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Rhétorique (trad. Ruelle)/Livre III/Chapitre 14

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Traduction par Charles-Émile Ruelle.
(p. 341-347).
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CHAPITRE XIV


De l’exorde.


I. L’exorde est placé au début d’un discours ; c’est comme en poésie le prologue et, dans l’art de la flûte, le prélude ; car tous ces termes désignent le début et comme une voie ouverte à celui qui se met en marche. Le prélude donne bien une idée de ce qu’est l’exorde des discours démonstratifs. En effet, les joueurs de flûte, en préludant, rattachent à l’introduction[1] l’air de flûte qu’ils savent exécuter, et dans les discours démonstratifs, c’est ainsi qu’il faut composer, à savoir : faire une introduction et y rattacher ce que l’on veut dire en l’exposant tout de suite. Tout le monde cite pour exemple l’exorde de l’Hélène, d’Isocrate. Car il n’y a aucun rapport entre les œuvres de controverse et l’Hélène[2]. Et en même temps, si, l’orateur fait une digression, c’est un moyen d’éviter que tout le discours soit uniforme.

II. Les exordes des discours démonstratifs ont pour texte un éloge ou un blâme. Par exemple, Gorgias, dans son discours olympique : « Ils sont dignes de l’admiration générale, Athéniens… » En effet, il va louer ceux qui organisent les panégyries. Dans cet autre exemple, Isocrate lance ce blâme : « Les qualités corporelles, ils les honoraient par des présents ; mais aux gens vertueux ils ne donnèrent aucune récompense. »

III. Ils ont aussi pour texte un conseil. Exemple : « Il faut honorer les hommes de bien. » C’est pourquoi il fait l’éloge d’Aristide. Ou encore on louera ceux qui ne sont ni considérés, ni vicieux, mais dont le mérite reste ignoré comme Alexandre, le fils de Priam. Ici encore, l’orateur donne un conseil.

IV. En outre, parmi les exordes judiciaires, il en est où l’on a en vue l’auditeur, soit que le discours porte sur un fait inadmissible ou fâcheux, ou sur un bruit très répandu, de façon qu’on fasse appel à l’indulgence. De le ce mot de Choerile :

Mais maintenant que tout a été partagé[3]

Les exordes des discours démonstratifs ont donc pour texte un éloge, un blâme, l’exhortation, la dissuasion, les faits énoncés en vue de l’auditeur. Il arrive, nécessairement, que l’introduction du discours est étrangère ou familière.

V. Quant aux exordes du discours judiciaire, il faut comprendre qu’ils jouent le même rôle que les prologues des œuvres dramatiques et les préambules des poèmes épiques, tandis que ceux des dithyrambes sont semblables aux exordes démonstratifs :

À cause de toi et de tes dons, et de tes dépouilles…[4].

VI. Dans les discours et dans les poèmes épiques (l’exorde) est comme un aperçu du sujet traité, afin que l’on voie d’avance de quoi il s’agit et que l’esprit ne reste pas en suspens, car l’indéterminé nous égare. Ainsi donc celui qui nous met un exorde en quelque sorte dans la main obtient que l’auditeur suive attentivement le discours. De là ces préambules :

Chante, Muse, la colère…[5].


Muse, dis-moi cet homme…[6].

Guide-moi maintenant pour raconter comment de la terre d’Asie une grande guerre fondit sur l’Europe[7]

Les tragiques aussi font un exposé de la pièce, sinon dès l’abord, comme Euripide, du moins dans quelque partie du prologue ; tel Sophocle :

Mon père était Polybos…θ[8].

Pour la comédie, c’est la même chose. On le voit, la fonction la plus essentielle du préambule, celle qui lui est propre, c’est de montrer le but vers lequel tend le discours. C’est pourquoi, lorsque la chose est évidente par elle-même et de peu d’importance, il n’y a pas lieu de recourir au préambule.

VII. Les autres espèces (d’exorde) mis en usage sont des expédients d’une application commune. On les emprunte soit à la personne de l’orateur ou de l’auditeur, soit à l’affaire, soit encore à la personne de l’adversaire. Ceux qui se rapportent à l’orateur ou au défendeur consistent à lancer ou à détruire une imputation (διαβολήν). Mais le procédé n’est pas le même pour les deux cas. Lorsqu’on se défend, on répond d’abord à l’imputation ; quand on accuse, on ne la produit que dans la péroraison. La raison en est simple : celui qui se défend doit nécessairement, pour ramener l’opinion, dissiper tout ce qui entrave sa défense ; il faut donc qu’il commence par réduire à néant l’imputation ; celui qui la produit doit la produire dans la péroraison, afin qu’elle se fixe mieux dans la mémoire. Les arguments qui s’adressent à la personne de l’auditeur ont pour origine l’intention de se concilier sa bienveillance et d’exciter son indignation ; quelquefois aussi d’attirer son attention sur un point, ou, au contraire (de l’en détourner), car il n’est pas toujours avantageux d’attirer l’attention. Aussi s’efforce-t-on souvent de provoquer l’hilarité. Il y a toute espèce de moyens d’instruire l’auditoire, si tel est le dessein de l’orateur. On s’applique aussi à paraître honnête, car l’auditoire prête plus d’attention aux paroles de ceux qui le sont. Il est attentif aux choses de grande importance, à celles qui le touchent particulièrement, aux faits étonnants, à ceux qui lui font plaisir. C’est pourquoi il faut inspirer l’idée que le discours va traiter de ces sortes de questions. Maintenant, si l’on veut détourner l’attention, on suggérera l’idée que l’affaire est de mince importance, qu’elle ne touche en rien les intérêts de l’auditeur, qu’elle est pénible.

VIII. Il ne faut pas laisser ignorer que toutes les considérations de cette nature sont prises en dehors du discours[9], lorsqu’elles s’adressent à des auditeurs d’un mauvais esprit et prêtant l’oreille à des paroles étrangères à la question. En effet, si l’auditeur n’est pas dans cette disposition, il n’y a pas besoin de préambule, mais il suffit d’exposer le gros de l’affaire, afin qu’il en possède la tête comme s’il en avait le corps tout entier.

IX. Au surplus, la nécessité de rendre l’auditoire attentif s’impose à toutes les parties (d’un discours), si elle existe[10] ; car l’attention n’est jamais moins relâchée qu’au début. Aussi serait-il ridicule de prendre ce soin quand on commence à parler et que tous les auditeurs prêtent le plus d’attention. Ainsi l’on devra, au moment opportun, s’exprimer en ces termes :

« Et veuillez, je vous prie, m’accorder votre attention, car je n’ y suis pas autant intéressé que vous, » ou encore : « Je vais dire une chose si terrible, que vous n’en avez jamais entendu de telle, ni de si surprenante. » C’est ainsi que Prodicus, voyant que ses auditeurs s’endormaient, leur fit remarquer en passant qu’il s’agissait pour eux de cinquante drachmes[11].

X. Il est évident que l’on ne s’adresse pas à l’auditeur en tant qu’auditeur, car, dans les préambules, on cherche toujours soit à lancer une imputation, soit à écarter des motifs de crainte :

Si je suis à bout de respiration, prince, je ne tairai pas que c’est d’être venu en toute hâte[12].
— Que signifie ce préambule[13] ?

C’est ainsi que s’expriment les personnes qui ont ou paraissent avoir en main une mauvaise cause. Car, dans ce cas, il est préférable de discourir sur toutes sortes de points, plutôt que de se tenir dans le sujet. C’est ce qui fait que les esclaves ne donnent pas les explications qui leur sont demandées, mais tournent autour du fait[14] et font des préambules.

XI. Quels moyens on doit employer pour se concilier la bienveillance de l’auditoire, nous l’avons expliqué, ainsi que chacun des autres procédés de même ordre. Comme le vers suivant contient une idée juste :

Accorde-moi d’arriver chez les Phéaciens en ami et en homme digne de leur pitié…[15],

il faut viser à ce double but[16]. Dans les discours démonstratifs, on doit faire en sorte que l’auditeur croie avoir une part des louanges, soit lui-même en personne ou dans sa famille, ou dans ses goûts, ou à n’importe quel autre point de vue. Socrate dit dans l’Oraison funèbre, avec raison, que « le difficile n’est pas de louer les Athéniens au milieu des Athéniens, mais de le faire parmi les Lacédémoniens »[17]. Les (exordes) de la harangue sont empruntés à la source qui fournit ceux du discours judiciaire ; mais on en use le moins possible, car l’auditoire sait de quoi il s’agit, et l’affaire discutée n’exige aucunement un exorde, — à moins que ce ne soit en vue de l’orateur ou de ses contradicteurs, ou si les auditeurs ne supposent pas à la question le degré d’importance qu’on lui donne, mais un degré supérieur, ou inférieur. Aussi faut-il ou avancer, ou détruire une imputation, et grandir ou diminuer les choses. Or, pour cela, il faut un exorde. Il en faut aussi à titre d’ornement ; en effet, le discours a l’apparence d’une œuvre sans art, s’il n’y en a pas. Tel sera l’éloge des Eléens, par Gorgias, qui, sans préparation, sans passes préliminaires[18], débute immédiatement ainsi : « Élis, heureuse ville!… »

  1. Τὸ ἐνδόσιμον, c’est l’exécution instrumentale qui précède le chant vocal. (Hésychius.)
  2. Cp. Quintilien, Inst. orat., III, 8 ; 8.
  3. Fragment d’un passage de Chérile de Samos, qui a été rapporté par le scoliaste et où le poète déplore que le champ des lettres et des arts soit tellement encombré que le serviteur des Muses ne sait où faire courir « son char au nouvel attelage ».
  4. Le scoliaste donne une citation plus complète de ce préambule : « Je suis venu auprès de toi, à cause de toi, et de tes dons, et de tes bienfaits, et de tes dépouilles, ô dieu Dionysos ! »
  5. Début de l’Iliade.
  6. Début de l’Odyssée.
  7. Vers considérés généralement comme début du poème de Chœrile de Samos sur la guerre médique.
  8. Sophocle, Œdipe roi, v, 767 alias 774. Le texte a dû être altéré, ou même interpolé. Nous lirions volontiers. avec Spengel : « Sinon dès le prologue, comme Euripide, du moins, en quelque partie, comme Sophocle. » (Voir Spengel, notes, et Egger. Hist. de la critique chez les Grecs, p. 226.)
  9. En dehors de la cause que l’on plaide.
  10. S’il n’y a pas lieu, au contraire, de distraire l’attention.
  11. Prodicus avait sans doute autour de lui un auditoire qui avait payé 50 drachmes pour l’entendre. Cp. Plat., Cratyle, p. 384 B.
  12. Sophocle, Antig., vers 223.
  13. Euripide, Iphigénie en Tauride, vers 116
  14. Cp. Sophocle, Antig., vers 241.
  15. Homère, Odyssée, VI, 317.
  16. Se concilier l’attention et l’intérêt de l’auditeur.
  17. Platon, Ménéxène, p. 235. Cp. ci-dessus, p. 132.
  18. Métaphores empruntées aux gestes des athlètes qui vont lutter.