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Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre I/Chapitre 6

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 107-113).
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CHAPITRE VI


De l’honnête et de l’utile.


I. Comme le but que se propose celui qui délibère est futile, et que le débat porte non pas sur la fin que l’on a en vue, mais sur les moyens qui conduisent à cette fin ; que ces moyens résident dans les

actions, et que ce qui est utile est bon, il faut donc, d’une manière générale, prendre les éléments de ce débat dans leurs rapports avec le bien et l’utile.

II. Le bien, ce sera la chose qui doit être adoptée par elle-même, et celle pour laquelle nous devons en adapter une autre. C’est encore ce à quoi tendent tous les êtres, j’entends tous les êtres doués de sentiment ou d’intelligence, ou ceux qui pourraient posséder ces facultés. Tout ce que l’intelligence pourrait suggérer à chacun, c’est aussi pour chacun un bien : comme aussi ce dont la présence procure une disposition favorable et satisfaisante. C’est ce qui réalise et ce qui conserve ces divers avantages, ce qui en est la conséquence ce qui en détourne ou détruit les contraires.

III. Or les choses s’enchaînent de deux manières, selon qu’elles vont ensemble, ou l’une après l’autre : par exemple, la science à l’étude, en lui succédant ; la vie à la santé, en l’accompagnant. Les choses se produisent de trois manières ; ainsi la santé a pour cause soit le fait d’être sain, soit la nourriture, soit les exercices gymnastiques, ce qui contribue par-dessus tout à donner la santé.

IV. Cela posé, il en résulte, nécessairement, que l’adoption des choses bonnes est bonne elle-même, ainsi que le rejet des choses mauvaises. Ce rejet a pour effet simultané de ne pas causer le mal, et l’adoption du bien pour effet ultérieur de procurer le bien.

V. Une chose bonne, c’est d’adopter un bien plus grand au lieu d’un moindre bien et, entre deux maux, de choisir le moindre ; car leur différence, en plus ou en moins, donne lieu au choix de l’un et au rejet de l’autre.

VI. Les vertus sont nécessairement un bien. En effet, elles causent la bonne disposition de ceux qui les possèdent, et elles engendrent, elles pratiquent les choses bonnes[1]. Nous aurons à parler séparément de chacune d’elles, de sa nature et de sa qualité.

VII. Le plaisir est un bien, car les êtres animés le recherchent, chacun suivant sa nature. C’est pourquoi les choses agréables et les choses honorables sont bonnes, les premières causant du plaisir, et, parmi les choses honorables, les unes ayant cet effet et les autres devant être préférées pour elles-mêmes.

VIII. Pour entrer dans le détail, voici les choses nécessairement bonnes : le bonheur ; c’est un bien à rechercher pour lui-même, qui se suffit en soi, et dont la poursuite inspire un grand nombre de nos déterminations.

IX. La justice, le courage, la tempérance, la magnanimité, la magnificence et les autres dispositions morales de même nature ; car ce sont là autant de vertus de l’âme.

X. La santé, la beauté et les biens analogues ; ce sont là des vertus corporelles qui produisent un grand nombre de faits. La santé, par exemple, procure le plaisir et la vie ; c’est pour cela qu’on la regarde comme le plus grand bien, étant l’élément des deux biens le plus appréciés en général, le plaisir et la vie.

XI. La richesse, qui est la vertu de la propriété et un puissant moyen d’action.

XII. L’ami et l’amitié. L’ami est un bien à rechercher pour lui-même et un puissant moyen d’action.

XIII. Les honneurs, la renommée. On y trouve tout ensemble un agrément et un puissant moyen d’action. De plus, ces biens sont, le plus souvent, accompagnés d’autres avantages qui les accroissent.

XIV. La puissance de la parole et l’aptitude dans les affaires ; ce sont là autant de moyens d’action avantageux.

XV. Citons encore une nature bien douée : la mémoire, la facilité pour apprendre, la sagacité et toutes les qualités analogues ; car ce sont des ressources fécondes en avantages. Il en est de même de toutes les sciences et de tous les arts que l’on peut posséder.

XVI. Le fait même de vivre ; aucun bien ne dût-il en être la conséquence, celui-ci serait encore à rechercher pour lui-même.

XVII. La justice, qui est en quelque sorte d’un intérêt commun. Tels sont, à peu près, tous les biens reconnus comme tels.

XVIII. Pour les biens prêtant à contestation, les syllogismes se tirent des arguments suivants. Est bonne toute chose dont le contraire est mauvais.

XIX. Est bonne encore toute chose dont le contraire peut être utile aux ennemis. Par exemple, si la lâcheté doit surtout profiter aux ennemis d’un État, il est évident que la bravoure doit surtout être utile à ses citoyens.

XX. En thèse générale, étant donné ce que veulent les ennemis d’un tel, ou ce qui les réjouit, ce sera le contraire qui paraîtra lui être utile. Aussi le Poète a-t-il pu dire :

Oui, certes, Priam serait content !…[2]

Il n’en est pas ainsi toujours, mais le plus souvent, car rien n’empêche qu’une même chose, en certains cas, soit profitable aux deux parties adverses ; ce qui fait dire que le malheur réunit les hommes, lors qu’une même chose nuit aux uns et aux autres.

XXI. Ce qui n’est pas excessif est encore un bien, mais ce qui est plus grand qu’il ne faut est un mal.

XXII. De même, ce qui a exigé beaucoup de peine, ou une grande dépense ; car, dès lors, on y voit un bien ; une chose arrivée à ce point est regardée comme une fin et comme la fin de beaucoup de choses ; or la fin est un bien[3]. De là ce mot :

Quelle gloire resterait à Priam ! . . .[4]

et encore :

Il est honteux de demeurer longtemps. . .[5]

De là aussi le proverbe : (casser) sa cruche à la porte.

XXIII. On préfère aussi ce que beaucoup de gens recherchent et ce qui parait digne d’être disputé, car nous avons vu[6] que ce à quoi tendent tous les hommes est un bien ; or beaucoup de gens font ce que tout le monde fait.

XXIV. Ce qui est louable, car personne ne loue ce qui n’est pas bon ; — ce qui est loué par des adversaires ou par les méchants. Autant vaut dire, en effet, que tout le monde est d’accord sur un fait si l’on a l’adhésion de ceux même qui ont eu à en souffrir, et qu’ils se soient rendus à l’évidence. Tels, par exemple, les méchants que leurs amis accusent, et les hommes de bien que leurs ennemis n’accusent pas. Aussi les Corinthiens voyaient-ils une injure dans ce vers de Simonide :

Ilion ne se plaint pas des gens de Corinthe[7].

XXV. C’est ce qui a obtenu la préférence d’une personne sensée ou honorable, homme ou femme ; ainsi Athénée donnait sa préférence à Ulysse ; Thésée à Hélène ; les (trois) déesses à Alexandre (Pâris), et Homère à Achille.

XXVI. C’est, en général, tout ce qui mérite d’être l’objet d’une détermination ; or on se détermine à faire les choses énumérées plus haut : celles qui sont mauvaises pour les ennemis, et celles qui sont bonnes pour les amis.

XXVII. On préfère, en outre, les choses qui sont possibles, et celles-ci sont de deux sortes : celles qui auraient pu être faites, et celles qui peuvent se faire aisément ; or les choses faciles sont celles que l’on fait sans répugnance ou en peu de temps, car la difficulté d’une opération provient ou de la répugnance qu’elle cause, ou de la longue durée qu’elle exige. Enfin les choses qui se font comme on veut ; or l’on veut n’avoir aucun mal ou qu’un mal moindre que le bien qui en résulte ; et c’est ce qui arrive si la conséquence fâcheuse reste cachée, ou n’a pas d’importance.

XXVIII. On préfère encore ce qui nous est propre et ce que personne ne possède, et aussi le superflu, car on nous en fait d’autant plus d’honneur. De même ce qui est en rapport de convenance avec nous-mêmes ; or de tels avantages nous reviennent en raison de notre naissance et de notre pouvoir. De même encore les choses dont on croit avoir besoin, lors même qu’elles sont de mince valeur ; car, néanmoins, on est porté à les faire.

XXIX. On préfère aussi les choses d’une exécution aisée, car elles sont possibles, étant faciles ; or les choses d’une exécution aisée, ce sont celles où tout le monde, bon nombre de gens, nos pareils ou nos inférieurs, peuvent réussir. Les choses dont se réjouissent nos amis ou s’affligent nos ennemis. Les actions qui provoquent l’admiration, celles pour lesquelles on a un talent naturel et une grande expérience, car on pense les accomplir avec succès. Celles que ne saurait faire un méchant, car elles ont plus de chance d’être louées. Celles auxquelles nous nous sentons portés avec passion, car on y trouve non seulement du plaisir, mais encore une tendance au mieux.

XXX. Nous préférons aussi chacun les choses conformes à telle ou telle disposition de notre esprit. Par exemple, les amateurs de victoires, s’il y a une victoire au terme de l’entreprise ; les amateurs d’honneurs, s’il y a des honneurs à recueillir ; les amateurs de richesses, s’il y a des richesses à acquérir, et ainsi de suite. Voilà où l’on doit prendre les preuves relatives au bien et à l’utile.

  1. Sur la différence de ποιητικαί et de πρακτικαί, voir la Politique d’Aristote, éd. Bekker, p. 1254 a.
  2. Hom., Il., I, 255.
  3. Pour que la pensée fût complète il faudrait ajouter κακῶν après πολλῶν et après le troisième τέλος.
  4. Hom., Il., II, 160 et 176. La retraite des Grecs serait pour Priam un dénouement heureux, glorieux, du siège de Troie.
  5. Hom., Il., II, 298.
  6. Chap. IV, § 2.
  7. Allusion à ce fait que les Corinthiens étaient autant les alliée des Troyens que des Grecs. Voir, pour les détails et le rapprochement, l’édition de la Rhétorique, par L. Spengel (collection Teubner, in-8o), t. II, 1867, p. 109.