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Richard Darlington/Acte III

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Richard Darlington
Œuvres d’Alexandre DumasMeline, Cans et cievol. 2 (p. 310-323).
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ACTE TROISIÈME.

MAWBRAY.

PERSONNAGES

RICHARD DARLINGTON.

MAWBRAY.

JENNY.

TOMPSON.

LE MARQUIS DA SYLVA.

LADY WILMOR.

LE MINISTRE DES FINANCES.

MISS WILMOR.


Séparateur


SIXIÈME TABLEAU.
Le théâtre représente un appartement de l’hôtel de sir Richard, à Londres.

Scène PREMIÈRE.

MAWBRAY, JENNY.
JENNY.

Je n’oserai jamais attendre son retour avec vous, Mawbray.

MAWBRAY.

Avec moi, que craignez-vous ?

JENNY.

Un premier mouvement de colère.

MAWBRAY.

Et depuis quand la femme ne peut-elle venir chez son mari ?

JENNY.

Mais sans doute qu’il a des motifs de cacher ce mariage, puisqu’un personne ne le connaît.

MAWBRAY.

Il n’en existe pas moins, Jenny ; il n’en est pas moins sacré.

JENNY.

Oh ! parlez moins haut ; ces domestiques pourraient vous entendre.

MAWBRAY.

Comme il faudra tôt ou tard qu’ils vous appellent mistress Richard…

JENNY.

Oh ! vous conviendrez, Mawbray, que Richard seul a le droit de leur donner cet ordre.

MAWBRAY.

Écoutez…

JENNY.

On vient… c’est lui ! Mawbray, laissez-moi m’en aller. Je ne veux pas, je n’ose pas le voir. C’est vous, Mawbray, qui m’avez entraînée : j’ai eu tort. Oh ! cachez-moi, au nom du ciel, cachez-moi !

MAWBRAY, à un domestique.

Comme il faut que je parle seul à sir Richard, conduisez madame dans une autre chambre.

JENNY.

Du calme, Mawbray ; ménagez son orgueil.

MAWBRAY.

Oui, jusqu’à ce que nous le forcions de plier. Soyez tranquille. — (Jenny sort. Mawbray, regardant dans l’antichambre.) Ce n’est pas lui… Une femme !


Scène II.

LADY WILMOR, MAWBRAY, un domestique.
LE DOMESTIQUE, à lady Wilmor.

Le nom de milady ?

LADY WILMOR.

Je désire ne le dire qu’à sir Richard.

MAWBRAY.

Que vois-je ?…

LE DOMESTIQUE.

Sir Richard est absent.

LADY WILMOR.

J’attendrai son retour.

MAWBRAY, à part.

Lady Wilmor… Caroline Da Sylva… Et moi, moi là, moi qu’elle peut reconnaître ! où me cacher… Oh ! ce cabinet…

(Il entre dans le cabinet.)


Scène III.

Les précédents, hors MAWBRAY.
LE DOMESTIQUE.

Veuillez entrer dans ce salon, milady ; quelqu’un y attend sir Richard.

LADY WILMOR, entre en s’enveloppant d’un voile.

Quelqu’un ?… ce domestique s’est trompé ; tant mieux.

TOMPSON, traversant l’antichambre.

Sir Richard.


Scène IV.

RICHARD, LADY WILMOR.
RICHARD, à un domestique.

Une dame m’attend ?

LE DOMESTIQUE.

Oui, monsieur.

RICHARD.

Où ?

LE DOMESTIQUE.

Dans ce salon.

RICHARD.

Tompson, veillez à ce que personne ne vienne nous troubler. — (Entrant et fermant la porte avec colère.) Pardieu, madame…

LADY WILMOR, se levant.

Sir Richard…

RICHARD, avec respect.

Pardon, milady, mais je trouve dans ce salon une personne que je ne croyais pas avoir l’honneur d’y voir, et j’y cherche vainement quelqu’un que je croyais y rencontrer. Donnez-vous la peine de vous asseoir : je suis à vos ordres.

LADY WILMOR.

Monsieur, je fais près de vous une démarche…

RICHARD.

Saurai-je d’abord, milady, à qui j’ai l’honneur de parler ?

LADY WILMOR.

À lady Wilmor.

RICHARD, se levant.

Fille du marquis Da Sylva ?

LADY WILMOR.

Elle-même ; asseyez-vous donc.

RICHARD.

Permettez, milady…

LADY WILMOR.

Asseyez-vous, je vous en prie, sir Richard ; j’ai des choses de la plus haute importance à vous communiquer. Êtes-vous sûr que personne ne peut nous entendre ?

RICHARD.

J’en suis certain, milady.

LADY WILMOR.

Mon père m’a parlé hier des projets d’union qui existent entre nos deux familles.

RICHARD.

Oui, milady.

LADY WILMOR.

Le roi lui-même veut bien s’intéresser au mariage de ma fille d’adoption.

RICHARD.

Je connais les bontés de Sa Majesté.

LADY WILMOR.

Mon père, le marquis Da Sylva, donne cent mille livres sterling.

RICHARD.

Ces détails…

LADY WILMOR.

Sont nécessaires, et préparent le secret que j’ai à vous révéler.

RICHARD.

J’écoute.

LADY WILMOR, lui prenant la main.

Sir Richard !

RICHARD.

Milady !

LADY WILMOR.

Oh ! je n’oserai jamais. Sir Richard, vous êtes honnête homme.

RICHARD.

Jusqu’à présent, je n’ai donné à personne le droit d’en douter.

LADY WILMOR.

Vous, mon père et un autre, connaîtrez seuls ce que je vais vous apprendre.

RICHARD.

Quel que soit ce secret, madame, il mourra là.

LADY WILMOR.

Peut-être avez-vous cru, monsieur, en épousant miss Wilmor, que, quoiqu’elle fût l’enfant du premier mariage de mon mari, l’amour presque maternel que je lui porte me déterminerait à joindre ma fortune particulière à la sienne.

RICHARD.

Milady, peut-être aurais-je droit de me plaindre de votre persistance à revenir sur de pareils détails. Si l’on m’a peint à vos yeux comme un homme intéressé, permettez-moi de vous dire que le portrait n’est ni flatté ni ressemblant.

LADY WILMOR.

Oh ! loin de là, loin de là, monsieur ! je connais toute votre générosité. Mais ne comprenez-vous pas que j’ai un secret, un secret humiliant à vous révéler, et que je tarde… — (Une pause.) J’ai un fils, sir Richard, et ma fortune lui appartient.

RICHARD.

Vous !

LADY WILMOR.

Oui, l’enfant d’une faute, et trois personnes, vous compris, vous connaissez seuls l’existence de ce malheureux enfant !

RICHARD.

Et lord Wilmor ?

LADY WILMOR.

L’a toujours ignorée ; quelques mois après notre mariage, il reçut sa commission de gouverneur dans l’Inde, d’où je ne suis revenue qu’après sa mort.

RICHARD.

Eh bien ! milady…

LADY WILMOR.

Eh bien ! à peine le pied sur le sol d’Angleterre, redevenue propriétaire de mes biens, j’ai songé au pauvre abandonné. Déshérité des caresses de sa mère, qu’il trouve sa fortune du moins, car cet enfant me maudit peut-être… Moi, moi je l’ai toujours aimé comme une mère, c’est-à-dire d’un amour de toutes les heures et de tous les instants. Mon enfant, mon fils, croyez-vous qu’il me pardonne ?

RICHARD.

En vous retrouvant, en vous serrant dans ses bras, il oubliera tout.

LADY WILMOR.

Oh ! voilà ce qui fait mon malheur, c’est que je ne puis le revoir, c’est que je suis condamnée à ne jamais le presser sur mon cœur, le cœur d’une mère pourtant.

RICHARD.

Et pourquoi cela ? Pardon, madame, mais à moitié dans votre secret, j’ai peut-être le droit de connaître le reste.

LADY WILMOR.

Jamais je ne reverrai mon fils.

RICHARD.

Pourquoi ?

LADY WILMOR.

Il voudrait connaître son père, son père que je ne puis nommer ; comprenez-vous, un fils qui me demanderait le nom de son père, et auquel il me serait défendu de le dire.

RICHARD.

Oui, alors vous avez raison, mieux vaut qu’il ignore.

LADY WILMOR.

Et qu’à ma mort seule, en recueillant ma fortune, il sache mon secret. Oui, voilà ce que je me suis dit, mais… mais d’ici là, il peut être malheureux, dans le besoin, appelant et maudissant sa mère. Oh ! ne voyez-vous pas ce que je venais vous demander encore ?

RICHARD.

Si, madame, de remplacer pour lui ce qu’il a perdu, n’est-ce pas ? Est-il plus jeune que moi ? il sera mon fils, milady ; est-il de mon âge ? il sera mon frère.

LADY WILMOR.

Je ne m’étais donc pas trompée ! Oh ! vous avez donc toutes les vertus ? Oh ! laissez-moi embrasser vos genoux.

RICHARD.

Madame…

LADY WILMOR.

Vous ne comprenez donc pas une mère à qui l’on rend son fils, car c’est me le rendre. Je le reverrai ; il ne saura pas que je suis sa mère. Oh ! Richard, pardon, sir Richard ; vous irez vous-même, n’est-ce pas, le chercher dans le Northumberland ?

RICHARD.

Je connais ce pays, milady.

LADY WILMOR.

Ai-je dit dans quel pays ? à Darlington.

RICHARD.

Darlington !

LADY WILMOR.

Vous vous informerez d’un honnête homme, de sa femme, qui doivent être bien vieux maintenant, d’un digne docteur… du docteur Grey.

RICHARD, à part.

C’est ma mère !…

LADY WILMOR.

Et s’ils étaient morts, si le jeune homme, si mon fils avait quitté le pays, vous sauriez où il est allé, n’est-ce pas, vous le sauriez…

RICHARD, toujours à part.

Et quel peut être mon père ?…

LADY WILMOR.

Vous ne me répondez pas ?

RICHARD.

Un doute me vient, madame, et si ce jeune homme m’interroge ?

LADY WILMOR.

Comment !

RICHARD.

Oui. Une fortune ne constitue qu’une demi-position dans le monde. C’est le nom d’un père qui la complète. Avez-vous le droit, madame, de lui cacher ce nom ? Le lui cacher, c’est un vol. Dites-le-moi, madame, ou sans cela…

LADY WILMOR.

Eh bien !

RICHARD.

Sans cela, oh ! c’est impossible. Le nom de son père, je vous en supplie pour vous-même, si vous voulez que ce fils ne vous maudisse pas… De grâce, ce nom, ce nom… Mais vous n’avez pas le droit de le cacher… Peut-être votre fils vous connaît-il ; peut-être n’attend-il qu’un mot pour tomber à vos pieds. Oh ! vous n’êtes pas sa mère, ou vous me direz le nom, le nom du père de votre enfant, madame, son nom !

LADY WILMOR.

Et si je ne vous le dis pas ?

RICHARD.

Alors, madame, votre secret est sacré, je le garderai. Mais cherchez un autre pour aller dire à un malheureux enfant : Tu as une mère qui ne veut pas te reconnaître, et qui t’envoie de l’argent à défaut de caresses. Tu as un père, il vit peut-être, et il craint de se compromettre en te disant son nom. Et alors le fils…

LADY WILMOR.

Eh bien ?

RICHARD.

Eh bien ! le fils me répondra : Que ma mère garde son or, mon père son secret, et malédiction sur tous deux !

LADY WILMOR.

Oh ! mon Dieu !

RICHARD.

Son nom, madame. C’est à cette condition seule…

LADY WILMOR.

Vous le voulez donc ?

RICHARD.

Oh ! je l’exige…

LADY WILMOR.

Eh bien ! son père…


Scène V.

Les précédents ; MAWBRAY.
MAWBRAY, ouvrant violemment la porte du cabinet.

Milady Wilmor, ce secret est celui d’un autre, et vous n’avez pas le droit de le révéler.

LADY WILMOR, reconnaissant Mawbray.

Ciel ! Roberts…

MAWBRAY.

Silence !

RICHARD.

Que veut dire…

MAWBRAY.

Acceptez mon bras.

RICHARD.

Je ne souffrirai pas.

MAWBRAY.

Richard ! c’est l’intention de milady.

RICHARD.

Est-il vrai, madame ?

LADY WILMOR.

Oh ! oui, oui, partons ; que je me cache à tous les yeux !

RICHARD.

Du moins cet entretien…

MAWBRAY.

Oubliez-le, Richard.

(Il sort avec lady Wilmor.)


Scène VI.

RICHARD, puis TOMPSON.
RICHARD.

Malédiction sur cet homme qui vient au moment où j’allais tout apprendre !

TOMPSON.

Que signifie tout ce que je vois ? Mawbray, cette femme…

RICHARD.

Cette femme, Tompson, c’est ma mère.

TOMPSON.

Lady Wilmor !… et votre père…

RICHARD.

J’allais le connaître, quand Mawbray est sorti de « Texte »ce cabinet.

TOMPSON.

Il vous écoutait ?

RICHARD.

Cet homme est toujours là.

TOMPSON.

C’est lui qui vous a forcé à tout refuser.

RICHARD.

Non, j’ai tout accepté.

TOMPSON.

Accepté ?

RICHARD.

Tout promis.

TOMPSON.

Et lady Wilmor vous a parlé du projet d’union ?…

RICHARD.

Oui.

TOMPSON.

Et Mawbray vous écoutait… Tout est perdu !

RICHARD.

Non, car il ne verra plus Jenny. Séparation éternelle entre elle et ce génie qui la protège et me poursuit ! Le voici.


Scène VII.

RICHARD, MAWBRAY, TOMPSON.
RICHARD.

Me direz-vous, monsieur, de quel droit vous vous mêlez ainsi à ma destinée ?

MAWBRAY.

Ce langage…

RICHARD.

Est celui d’un homme justement irrité.

MAWBRAY.

Vous oubliez…

RICHARD.

Est-ce que je vous connais, moi ? est-ce que je vous dois quelque chose ?

MAWBRAY.

Vous devez le respect à mes cheveux blancs, la confiance aux avis d’un ami de votre père adoptif, qui m’a légué une partie de sa puissance paternelle.

RICHARD.

Il n’a pas voulu me léguer à moi un espion, un semeur de discorde dans mon ménage.

MAWBRAY.

Que Jenny soit heureuse ! je perds mon seul droit sur elle, celui de la protéger.

RICHARD.

Heureuse ou non, renoncez à tout droit en sa faveur.

MAWBRAY.

Que prétendez-vous ?

RICHARD.

Que dès ce moment vous ne l’approchiez plus.

MAWBRAY.

Voulez-vous me dire que vous me chassez ?

RICHARD.

Entendez-le comme vous le voudrez.

MAWBRAY.

Avez-vous songé que vous pariiez à un vieillard qui depuis quinze ans a mis toute sa vie en vous, en Jenny ; dont l’espoir, la pensée, la prière unique a été ton bonheur par elle, son bonheur par toi ? Richard, en parlant ainsi, as-tu songé que tu me tues ?

TOMPSON.

Peut-il y avoir rien de commun entre sir Richard et un étranger qui se cache, qui porte un faux nom ?

MAWBRAY.

L’intervention de ton valet m’éclaire ; on en veut à Jenny, on lui enlève le seul appui qui lui reste.

RICHARD.

Trêve de suppositions.

MAWBRAY.

Richard ! je déjouerai les projets de cet homme et les tiens ; sous ton toit, dans la rue, je veille sur elle.

RICHARD.

C’en est assez ! sortez.

MAWBRAY.

Malheureux ! tu ne sais pas que je suis né pour punir !

(Il sort.)


Scène VIII.

RICHARD, TOMPSON.
RICHARD.

Et ce seraient de pareils obstacles qui m’arrêteraient !


TOMPSON.

Il y aurait folie à le souffrir une seule heure.

RICHARD.

Ma mère, une Da Sylva, première noblesse de Portugal ! Lady Wilmor, première noblesse d’Angleterre ! et mon père, elle ne veut pas le nommer !

TOMPSON.

Peut-être quelque homme obscur, que la fierté de son père l’aura empêchée…

RICHARD.

Un homme obscur, dis-tu ? Elle ! non, non, non. Son sang, qui fait battre mon cœur, me dit non. Elle dont le roi protège la fille… le roi… ces offres, ces promesses… cette pairie à moi, moi Richard Darlington… Oh ! la tête me tourne, le sang me bout…

TOMPSON.

Qu’avez-vous ?

RICHARD.

Si je touchais au trône ! car cette entrevue…

TOMPSON.

Une entrevue…

RICHARD.

C’est un secret ! silence !

TOMPSON.

Et vous avez promis, dites-vous…

RICHARD.

De signer ce soir le contrat de mariage.

TOMPSON.

Où ?

RICHARD.

Le lieu n’est pas fixé.

TOMPSON.

Pas ici, surtout, pas à Londres ?

RICHARD.

Non.

TOMPSON.

Où donc ?

RICHARD.

La maison de campagne qu’habitait Jenny.

TOMPSON.

Parfaitement.

RICHARD.

Isolée…

TOMPSON.

Il est vrai.

RICHARD.

À peine si elle est meublée.

TOMPSON.

L’appartement qu’habitait votre femme ?

RICHARD.

Il peut y rester des traces de son séjour.

TOMPSON.

Vous vous y rendez le premier, et tout disparaît.

RICHARD.

Et Jenny, qu’en faire ?

TOMPSON.

Croyez-vous qu’elle refuse toujours ?

RICHARD.

J’en suis sûr.

TOMPSON.

L’enlever…

RICHARD.

Qui ?

TOMPSON.

Moi.

RICHARD.

Elle résistera.

TOMPSON.

Qu’elle croie retourner à cette campagne.

RICHARD.

Où la conduiras-tu ?

TOMPSON.

Il n’y a que trente lieues de Londres à Douvres, et sept de Douvres à Calais.

RICHARD.

En France !

TOMPSON.

Où vous lui faites passer une fortune de reine.

RICHARD.

Une fois en France, elle m’accusera.

TOMPSON.

Elle n’osera pas.

RICHARD.

Et si elle l’osait ?

TOMPSON.

Écoutez !

RICHARD.

Quoi !

TOMPSON.

C’est Dieu ou l’enfer, attendez !

RICHARD.

Parle donc.

TOMPSON.

Après l’avoir laissée en France, je reviens par le Northumberland.

RICHARD.

Eh bien ?

TOMPSON.

Je passe à Darlington.

RICHARD.

Après… ?

TOMPSON.

Je connais le pasteur.

RICHARD.

Puis… ?

TOMPSON.

Je descends chez lui ; c’est chez lui, dans ses registres que se trouve votre acte de mariage… L’année ?

RICHARD.

1813.

TOMPSON.

Le mois ?

RICHARD.

Juin.

TOMPSON.

Comprenez-vous ?

RICHARD.

Non.

TOMPSON.

Le seul acte légal, le seul qui puisse constater votre union.

RICHARD.

Eh bien ?…

TOMPSON.

Le feuillet, je le déchire… Je vous l’apporte, vous l’anéantissez, et vienne Jenny avec ses cris, ses pleurs : plus de preuves.

RICHARD.

Plus de preuves…

TOMPSON.

Et nous sommes sauvés.

RICHARD.

Mais es-tu bien sûr de réussir ?

TOMPSON.

Je l’ai dit, cet acte sera anéanti, dussé-je brûler les archives… Je ne vous demande rien jusque-là : mais alors…

RICHARD.

Alors ?…

TOMPSON.

Il y aura un crime entre nous deux, sir Richard.

RICHARD.

Je serai ton protecteur.

TOMPSON.

Oh ! mieux que cela, vous serez non complice.

RICHARD.

Complice soit… Mais hâtons-nous.

TOMPSON.

Que faut-il faire ?

RICHARD.

Passe chez le marquis, donne-lui rendez-vous pour ce soir, avec toute la famille, à ma maison de campagne. Excuse-moi de les y précéder… Dis que c’est indispensable, dis ce que tu voudras.

TOMPSON.

De là ?…

RICHARD.

Cours retenir des chevaux de poste ; tu reviendras ici prendre ma voiture, Jenny sera prête.

TOMPSON.

Vous en êtes sûr ?

RICHARD.

Je m’en charge. — (À un domestique.) Une femme n’est-elle pas ici quelque part à m’attendre ?

LE DOMESTIQUE

Dans cette chambre.

RICHARD.

Dites-lui de venir. Toi, Tompson, va-t’en, qu’elle ne te voie pas. Au marquis Da Sylva, rendez-vous ce soir à ma maison de campagne ; puis des chevaux de poste et la mer entre nous deux… J’oubliais… Il y a 800 livres sterling dans ce portefeuille, tu lui laisseras tout ce dont tu n’aurai pas besoin pour revenir… À ce soir, songes-y.

(Tompson sort.)
LE DOMESTIQUE

Voici cette dame.

RICHARD.

Bien. Fermez les portes ; je n’y suis pour personne, pour personne, entendez-vous !


Scène IX.

RICHARD, JENNY.
JENNY, entrant.

Richard !

RICHARD.

Venez, madame, venez.

JENNY.

Où est Mawbray ?

RICHARD.

Hors de cet hôtel, où j’espère qu’il ne rentrera jamais.

JENNY.

Vous l’avez…

RICHARD.

Chassé comme un espion. Savez-vous, madame, que je suis las de ses remontrances ? à peine si je les supporterais de quelqu’un qui aurait le droit de me les faire. Cet homme nous perd en se plaçant entre nous deux ; il vous excite constamment à trahir le premier devoir d’une épouse… l’obéissance.

JENNY.

Oh mon Dieu ! mais ce n’est pas lui.

RICHARD.

Je vous dis que je suis las de vous avoir toujours sur mes pas, comme une ombre ; que c’est un mauvais moyen de ramener son mari, que de le poursuivre d’importunités et de doléances.

JENNY.

Mais ce n’est pas lui.

RICHARD.

C’est donc vous alors ? Vous ou lui ! eh bien ! il me fatiguait, et je me suis débarrassé de lui d’abord.

JENNY.

Et maintenant c’est mon tour, n’est-ce pas ?… Oh ! que vous êtes cruel !

RICHARD.

Eh ! mon Dieu, des larmes ! si vous commencez par là, par où finirez-vous ?

JENNY.

Richard, vous ne me quitterez pas ainsi. Oh ! mais c’est une servante qu’on renvoie, qu’on chasse, et non pas une femme ; moi je suis votre femme enfin, devant Dieu, devant les hommes ; la femme que vous avez choisie vous-même, que personne ne vous a forcé de prendre. Je vous aimais, moi, vous l’ai-je dit la première ? ai-je cherché à vous séduire ? Oh ! non ; mais c’est vous, vous êtes venu à moi, rappelez-vous.

RICHARD.

Enfin que voulez-vous ? que demandez-vous ? qui vous amène ici ? que venez-vous y faire ?

JENNY.

Vous redemander un peu de votre ancien amour.

RICHARD.

Mon amour ! vous êtes folle…

JENNY.

Mais rappelez-vous donc le passé.

RICHARD.

Le passé, c’est le néant.

JENNY.

Oh ! vous ne m’avez jamais aimée ?

RICHARD.

Eh bien ! non… Écoutez-moi : j’avais besoin d’une famille, d’une position sociale, vous étiez là. J’eusse aimé une autre comme vous ; je vous ai aimée comme une autre.

JENNY.

Infamie !

RICHARD.

La société place autour de chaque homme de génie des instruments, c’est à lui de s’en servir.

JENNY.

Mais c’est affreux !

RICHARD.

Je ne vous aimais pas, je ne vous ai jamais aimée.

JENNY.

Taisez-vous, taisez-vous !

RICHARD.

Jugez maintenant si vous devez rester.

JENNY.

Non, non, monsieur, je pars.

RICHARD, à un domestique.

Des chevaux !

JENNY.

J’ai besoin d’aller oublier loin de vous l’horrible rêve de ces deux jours. Un instant viendra, où la tête moins ardente laissera entendre la voix du cœur ; vous vous souviendrez de Jenny ; mais avant devenir implorer votre pardon, il faudra demander si elle n’est pas morte.

RICHARD, allant à la fenêtre.

Tompson, faites atteler.

JENNY.

Avec qui partirai-je ?

RICHARD.

Mon secrétaire vous accompagnera.

JENNY.

J’aime mieux m’en aller seule.

RICHARD.

Je le permettrai, n’est-ce pas ?

JENNY.

Pourquoi pas avec Mawbray ?

RICHARD.

Sais-je où il est, et croyez-vous que j’aie envie d’aller le chercher par la ville ! Vous lui écrirez de venir vous rejoindre.

JENNY.

Oh ! nous quitter ainsi ! voir une femme en pleurs, le désespoir dans l’âme, priant à genoux, implorant un mot, un regard !…

RICHARD.

Madame, on va vous attendre : faites vos derniers apprêts…

JENNY.

J’obéis… — (En s’en allant.) Oh ! ma mère ! ma mère !

(Elle sort. Tompson paraît.)


Scène X.

RICHARD, TOMPSON, puis JENNY.
TOMPSON.

J’ai vu le marquis.

RICHARD.

Bon ! le contrat…

TOMPSON.

Sera signé ce soir.

RICHARD.

À ma maison ?

TOMPSON.

Oui.

RICHARD.

Et tout est prêt pour ton départ ?

TOMPSON.

Tout. Dans huit heures à Douvres, dans dix à Calais, dans cinq jours ici.

RICHARD.

Ce soir le contrat signé, demain le mariage, le même jour la pairie… Tu me retrouveras ministre.

TOMPSON.

Les derniers ordres de Votre Excellence ?

RICHARD.

Ventre à terre jusqu’à Douvres.

(Il entre dans le cabinet.)
JENNY, entrant.

Adieu donc, Richard… Où est-il ?

TOMPSON.

Sorti.

JENNY.

Sans me voir, sans me dire adieu !… Oh ! cela me manquait !… Venez, monsieur, je suis prête.

(Richard sort lentement, les suit par derrière, regarde à la fenêtre de l’antichambre ; on entend le roulement d’une voiture, le bruit du fouet du postillon.)
RICHARD, s’essuyant le front.

Enfin !…

LE DOMESTIQUE

Accompagnerai-je monsieur ?

RICHARD, rentrant.

Oui, James, vous viendrez avec moi.


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SEPTIÈME TABLEAU.
Une grande route.

Scène XI.

MAWBRAY, derrière un des arbres qui bordent le chemin.

C’est un rapt, un rapt infâme, contre lequel je ne puis invoquer les lois, car pour les invoquer il faudrait me faire connaître ; d’ailleurs contre qui les invoquerais-je ? contre mon fils ! Oh ! Richard ! si tu as un démon, tu auras aussi ton bon génie. C’est un homme ébloui qui se perd, qui se vend ! malheur ! tant d’espérances reposaient sur ta tête !… c’est pour cela, c’est pour être libre qu’il m’a fait consigner à la porte de son hôtel… Oh ! merci, Richard, car j’ai vu sortir ton fidèle Tompson, j’ai vu revenir les chevaux de poste, j’ai su quelle route ils devaient prendre… Tout mon espoir et celui de Jenny est donc maintenant en moi, en moi, être isolé, autour duquel tous les liens de la société sont brisés et qui ne m’appuie sur personne… Allons, vieillard, retrouve ton cœur et ta main de jeune homme, car tous deux ne t’ont jamais été plus nécessaires. Est-ce leur voiture ?… non… la nuit commence à descendre : tant mieux, cette route sera plus solitaire… Ah ! Tompson ! intrigant subalterne, demi-fripon, moitié d’assassin… Tompson, Tompson, tu as à régler avec moi le compte de l’honneur de Richard et du bonheur de Jenny !… Tompson, malheur à toi !… Un bruit de chevaux… — (Se penchant à terre pour écouter.) Eh bien ! soit, cachons-nous comme un brigand derrière cet arbre ; la partie est engagée… Jenny, il me faut Jenny, il me la faut par tous les moyens possibles… Ils approchent… Allons, que Dieu regarde et juge. — (Se jetant à la tête des chevaux.) Postillon, arrêtez…

LE POSTILLON.

Haoh !…


Scène XII.

MAWBRAY, TOMPSON, JENNY.
MAWBRAY.

Ne craignez rien, je ne suis pas un assassin… Ne conduisez-vous pas deux personnes ?…

TOMPSON, sortant la tête de la portière.

Qu’y a-t-il, postillon ?

MAWBRAY.

Ce sont eux !

TOMPSON.

Mawbray ! Postillon, au galop.

MAWBRAY, le menaçant.

Si tu fais un pas, tu es mort ! descends… — (Le postillon se jette à bas de son cheval.) Jenny, êtes-vous là ?

TOMPSON, dans la voiture.

Silence, madame.

JENNY, d’une voix étouffée.

Mawbray ! Mawbray !…

MAWBRAY, ouvrant la portière.

Ah !

TOMPSON, se jetant dehors et repoussant Mawbray.

Que voulez-vous ?

MAWBRAY.

Parler à Jenny.

TOMPSON.

Impossible…

MAWBRAY.

Jenny !

TOMPSON.

Monsieur !

MAWBRAY.

Oh ! ne me touchez pas… Jenny, où croyez-vous aller…

TOMPSON.

Silence…

JENNY.

À la campagne de Richard, William’s House.

MAWBRAY.

En France ! vous allez en France !

TOMPSON.

Malédiction ! taisez-vous.

MAWBRAY.

Comprenez-vous ? il vous enlève.

JENNY.

Oh !

TOMPSON.

Vous ne savez donc pas…

MAWBRAY, au postillon.

Aidez cette jeune femme à descendre, ou vous êtes complice de ce misérable…

TOMPSON.

Ne descendez pas, Jenny.

JENNY.

Mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ?

MAWBRAY, rouvrant la portière.

Descendez…

TOMPSON.

Une dernière fois…

MAWBRAY.

Descendez, Jenny ; au nom de vos parents morts, je vous l’ordonne !

TOMPSON, menaçant.

Monsieur !…

JENNY.

Mawbray ! Mawbray, prenez garde.

TOMPSON.

Postillon, à moi !

MAWBRAY.

Pas un pas !

TOMPSON, tirant un pistolet.

Tu le veux donc ?… Eh bien ! — (Écartant Jenny du bras.) Mort et damnation sur toi !…

(Il tire et blesse Mawbray au bras gauche.)
MAWBRAY, froidement.

Ta main tremblait, lâche… à toi le même coup et les mêmes paroles… Mort et damnation !

(Il tire sur Tompson au moment ou il met le pied sur le marchepied.)
TOMPSON, chancelant.

Ah !

(Il tombe.)
MAWBRAY.

Postillon, voilà de l’or, pas un instant à perdre, à cheval… à la campagne de sir Richard, à William’s House.

TOMPSON, s’accrochant à la voiture.

À moi donc ! à moi !… Ne voyez-vous pas que je meurs… que je suis blessé à mort ?… Assassins !… démons !… Oh ! — (Il lâche la voiture, qui part ; se relève et se cramponne à un arbre.) À moi ! à moi ! là-bas, vous…

(Se traînant sur la route, il tombe mort.)


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HUITIÈME TABLEAU.
Le théâtre représente la chambre de Jenny.


Scène XIII.

JENNY, MAWBRAY, entrant.
JENNY.

Vous êtes blessé, Mawbray ?

MAWBRAY.

Rien, la balle n’a fait qu’effleurer la peau.

JENNY.

Mais que vais-je devenir, moi ? car il n’y a plus de doute, il veut se débarrasser de moi. Ma présence en Angleterre le gêne ; qui sait même si ma vie ne lui est point à charge…

MAWBRAY.

Jenny, il me restait un dernier moyen d’assurer votre tranquillité, j’hésitais à l’employer : hésiter plus longtemps serait presque un crime. Jenny, il y a un secret entre nous deux Richard : son ambition seule vous persécute ; ce secret peut anéantir toutes ses espérances… J’ai tardé longtemps, voyez-vous, car je l’aime.

JENNY.

Et moi, donc !

MAWBRAY.

Car j’étais fier de ses succès, car je lui eusse caché ce secret qui met un abîme entre lui et l’avenir, avec autant de mystère que, s’il m’y force, je mettrai de publicité à le lui apprendre. Alors, Jenny, j’espère que lui-même s’éloignera de ces affaires politiques qui l’éloignent de vous ; alors, Jenny, il faudra lui épargner tous reproches, car il sera à son tour plus malheureux que vous ne l’avez jamais été.

JENNY.

Oh ! s’il en est ainsi, alors gardez ce secret, et que je sois seule malheureuse !

MAWBRAY.

Impossible, Jenny ; car vous ne savez pas tout, car votre sort à vous n’est point le seul menacé. Richard est sur le point de devenir aussi mauvais citoyen qu’il a été mauvais époux : car l’influence qu’il a eue sur votre destinée, il peut l’avoir sur la destinée de l’Angleterre.

JENNY.

Et ce secret, ce mot que vous lui dires ?…

MAWBRAY.

Ce mot que Richard seul entendra, ce secret qui restera entre lui et moi changera tout, Jenny, le ramènera à vos pieds, trop heureux de votre amour ; Jenny, vous allez rester ici.

JENNY.

Seule ?

MAWBRAY.

En passant par le village je vous enverrai Betty.

JENNY.

Et où allez-vous ?

MAWBRAY.

À Londres.

JENNY.

Trouver Richard ?

MAWBRAY.

Il faut que je le voie avant demain.

JENNY.

Demain serait donc trop tard ?

MAWBRAY.

Peut-être.

JENNY.

C’est cette nuit, cette obscurité qui m’épouvante !…

MAWBRAY.

Enfant, qu’avez-vous à craindre ?

JENNY.

Rien, je le sais.

MAWBRAY.

N’avez-vous pas habité un an cette maison ?

JENNY.

Oui, oui.

MAWBRAY.

Dans une heure Betty sera ici.

JENNY.

Je me recommande à vous, ne l’oubliez pas.

MAWBRAY.

Non, mon enfant, adieu.

JENNY.

Adieu, Mawbray, adieu, mon protecteur, mon père ; vous aimerai-je jamais assez, vous qui m’aimez tant ! adieu. Enfermez-moi ; adieu encore ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

MAWBRAY.

Tu pleures ?

JENNY.

Oui, tant de choses m’arrivent, bouleversent ma vie, que lorsqu’un ami me quitte je tremble toujours de ne plus le revoir !

MAWBRAY.

Allons, mon cher enfant, tu me reverras et Richard avec moi.


Scène XIV.

JENNY, seule.

Oh ! s’il en est ainsi, partez, partez vite, mon père ! — (À Mawbray, après qu’il a fermé la porte.) Adieu, adieu !… — (Elle tombe sur un fauteuil.) Oh ! quelle bizarre chose ! me voilà ici comme j’y étais hier, et pendant cet intervalle de quelques heures, Richard y est venu, je l’ai suivi, j’ai été entraînée par ce misérable ! Il y a parfois des événements pour toute une vie dans les événements d’un jour ! J’ai peine à songer que tout cela est vrai ! Je crois que je dors, que c’est un rêve affreux qui me poursuit ! oh ! non, non, tout est vrai, tout est réel ! … Oh ! mon Dieu ! j’étouffe ! j’ai besoin d’air ! — (Elle va au balcon.) Que tout est calme ! que tout est tranquille ! Dirait-on qu’au milieu de cette nature qui se repose il y a un être qui veille et qui souffre !… Oh ! ma mère… ma mère !… pardonne ; mais bien des fois sur ce balcon, de l’endroit où je sui, j’ai mesuré la profondeur de ce gouffre ; bien des fois j’ai songé… pardonne-le-moi, ma mère, qu’une pauvre créature qui n’aurait plus la force de supporter ses maux en trouverait la fin au fond de ce précipice !… Oh ! ma mère, ma mère, pardonne-moi !… Richard va revenir, je serai heureuse, et alors de semblables pensées ne viendront plus à ta pauvre fille ! — (Relevant sa tête.) Mais que vois-je là-bas sur la route ? un cabriolet ! il vient de ce côté… avec quelle rapidité !… eh ! mais son cheval l’emporte ! Non, non, c’est bien ici qu’il vient : il s’arrête ; qui donc cela peut-il être ? Un homme en descend : il ouvre la porte fermée par Mawbray ; c’est Richard. Richard seul a une double clef de cette maison. Oh ! Richard, Richard ! qui va me voir, qui me croit partie pour la France ! Mon Dieu, quelque part où me cacher !… — (Elle court à la porte.) Et Mawbray qui m’a enfermée : c’est moi qui le lui ai dit. Malheureuse… malheureuse !… Oh ! le voilà… Mon Dieu… ce cabinet.

(Elle s’y précipite.)


Scène XV.

JENNY, dans le cabinet, RICHARD, suivi d’un domestique.
RICHARD, entrant.

J’arrive à temps ; à peine si je dois avoir sur le marquis et sa famille une demi-heure d’avance ! James, apportez des flambeaux, et tenez-vous à la porte pour conduire ici les personnes qui s’y présenteront dans un instant. Bien, allez. — (Tirant sa montre.) Huit heures ! Tompson doit être maintenant à Douvres, et demain matin à Calais. Dieu le conduise. Voyons si rien n’indique ici que cet appartement a été occupé par une femme. — (Apercevant un chapeau et un châle.) La précaution n’était pas inutile. Où mettre cela ? je n’ai pas la clef de ces armoires ; les jeter par la fenêtre, on les retrouvera demain. Ah ! des lumières sur le haut de la montagne ! c’est sans doute le marquis ; il est exact. Mais que diable faire de ces chiffons ? Ah ! ce cabinet ! j’en retirerai la clef.

(Il ouvre le cabinet.)
JENNY.

Ah !

RICHARD, saisissant son bras.

Qui est là ?

JENNY.

Moi ! moi ! ne me faites pas de mal !

RICHARD, la tirant sur le théâtre.

Jenny ! Mais c’est donc un démon qui me la jette à la face toutes les fois que je croîs être débarrassé d’elle ! Que faites-vous ici ? qui vous y a ramenée ? Parlez vite ! vite !

JENNY.

Mawbray.

RICHARD.

Toujours Mawbray ! Où est-il ? où est-il ? que je me venge enfin sur un homme !

JENNY.

Il est loin, loin, reparti pour Londres. Grâce pour lui !

RICHARD.

Eh bien !…

JENNY.

Il a arrêté la voiture.

RICHARD.

Après ! ne voyez-vous pas que je brûle ?

JENNY.

Et moi, que je…

RICHARD.

Après, vous dis-je !

JENNY.

Ils se sont battus.

RICHARD.

Et…

JENNY.

Et Mawbray a tué Tompson.

RICHARD.

Enfer ! et il vous a ramenée ici !

JENNY.

Oui ! oui ! pardon !

RICHARD.

Jenny ! Jenny ! écoutez !

JENNY.

C’est le roulement d’une voiture.

RICHARD.

Elle amène ma femme et sa famille.

JENNY.

Et moi, moi donc, que suis-je ?

RICHARD.

Vous, Jenny ! vous êtes mon mauvais génie ! vous êtes l’abîme où vont s’engloutir toutes mes espérances ! vous êtes le démon qui me pousse à l’échafaud, car je ferai un crime.

JENNY.

Oh ! mon Dieu !

RICHARD.

C’est qu’il n’y a pas à reculer, voyez-vous. Vous n’avez pas voulu signer le divorce, vous n’avez pas voulu quitter l’Angleterre…

JENNY.

Maintenant, maintenant, je veut tout ce que vous voudrez.

RICHARD.

Maintenant, il est trop tard !

JENNY.

Qu’allez-vous faire ?

RICHARD.

Je n’en sais rien, mais priez Dieu…

JENNY.

Richard !

RICHARD, lui mettant la main sur la bouche.

Silence… Ne les entendez-vous pas… ne les entendez-vous pas ?… Ils montent… ils vont trouver une femme ici…

(Il court à la porte et la ferme à double tour.)
JENNY, courant au balcon.

Au secours ! au secours !

RICHARD.

Il faut qu’ils ne vous y trouvent pas, entendez-vous…

JENNY, à genoux.

Pitié… pitié…

RICHARD.

J’en ai eu…

JENNY, essayant de crier.

À moi !… — (On entend du bruit dans l’escalier, Richard ferme la croisée et se trouve en dehors sur le balcon.) À moi !…

RICHARD.

Malédiction !…

(On entend un cri qui se répète dans le précipice. Richard rouvre la fenêtre et est seul sur le balcon ; il redescend pâle, s’essuie le front et va ouvrir la porte.)


Scène XVI.

RICHARD, LE MARQUIS DA SYLVA, MISS WILMOR, LE MINISTRE DES FINANCES.
DA SYLVA.

Pardon, vous étiez enfermé, sir Richard… Mais c’est votre domestique qui nous a dit que vous nous attendiez…

RICHARD.

Oui, excusez-moi… Cette clef s’est trouvée en dedans… je ne sais comment…

DA SYLVA, montrant la jeune miss.

Miss Wilmor…

RICHARD, s’inclinant.

Miss…

DA SYLVA.

Souffrez-vous ?… Vous êtes bien pâle !

RICHARD.

Vous trouvez… Ce n’est rien… tout est prêt, voyez…

DA SYLVA.

Son Excellence veut bien nous servir de témoin… N’avez-vous point le vôtre ?

RICHARD.

Non, inutile… Signons… signons…

(Le marquis fait signer miss Wilmor et présente le contrat à Richard.)
DA SYLVA.

Votre main tremble, sir Richard…

RICHARD.

Moi ! point du tout.

(Il va signer. En se retournant il aperçoit Mawbray, immobile et pâle, près de lui ; ses yeux restent fixés sur les siens.)


Scène XVII.

Les précédents ; MAWBRAY.
MAWBRAY.

Il vous manque un témoin, Richard… me voici.

RICHARD.

Soit… Autant vous qu’un autre… — (Bas.) Si vous dites un mot !…

DA SYLVA.

Que veut dire ceci ?

MAWBRAY, bas.

Richard, c’est à moi de menacer et non pas à vous ; écoutez…

RICHARD.

Monsieur…

MAWBRAY.

Parlez bas…

RICHARD.

De quel droit ?

MAWBRAY.

Regardez ce balcon…

RICHARD.

À votre tour… silence…

MAWBRAY.

J’étais sur la route en face…

RICHARD.

Quand ?…

MAWBRAY.

J’y étais, vous dis-je !

RICHARD.

Eh bien !…

MAWBRAY.

J’ai été témoin…

RICHARD.

Eh bien !…

MAWBRAY.

Je puis d’un mot !…

RICHARD.

Vous ne le direz pas.

MAWBRAY.

Pourquoi ?

RICHARD.

Vous l’eussiez déjà fait…

MAWBRAY.

Je puis me taire…

RICHARD.

Ah !…

MAWBRAY.

À une condition.

RICHARD.

Laquelle ?

MAWBRAY.

Romps ce mariage, abandonne Londres, renonce à la chambre, retirons-nous ensemble dans quelque coin isolé de l’Angleterre, où nous pourrons, toi te repentir, moi pleurer.

RICHARD.

Mawbray, je vous l’ai dit, si vous pouviez me dénoncer, vous l’eussiez déjà fait ; une cause que je ne connais pas vous arrête, mais elle vous arrête enfin, c’est tout ce qu’il me faut.

MAWBRAY.

Tu refuses donc ?

RICHARD.

Je refuse.

MAWBRAY.

Décidément ?

RICHARD, passant devant et présentant la plume à Da Sylva.

À votre tour, monsieur le marquis.

MAWBRAY, arrêtant Richard par le bras.

Arrêtez… — (À Richard.) Il est temps encore.

RICHARD.

Signez !

MAWBRAY, haut.

Marquis Da Sylva…

DA SYLVA.

Monsieur ?…

MAWBRAY.

Vous souvient-il du village de Darlington ?

DA SYLVA.

Comment ?

MAWBRAY.

D’une nuit où vous poursuiviez une jeune fille enlevée ?

DA SYLVA.

Silence, monsieur !

MAWBRAY.

Je ne la nommerai pas ; elle mit au jour un enfant.

DA SYLVA.

Eh bien !…

MAWBRAY.

Vous ne vîtes le père de cet enfant qu’un instant, qu’une seconde, mais ce doit être assez pour le reconnaître toujours ; marquis, regardez-moi bien en face !

DA SYLVA.

C’était vous !

MAWBRAY.

Moi-même.

DA SYLVA.

Donc, vous êtes ?…

MAWBRAY.

Le bourreau ! — (Montrant Richard.) Et voilà mon fils !


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