqu’il a mis à peine un pied sur le bord de son royaume. Agissons généreusement à l’égard de notre souverain ; et quand nous aurons montré ce que nous voulons faire pour lui, nous pourrons alors avec meilleure grâce lui exposer ce que nous attendons qu’il nous concède.

— Vraiment, il me semble que ce serait dommage, dit Mackellar, si tant d’illustres gentilshommes, après s’être réunis, se séparaient sans dégainer seulement une lame de sabre.

— Je partagerais l’opinion du préopinant, dit lord…, si je n’avais à perdre que la vie ; mais j’avoue franchement que, les conditions auxquelles notre famille avait promis de seconder cette entreprise n’ayant pas été remplies, je n’exposerai pas toute la fortune de notre maison, en me fiant à la douteuse fidélité d’une femme artificieuse.

— Je suis fâché de voir Votre Seigneurie, répliqua Redgauntlet, suivre un chemin qui doit plutôt assurer les richesses de votre maison qu’augmenter son honneur.

— Comment dois-je comprendre votre langage, monsieur ? » demanda le jeune noble d’un ton hautain.

« Voyons, messieurs, » dit le docteur Grumball en s’interposant, « entre amis point de querelles : nous sommes tous également zélés pour la cause ; — mais vraiment, quoique je connaisse la licence que se permettent les grands sous ce rapport, il y a, j’ose le dire, indécence à un prince qui vient réclamer l’allégeance de l’Église d’Angleterre, et arrive pour une telle mission en pareille compagnie : — si non castè, cautè tamen[5].

— Je m’étonne en ce cas que l’Église d’Angleterre se soit montrée si fort attachée au voluptueux homonyme du roi actuel[6], » dit Redgauntlet.

Sir Richard Glendale se mit alors à discuter la question, en homme que son autorité et son expérience mettaient à même de parler avec poids.

— Nous n’avons pas le loisir d’hésiter, dit-il : il est bien temps que nous décidions quelle conduite nous allons tenir. Je sens comme vous, M. Redgauntlet, quels scrupules nous pouvons nous faire de capituler avec notre souverain dans sa situation présente ; mais je dois songer aussi à la ruine complète de cette cause, aux confiscations de biens et à l’effusion de sang qui peut avoir lieu parmi ses partisans, grâce à l’infatuation avec laquelle il tient à une femme qui est encore pensionnée par le ministère actuel comme elle l’était par sir Robert Walpole. Que Sa Majesté la renvoie sur le continent, et l’épée sur laquelle j’appuie en ce moment ma main sera aussitôt dégainée, ainsi que des milliers d’autres, comme je l’espère. »

Toutes les personnes présentes acquiescèrent unanimement à ce que sir Richard Glendale avait dit.

« Je vois que vous avez pris votre résolution, messieurs, dit Redgauntlet, et peu sagement, je pense. En effet, par des procédés plus doux et plus généreux, vous auriez eu plus de chances d’emporter un point qui me paraît aussi désirable qu’à vous ; mais qu’arrivera-t-il si Charles, avec l’inflexibilité de son grand-père, refuse de se soumettre à cette décision ? Votre intention est-elle de l’abandonner à son destin ?

— Dieu nous en préserve ! dit vivement sir Richard ; « et Dieu vous pardonne, M. Redgauntlet, d’avoir conçu une pareille idée. Non ! ce sera avec tous les égards et toute l’humilité possible que je le verrai monter sain et sauf sur son vaisseau, et je le défendrai au péril de mes jours contre quiconque l’attaquera. Mais quand je l’aurai vu mettre à la voile, mon premier soin sera d’assurer, si je peux, ma propre vie en me retirant chez moi ; ou si je vois que notre entreprise, comme il n’est que trop probable, s’est éventée, j’irai me remettre entre les mains du juge de paix le plus proche ; je promettrai de vivre à l’avenir en paix, me soumettant aux autorités existantes. »

Tous les auditeurs indiquèrent encore qu’ils partageaient l’opinion de l’orateur.

« Hé bien ! messieurs, dit Redgauntlet, ce n’est pas à moi de gêner les opinions de personne, et je dois vous faire la justice de dire que le roi, dans le cas présent, a négligé de remplir une condition de votre traité qui lui était proposée en termes très-formels. La question est maintenant de savoir qui se chargera de lui apprendre le résultat de cette conférence ; car je ne présume pas que vous vouliez vous rendre encore auprès de lui pour le prier de renvoyer une personne de sa famille, comme prix de votre allégeance.

— Je crois que M. Redgauntlet peut donner cette explication en notre nom, dit le jeune lord. Comme il a sans doute fait droit à nos remontrances en les communiquant au roi, personne ne peut avec plus de convenance et de force montrer à ce prince la conséquence naturelle et inévitable de la manière dont il les a dédaignées.

— Moi, je pense, répliqua Redgauntlet, que ceux qui soulèvent l’objection doivent la soumettre eux-mêmes au roi ; car je suis convaincu que Charles ne croira jamais, à moins de l’entendre de la bouche même de l’héritier de la loyale maison de B —, que ce gentilhomme est le premier à chercher un prétexte pour éluder l’accomplissement de ses promesses.

— Un prétexte, monsieur ! » s’écria le jeune lord fièrement ; « j’en ai déjà trop supporté de votre part, et je ne souffrirai pas ce dernier affront. Veuillez, s’il vous plaît, descendre avec moi. »

Redgauntlet, souriant avec dédain, se disposait à suivre le fier jeune homme, quand sir Richard intervint encore : « Allons-nous montrer, dit-il, les derniers symptômes de la dissolution de notre parti, en tournant nos épées les uns contre les autres ? — De la modération, milord ; dans des conférences comme celle-ci, il faut se passer bien des choses qui ailleurs nécessiteraient des cartels. Un parti rassemblé doit, comme le parlement, jouir de certains privilèges. — On ne peut, dans la chaleur d’une discussion, peser tous les mots. — Messieurs, si votre confiance en moi peut aller jusque-là, j’irai trouver Sa Majesté, et j’espère que milord et M. Redgauntlet m’accompagneront. J’espère qu’une explication sur ce point amènera un résultat satisfaisant, et que nous pourrons alors rendre hommage sans réserve à notre souverain : moi-même je serai dès-lors le premier à tout sacrifier pour sa juste querelle. »

Redgauntlet s’avança tout à coup : « Milord, dit-il, si mon zèle m’a fait dire une chose qui vous ait offensé, je voudrais ne l’avoir pas dite, et je vous demande pardon. Un gentilhomme ne peut faire davantage.

— Je n’aurais pas tant demandé à M. Redgauntlet, » dit le jeune lord, acceptant volontiers la main que son adversaire lui offrait ; je ne connais pas d’homme au monde de qui je puisse souffrir un reproche sans un sentiment de dégradation, si ce n’est lui.

— Permettez-moi donc d’espérer, milord, que vous viendrez avec sir Richard et moi trouver le roi. La chaleur de votre sang ranimera notre zèle ; — la froideur du nôtre calmera votre ardeur. »

Le jeune lord sourit, et secoua la tête. « Hélas ! M. Redgauntlet, dit-il, je suis honteux d’avouer qu’en zèle vous nous surpassez tous ; mais je ne refuserai pas cette mission, pourvu que vous permettiez à votre neveu, sir Arthur, de nous accompagner aussi. »

— « Mon neveu ! » dit Redgauntlet, et il parut hésiter ; puis, il ajouta : « très-certainement. — J’espère, » dit-il en regardant Darsie, « qu’il montrera en présence du prince des sentiments convenables à la circonstance. »

Il sembla pourtant à Darsie que son oncle eût préféré ne pas le conduire devant le roi, s’il n’eût pas craint qu’il ne fût influencé par les confédérés irrésolus, au milieu desquels il devait rester pendant son absence, ou qu’il n’exerçât lui-même une influence sur eux.

« Je vais, dit Redgauntlet, demander si l’on peut nous recevoir. »

Il revint un instant après, et, sans dire mot, fit signe an jeune lord de venir. Le jeune lord s’avança, suivi de sir Richard Glendale et de Darsie, Redgauntlet ne venant qu’après eux tous. Un petit corridor, qu’ils traversèrent, et quelques marches qu’il leur fallut monter, les conduisirent à la porte de la salle temporaire de réception, où le royal aventurier devait recevoir leur hommage. C’était l’étage supérieur d’une de ces chaumières qu’on avait ajoutées au vieux cabaret, appartement pauvrement meublé, sale et en désordre ; car quelque téméraire que puisse paraître l’entreprise, on avait encore eu le soin de ne pas éveiller l’attention des étrangers en se donnant beaucoup de peine pour la commodité personnelle du prince. Il était assis, quand les députés de ses partisans entrèrent dans sa chambre, et lorsqu’il se leva, lorsqu’il s’avança vers eux et les salua pour répondre à leur salut, ce fut avec une dignité et une courtoisie qui suppléèrent à toute pompe extérieure, et convertirent le misérable grenier en un salon digne de la circonstance.

Il est inutile d’ajouter que c’était le même personnage déjà introduit en scène sous le nom de père Bonaventure, nom qu’il portait à Fairladies. Son costume ne différait de celui qu’il portait chez les miss Arthuret que par une large redingote de camelot, sous laquelle il cachait une bonne épée au lieu d’une petite rapière, et de plus une paire de pistolets.

Redgauntlet lui présenta successivement le jeune lord et son parent, sir Arthur Darsie Redgauntlet : celui-ci, en saluant le monarque et en lui baisant la main, trembla de commettre un acte qu’on pourrait taxer de haute trahison, et que pourtant il ne voyait aucun moyen d’éviter.

Sir Richard Glendale parut être personnellement connu de Charles-Édouard, qui l’accueillit avec autant de tendresse que de dignité, et sembla fort ému des larmes qui coulèrent des yeux de ce gentilhomme, lorsqu’il annonça à Sa Majesté qu’elle était la bienvenue dans le royaume de ses pères.

« Oui, mon bon sir Richard, » dit le malheureux prince, d’un ton mélancolique, » Charles-Édouard se retrouve encore une fois avec ses fidèles amis, — non plus peut-être avec ces joyeuses espérances qui faisaient disparaître le péril à ses yeux, mais toujours avec un mépris complet de ce qui peut lui arriver de pis en réclamant ses droits et ceux de son pays.

— Je me réjouis, sire, — et pourtant hélas ! je dois aussi m’affliger de vous voir sur les côtes britanniques, » dit sir Richard Glendale, et il s’arrêta muet, — une foule de sentiments contradictoires l’empêchant d’en dire davantage.

« C’est l’appel de mon peuple fidèle et souffrant qui a pu seul me déterminer à tirer de nouveau l’épée. Quant à moi, sir Richard, lorsque j’ai réfléchi combien de mes amis loyaux et dévoués périssaient par le fer et par la proscription, ou mouraient dans l’indigence et l’oubli sur un sol étranger, j’ai souvent juré qu’aucun motif d’intérêt personnel ne me porterait à élever de nouveau des prétentions qui ont déjà coûté si cher à mes partisans. Mais puisque tant d’hommes de crédit et d’honneur pensent que la cause de l’Angleterre et de l’Écosse est liée à celle de Charles Stuart, je dois suivre l’exemple de ces braves, et, mettant de côté toute autre considération, arriver encore une fois comme libérateur. Je suis donc venu seulement ici sur votre invitation, messieurs, et comme vous devez connaître parfaitement une foule de circonstances auxquelles mon absence m’a rendu nécessairement étranger, je dois être un simple instrument entre les mains de mes amis. Je sais de reste que je ne puis m’en rapporter implicitement à des cœurs plus loyaux et à des têtes plus sages que Herries Redgauntlet et sir Richard Glendale. Donnez-moi donc votre avis : comment allons-nous procéder ? Décidez du destin de Charles-Édouard. »

Redgauntlet regarda sir Richard comme pour lui dire : « Pouvez-vous songer à imposer une condition désagréable dans un moment comme celui-ci ? » Mais sir Richard secoua la tête et baissa les yeux, comme si sa résolution était inébranlable, et pourtant comme s’il sentait combien sa position était délicate.

Suivit un instant de silence que rompit le dernier représentant d’une malheureuse dynastie, en s’écriant avec quelque apparence de colère. « Voilà qui est étrange, messieurs : vous m’avez arraché du sein de ma famille pour que je vinsse me mettre à la tête d’une entreprise incertaine et périlleuse ; et quand je suis venu, vos esprits semblent être encore indécis. Je ne m’y serais pas attendu de la part d’hommes tels que vous.

— Quant à moi, sire, dit Redgauntlet, l’acier de mon sabre n’est pas d’une meilleure trempe que ma résolution.

— Je puis en dire autant de milord et de moi-même, répliqua sir Richard ; mais nous vous avions chargé, M. Redgauntlet, de transmettre notre requête à Sa Majesté, en lui proposant certaines conditions.

— J’ai rempli mon devoir envers Sa Majesté et envers vous dit Redgauntlet.

— Je n’ai considéré aucune opinion, messieurs, » dit le monarque avec dignité, « sauf celle qui m’appelait ici pour faire valoir mes droits en personne. Celle-là, je l’ai remplie à mes risques personnels. Me voici prêt à tenir ma parole, et j’attends de vous que vous soyez fidèles à la vôtre.

— Il y avait, — il devait y avoir quelque chose de plus que cela dans nos propositions, soit dit sans blesser Votre Majesté, répliqua sir Richard, nous y avions mis une restriction.

— Je ne l’ai pas vue, » dit Charles en l’interrompant. « Par tendresse pour les nobles cœurs dont j’ai si bonne opinion, je n’ai voulu rien voir ni rien lire qui pût leur nuire dans mon amour et dans mon estime. Il ne peut y avoir de stipulation entre un prince et des sujets.

— Sire, » dit Redgauntlet en fléchissant le genou, « je vois sur la physionomie de sir Richard, qu’il pense que c’est ma faute si Votre Majesté semble ignorer une clause que vos sujets m’avaient chargé de communiquer à Votre Majesté. Pour l’amour du ciel ! au nom de tous mes services et de tous mes malheurs passés, ne laissez pas une telle tache sur mon honneur ! La pièce marquée D, dont voici la copie, avait rapport au pénible sujet sur lequel sir Richard appelle en ce moment votre attention.

— Vous me forcez, messieurs, » dit le prince rouge de colère, « à me rappeler des choses que j’aurais volontiers bannies de ma mémoire, attendu qu’elles me semblaient injurieuses à votre caractère. Je n’ai pas supposé que mes loyaux sujets eussent de moi une assez pauvre idée pour profiter de ma fâcheuse position, en s’arrogeant le droit de critiquer mes affections privées, et de stipuler des arrangements avec leur roi, sur des matières dans lesquelles le dernier des paysans a le privilège de s’arranger comme il lui plaît. Dans les affaires d’État et de politique, je serai toujours guidé, comme il convient à un prince, par l’avis de mes sages conseillers ; dans celles qui regardent mon intérieur et mes arrangements domestiques, je réclame pour moi la liberté que j’accorde à tous mes sujets, liberté sans laquelle une couronne vaudrait moins qu’un bonnet de mendiant.

— Avec la permission de Votre Majesté, dit sir Richard Glendale, je vois qu’il faut absolument que je me résigne à dire des vérités qui me coûtent ; mais, croyez-moi, je le fais avec autant de respect que de regret. Oui sans doute, nous vous avons sollicité de vous mettre à la tête d’une entreprise périlleuse ; oui, Votre Majesté, préférant l’honneur à la sûreté, et l’amour de son pays à un doux repos, a consenti à devenir notre chef. Mais aussi nous avons stipulé comme une démarche préliminaire, nécessaire et indispensable à l’achèvement de nos desseins, — et je dois le répéter, comme une condition positive de nos engagements, — qu’une personne qui, suppose-t-on (je n’ai pas la présomption de dire si la supposition est fondée), jouit de l’intime confiance de Votre Majesté, et paraît capable, je ne dirai pas d’après des preuves évidentes, mais d’après des indices assez clairs, de trahir cette confiance au profit de l’électeur d’Hanovre, que cette personne, dis-je, serait éloignée de votre royale maison et de votre compagnie.

— C’est trop d’insolence, sir Richard, s’écria Charles-Édouard, ne m’avez-vous attiré en votre pouvoir que pour me traiter de cette manière infâme ? — Et vous, Redgauntlet, pourquoi avez-vous souffert que les choses en vinssent là, sans m’avoir donné plus clairement à comprendre quels affronts m’étaient ici préparés.

— Mon gracieux prince, répliqua Redgauntlet, je suis loin de mériter le moindre blâme : je ne pensais réellement pas qu’un obstacle aussi léger que le renvoi ou la présence d’une femme pût interrompre l’exécution d’une entreprise aussi importante. Je suis un homme franc, sire, et je dis toujours l’exacte vérité ; je n’avais jamais conçu l’idée qu’il fallût plus de cinq minutes d’une pareille entrevue, soit à sir Richard et à ses amis, pour se désister d’une condition qui déplaît tant à Votre Majesté, soit à vous-même, sire, pour sacrifier ce malheureux attachement à un sage conseil, ou même aux soupçons trop inquiets de tant de sujets fidèles. Je ne voyais dans une pareille difficulté aucun obstacle qui ne fût, d’un côté comme de l’autre, aussi aisé à faire disparaître qu’une toile d’araignée.

— Vous étiez dans l’erreur, monsieur, dans une profonde erreur, — aussi profonde que celle où vous êtes maintenant, lorsque vous pensez au fond du cœur que mon refus d’accéder à cette insolente proposition m’est dicté par une passion puérile et romanesque pour cette femme. Je vous le déclare, monsieur, je pourrais quitter cette femme demain, sans éprouver un instant de regret ; — déjà j’ai songé à la renvoyer de ma cour pour des raisons à moi connues ; mais je ne trahirai jamais mes droits de souverain et d’homme, en faisant une pareille démarche pour m’assurer la faveur de personne, ni pour acheter une allégeance qui m’est due, si on me la doit vraiment, par droit de naissance.

— J’en suis fâché, répliqua encore Redgauntlet. Mais j’espère que Votre Majesté et sir Richard réfléchiront aux déterminations qu’ils ont prises, et s’abstiendront de discuter davantage un pareil point dans une conjecture si critique. Je me flatte que Votre Majesté se rappellera que nous sommes en pays ennemi : nos préparatifs ne peuvent avoir été faits dans un secret si absolu, que nous puissions maintenant renoncer avec sûreté à notre entreprise : aussi est-ce avec la plus vive inquiétude que je prévois d’horribles dangers même pour votre royale personne, à moins que vous ne donniez généreusement à vos sujets la satisfaction que d’après sir Richard ils demanderont toujours avec opiniâtreté. — En effet il faut que votre inquiétude soit bien vive ! s’écria Charles-Édouard. Est-ce en me menaçant d’un danger personnel que vous croyez vaincre une résolution fondée sur un sentiment de ce qui m’est dû en ma qualité d’homme et de prince ? Si la hache et l’échafaud étaient prêts devant les fenêtres de White-Hall, je franchirais la planche franchie par mon aïeul, plutôt que de céder la moindre des choses quand l’honneur me le défend. »

Il prononça ces paroles d’un ton déterminé, et promena ses regards sur les personnes qui l’entouraient, et qui toutes paraissaient confuses et interdites : Darsie seul croyait voir dans ce débat une heureuse fin de la plus périlleuse entreprise. Enfin sir Richard reprit la parole d’une voix solennelle et mélancolique.

« Si la sûreté, dit-il, du pauvre Richard Glendale était seule intéressée dans cette affaire, je n’ai jamais attaché à ma vie assez de valeur pour n’être pas prêt à la sacrifier au moindre désir de Votre Majesté. Mais je suis un simple messager, — un simple député vers vous, je dois exécuter ma mission, et mille voix s’élèveraient pour me crier haro si je ne la remplissais pas avec fidélité. Tous vos adhérents, et Redgauntlet lui-même, voient la ruine certaine de cette entreprise, — les plus grands périls personnels pour Votre Majesté, — la destruction complète de votre parti et de vos partisans, s’ils abandonnent le point sur lequel, par malheur, Votre Majesté est si peu disposée à céder. — Je le dis avec un cœur rempli d’angoisse, — avec une émotion qui se trahit malgré moi, — mais je dois le dire, — c’est la fatale vérité : — si votre bonté royale ne peut nous faire une concession qui nous semble nécessaire à notre sûreté et à la vôtre, Votre Majesté désavouera d’un mot dix mille hommes prêts à tirer le sabre pour sa cause, ou pour parler encore plus clairement, elle anéantira jusqu’à l’ombre d’un parti royaliste dans la Grande-Bretagne.

— Et pourquoi n’ajoutez-vous pas, » dit le prince avec un air de dédain, « que les hommes qui étaient prêts à prendre les armes en ma faveur expieront leur trahison envers l’électeur en me livrant au destin que tant de proclamations m’ont annoncé ? Portez ma tête à Saint-James, messieurs ; vous commettrez ainsi une action plus profitable et plus glorieuse que de vous flétrir par des propositions qui me déshonorent, après m’avoir mis si complètement en votre puissance.

— Mon Dieu ! sire, » s’écria Richard en joignant les mains d’impatience, « de quel crime énorme et inexpiable faut-il que vos ancêtres se soient souillés, pour qu’ils en aient été punis par un aveuglement que Dieu inflige à toute leur race ! Allons, milord, il nous faut retourner vers nos amis.

— Avec votre permission, sir Richard, dit le jeune lord, pas avant d’avoir avisé aux mesures que nous pouvons prendre pour la sûreté personnelle de Sa Majesté.

— Ne vous inquiétez pas de moi, jeune homme, répliqua Charles-Édouard : lorsque je faisais société avec des voleurs montagnards et des meneurs de bestiaux, j’étais plus en sûreté que je ne crois y être maintenant parmi les représentants des plus illustres familles d’Angleterre. — Adieu, messieurs, — je veillerai moi-même sur moi.

— Jamais ! jamais ! s’écria Redgauntlet. — Permettez que moi, qui vous ai fait courir un péril aussi imminent, je cherche au moins à assurer votre retraite. »

En parlant ainsi il se retira précipitamment, suivi de son neveu. Le royal aventurier, détournant les yeux du jeune lord et de sir Richard, se jeta sur une chaise à l’autre extrémité de l’appartement, tandis qu’ils restaient, tourmentés d’inquiétude, à distance respectueuse, et qu’ils causaient ensemble à voix basse.



  1. Charles-Édouard se déguisa en femme après sa défaite, pour échapper aux recherches des Hanovriens. a. m.
  2. Par l’armée écossaise. a. m.
  3. Loyalty ou royalty, fidelité au prince, suivant l’opinion manifestée par l’université d’Oxford, qui a toujours été tory ou aristocratique, pendant que celle de Cambridge est restée whig, c’est-à-dire, attachée aux intérêts populaires. a. m.
  4. La femme est toujours changeante et différente d’elle-même. a. m.
  5. Sinon chastement, du moins avec prudence. a. m.
  6. Au libertin Charles II. a. m.