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Rob Roy/38

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 459-469).


CHAPITRE XXXVIII.

ENCORE LA BIBLIOTHÈQUE DU CHÂTEAU D’OBADILSTONE.


Son maître est parti, et personne que lui maintenant n’habite le château d’Ivor ; hommes, chiens, chevaux, tous sont morts : il est le seul qui ait survécu.
Wordsworth.


Il n’y a guère de sensations plus tristes que celles que nous éprouvons à la vue des lieux qui furent le théâtre de nos plaisirs passés, quand nous les retrouvons abandonnés et déserts. En suivant la route d’Osbaldistone-Hall, je passai devant les mêmes objets que j’avais vus avec miss Vernon, ce jour mémorable où nous revînmes ensemble de chez le juge Inglewood. Son image me tint compagnie pendant tout le chemin ; et quand j’approchai du lieu où je l’avais vue pour la première fois, je croyais encore entendre le cri des chiens et le son du cor, et mes yeux se fixaient, avec une attention pénible, sur la colline, comme si j’eusse dû en voir descendre encore, dans son équipage de chasse, cette charmante apparition ; mais tout était muet et solitaire. Quand j’arrivai au château, les portes, les croisées fermées, l’herbe qui couvrait les pavés, les cours où régnait le plus profond silence, tout vint me présenter le plus frappant contraste avec les scènes bruyantes et animées dont j’avais été si souvent témoin quand les joyeux chasseurs se préparaient à partir le matin pour s’adonner à leur passe-temps favori, ou revenaient le soir se livrer aux plaisirs de la table. Un éternel et profond silence avait succédé aux aboiements des chiens impatients, aux cris des piqueurs, au bruit des pieds des chevaux, et au gros rire du vieux chevalier à la tête de ses robustes et nombreux descendants.

En contemplant cette scène déserte et muette, je me sentais péniblement affecté par le souvenir de ceux même qui, pendant leur vie, n’avaient aucune part à mon affection. Mais la pensée que tant de jeunes gens d’une belle et robuste constitution, pleins de vie, de santé et d’espérances, étaient successivement, et dans un si court espace de temps, descendus dans la tombe par différents genres de mort violente et inattendue ; cette pensée, dis-je, me brisait le cœur. C’était une bien faible consolation pour moi de rentrer comme propriétaire dans des lieux que j’avais quittés en fugitif. Je n’avais pas été habitué à les considérer comme devant m’appartenir, et je me considérais comme un usurpateur, au moins comme un étranger indiscret, et je pouvais à peine me défendre de l’idée que l’ombre de quelqu’un de mes cousins allait m’apparaître, comme un spectre gigantesque dans certains romans, pour m’en disputer l’entrée.

Pendant que j’étais plongé dans ces tristes pensées, André, qui n’éprouvait rien de pareil, s’évertuait à frapper à coups redoublés à toutes les portes, criant en même temps qu’on ouvrît, d’un ton assez haut pour indiquer qu’il sentait parfaitement la nouvelle importance qu’il avait acquise comme premier écuyer du nouveau seigneur du château. Enfin Antoine Syddall, vieux sommelier et majordome de mon oncle, se présenta timidement à une fenêtre basse, défendue par des barreaux de fer, et nous demanda ce que nous voulions.

« Nous sommes venus vous relever de votre charge, mon vieil ami, dit André Fairservice ; vous pouvez rendre vos clefs aussitôt qu’il vous plaira… Chaque chien a son jour… Je vous débarrasserai du soin de l’argenterie et de l’office… Vous avez eu votre temps, monsieur Syddall, mais chaque fève a son point noir, et tout chemin son bourbier : ainsi vous pourrez prendre dorénavant au bas bout de la table la place qu’André y occupait autrefois. »

Réprimant non sans difficulté l’impertinence de mon domestique, j’expliquai à Syddall la nature de mes droits, et celui que j’avais à demander l’entrée du château, qui désormais m’appartenait. Le vieillard parut agité et embarrassé, et témoigna une grande répugnance à me laisser entrer, quoique s’exprimant d’un ton soumis et respectueux. J’attribuai cette agitation à des sentiments qui lui faisaient honneur ; mais, tout en y ayant égard, j’insistai pour qu’il m’ouvrît, et lui expliquai que son refus m’obligerait de recourir à l’autorité du juge Inglewood, et à demander l’assistance d’un constable.

« Nous étions ce matin chez M. le juge Inglewood, » dit André pour donner plus de force à la menace, « et en chemin j’ai rencontré Archie Rudledege le constable. Il ne faut pas croire que le pays sera, comme autrefois, sans aucune justice, monsieur Syddall, et que les rebelles et les papistes y feront ce qu’ils voudront. »

La menace de recourir à la loi effraya le vieillard, qui sentait combien lui-même pouvait être suspect, à cause de sa religion et par son dévouement à sir Hildebrand et à ses fils. Il ouvrit d’une main tremblante une porte garnie de verrous et de barres de fer, et dit qu’il osait espérer que je ne lui saurais pas mauvais gré de la fidélité avec laquelle il tâchait de remplir ses devoirs. Je le rassurai en lui disant que sa prudence ne pouvait que me donner la meilleure opinion de lui.

« Non pas à moi, dit André ; Syddall est un vieux routier ; il ne serait pas en ce moment blanc comme un linge, et ses genoux se choquant l’un contre l’autre, s’il n’y avait là-dessous quelque chose de plus qu’il ne veut en dire.

— Que le Seigneur vous pardonne, monsieur Fairservice, de parler ainsi d’un vieux camarade et d’un ami, reprit le sommelier.

— Où Votre Honneur désire-t-il qu’on allume du feu ? » ajouta-t-il du ton le plus humble. « Je crains que vous ne trouviez le château bien triste et bien solitaire… Mais peut-être avez-vous l’intention de retourner dîner chez le juge Inglewood ?

— Allumez du feu dans la bibliothèque.

— Dans la bibliothèque ! personne n’y est entré depuis bien long-temps… la cheminée fume… Les corneilles y ont fait leurs nids ce printemps, et nous n’avons plus de jeunes gens ici pour les abattre.

— Chacun son droit[1], dit André. Son Honneur aime la bibliothèque ; il n’est pas un de vos papistes qui se plaisent dans les ténèbres de l’ignorance, monsieur Syddal. »

Le sommelier, fort à contre-cœur, à ce qu’il me parut, me conduisit à la bibliothèque : contre mon attente, et malgré ce qu’il venait de dire, je reconnus que l’intérieur de cet appartement avait été arrangé depuis peu ; il était mieux en ordre que je ne l’avais jamais vu. Un feu clair brillait dans la cheminée, sans aucune apparence de fumée. Prenant les pincettes comme pour arranger le bois, mais en réalité afin de cacher sa confusion, le sommelier observa qu’il brûlait bien maintenant, quoiqu’il n’eût fait que fumer toute la matinée.

Désirant être seul jusqu’à ce que j’eusse pu me rendre maître des sensations pénibles que tous les objets qui m’entouraient faisaient naître en moi, je priai le vieux Syddall d’aller chercher le régisseur de la terre, qui demeurait à un quart de mille environ du château ; il partit avec une répugnance visible. J’ordonnai ensuite à André de chercher une couple de jeunes gens vigoureux, sur qui il pût compter ; car la population du voisinage était toute papiste, et je savais Rashleigh capable de se porter aux plus grands excès. André se chargea de cette commission avec empressement, et me promit de m’amener de Trinlay-Knowe deux vrais presbytériens comme lui, en état de faire face au pape, au diable et au Prétendant. « Et, ma foi ! je ne serai pas fâché moi-même d’avoir leur compagnie, car la dernière nuit que j’ai passée à Osbaldistone (je veux que tous les bourgeons de mon petit jardin soient gelés si je ne dis pas la vérité), j’ai vu ce même portrait qui est là (il montrait le portrait du grand-père de miss Vernon) se promener au clair de lune dans le jardin ! Je me souviens d’avoir dit à Votre Honneur que j’étais poursuivi par les revenants cette nuit-là, et que vous n’avez pas voulu me croire… J’avais toujours cru qu’il y avait de la sorcellerie et de la diablerie chez les papistes, mais je l’ai vu de mes propres yeux dans cette nuit effrayante.

— C’est bon, partez ! Allez chercher les hommes dont vous parlez, et ayez soin qu’ils aient plus de bon sens que vous, et qu’ils n’aient pas peur de leur ombre.

— J’ai toujours été regardé comme aussi brave qu’un autre, reprit-il vivement ; mais je ne me pique pas de pouvoir lutter contre les esprits ; » et il sortit de la bibliothèque au moment où M. Wardlaw, le régisseur, y entrait lui-même.

C’était un homme de bon sens et d’honneur, sans la prudence et l’intégrité duquel mon oncle n’aurait pu se maintenir aussi long-temps à Osbaldistone. Il examina attentivement mes titres, et en reconnut franchement la validité. Pour tout autre que moi cette succession eût été peu profitable, tant le domaine était grevé de dettes et d’hypothèques ; mais, comme je l’ai déjà dit, mon père avait acquis la plupart de ces dernières, et s’occupait d’acheter le reste des créances.

J’avais à m’occuper de beaucoup d’affaires avec M. Wardlaw, et je le retins à dîner. Malgré les instances réitérées que me faisait Syddall de descendre dans la salle à manger, qu’il avait déjà préparée pour nous recevoir, je fis servir le dîner dans la bibliothèque. Sur ces entrefaites, André arriva avec sa recrue de deux presbytériens, qu’il me recommanda, dans les termes les plus vifs, comme des hommes sobres et honnêtes, versés dans la bonne doctrine, et par-dessus tout braves comme des lions. J’ordonnai qu’on leur donnât à boire, et ils se retirèrent tous trois. Le vieux Syddall secouait la tête en les regardant aller, et je voulus en savoir la raison.

« Je n’ai pas lieu d’espérer, dit-il, que Votre Honneur veuille s’en rapporter à mes paroles, et cependant j’atteste le ciel de leur sincérité. Antoine Wingfield est le plus honnête homme qui existe ; mais s’il y a un perfide coquin dans le pays, c’est son frère Lancy. Tout le monde sait que le clerc Jobson l’emploie comme espion pour surveiller les pauvres gentilshommes qui ont pris part aux troubles ; mais c’est un non-conformiste, et il n’en faut pas davantage aujourd’hui. »

Ayant ainsi exprimé ses sentiments, auxquels j’étais peu disposé à faire attention, le sommelier mit le vin sur la table et nous quitta.

M. Wardlaw resta avec moi jusqu’à la chute du jour ; alors il fit un paquet de ses papiers, et prit congé de moi. Il me laissa dans cette situation d’esprit où l’on ne sait trop si l’on désire la solitude ou la compagnie ; au surplus, je n’avais pas la liberté du choix, car je me trouvais dans l’appartement du château le plus propre à m’inspirer des réflexions mélancoliques.

Comme la nuit commençait à obscurcir l’appartement, je vis André avancer la tête à la porte, non pour me demander si je voulais de la lumière, mais pour me recommander d’en prendre, comme mesure de précaution contre les esprits dont son imagination était effrayée. Je le renvoyai avec assez d’humeur, et m’asseyant dans l’un des fauteuils de cuir qui étaient au coin de la vieille cheminée gothique, je m’amusai à tisonner le feu. Tout en suivant des yeux le mouvement de la flamme que je venais d’alimenter. « Voilà, me disais-je, l’image des progrès et des résultats des désirs de l’homme ! Enfants de l’imagination, un rien les allume et les excite ; ils se nourrissent d’illusions et d’espoir, jusqu’à ce qu’ils aient consommé la substance qu’ils enflamment ; puis l’homme, ses passions, ses désirs, ses espérances, s’anéantissent à la fois, ne laissant plus qu’un vil amas de cendres ! »

Un profond soupir, qui partit du côté opposé de l’appartement, sembla répondre à ces réflexions. Je tressaillis de surprise et me levai précipitamment. Diana Vernon était devant moi ; elle s’appuyait sur le bras d’un homme qui ressemblait d’une manière si frappante au portrait dont j’ai déjà parlé, que je jetai les yeux sur le cadre, m’attendant presque à le trouver vide. Ma première idée fut que j’étais devenu fou, ou que je voyais deux esprits sortir de la tombe. Un second coup d’œil me convainquit que j’étais dans mon bon sens, et que les figures que je voyais étaient bien réellement deux substances corporelles. C’était Diana elle-même, quoique plus pâle et plus maigre qu’autrefois, accompagnée non d’un habitant de l’autre monde, mais du P. Vaughan, ou plutôt sir Frédéric Vernon, dans un costume tout à fait semblable à celui du portrait de son père, avec lequel il avait une grande ressemblance. Ce fut lui qui parla le premier ; car Diana tenait les yeux baissés vers la terre, et l’étonnement avait paralysé ma langue.

« Nous venons ici en suppliants, monsieur Osbaldistone, dit-il, réclamer le refuge et la protection de votre toit, jusqu’à ce que nous puissions poursuivre un voyage pendant lequel je risque à chaque pas de trouver les cachots ou la mort.

— Bien certainement articulai-je avec beaucoup de difficultés, miss Vernon ne peut croire… vous ne pouvez penser, monsieur, que j’aie oublié voire obligeante intervention dans une circonstance difficile, ou que je sois capable de trahir qui que ce soit, et vous moins que personne.

— Je le sais, dit sir Frédéric, et cependant c’est avec une répugnance inexprimable que je viens vous demander un service, désagréable peut-être, mais à coup sûr dangereux, et que j’aurais préféré pouvoir demander à tout autre. Mais le sort qui m’a conduit à travers une vie pleine de périls, me réduit en ce moment à n’avoir pas même la liberté du choix. »

En ce moment la porte s’ouvrit, et j’entendis la voix de l’officieux André : « J’apporte des chandelles ; vous les allumerez si vous voulez. »

Je me précipitai au-devant de lui, espérant arriver assez à temps pour l’empêcher de voir les personnes qui étaient dans l’appartement. Je l’en fis sortir avec violence, fermai la porte et poussai le verrou. Mais, me rappelant aussitôt et les deux compagnons qu’il avait en bas, et son humeur babillarde, et la remarque de Syddall que l’un d’eux était un espion, je le suivis aussi promptement que je pus jusque dans le vestibule, où ils étaient réunis. André parlait très-haut quand j’ouvris la porte ; mais il se tut quand il me vit entrer.

« Eh bien, qu’avez-vous donc, imbécile que vous êtes ? Vous ouvrez de grands yeux effarés, comme si vous aviez vu un esprit ?

— Rien, rien ; seulement il a plu à Votre Honneur de me traiter un peu brusquement.

— Parce que vous m’avez dérangé d’un profond sommeil, animal !… Syddall m’a dit qu’il ne pouvait pas faire préparer de lits cette nuit pour ces braves gens, et M. Wardlaw pense qu’il est inutile de les retenir. Voilà une couronne pour boire à ma santé, mes amis ; je vous remercie de votre complaisance ; vous pouvez vous retirer. »

Les deux hommes me remercièrent, prirent l’argent et se retirèrent sans montrer ni soupçons ni mécontentement. Je ne les quittai pas que je ne les eusse vus partir, afin d’être bien sûr qu’ils ne pourraient avoir aucune communication avec l’honnête André. Je l’avais suivi lui-même de si près, que je croyais qu’il n’avait pas eu le temps de leur dire plus de deux mots avant mon arrivée ; mais deux mots suffisent souvent pour causer de grands malheurs : dans cette occasion, ils coûtèrent la vie à deux personnes.

Ayant pris les mesures qui, dans ce moment de trouble, me parurent les plus efficaces pour assurer le secret de mes hôtes, je retournai vers eux leur en rendre compte, et j’ajoutai que j’avais recommandé à Syddall de répondre lui-même lorsque je sonnerais, car je devais supposer que c’était avec son aide qu’ils s’étaient cachés dans le château. Diana me remercia de cette précaution par un doux regard.

« Maintenant vous connaissez tous mes mystères, me dit-elle ; vous savez sans doute quel lien cher et sacré m’unit à celui qui trouva si souvent un refuge dans ces lieux ; et vous ne devez plus vous étonner que Rashleigh, ayant pénétré ce secret, me gouvernât avec une verge de fer. »

Son père ajouta que leur intention était de m’embarrasser de leur présence le moins long-temps possible.

Je le suppliai de ne s’occuper de rien autre chose que de leur sûreté, et de compter que tous mes efforts tendraient à ce but, ce qui amena sir Frédéric à m’expliquer les circonstances dans lesquelles ils se trouvaient.

« Rashleigh Osbaldistone m’avait toujours été suspect, me dit-il ; mais sa conduite envers ma fille, conduite dont je ne lui arrachai l’aveu qu’avec difficulté, et l’abus de confiance dont il se rendit coupable envers votre père, m’inspirèrent pour lui de l’aversion et du mépris. Dans notre dernière entrevue, je ne pus lui cacher ces sentiments autant que la prudence aurait dû m’engager à le faire ; et, pour se venger, il ajouta la trahison et l’apostasie à la liste de ses crimes. J’osais me flatter alors que sa défection serait de peu d’importance. Le comte de Marr avait une brave armée en Écosse, et lord Derwentwater, avec Forster Kenmore, Winterton et autres, assemblaient des forces sur les frontières. Comme j’avais des relations étendues avec tous ces seigneurs et gentilshommes anglais, on jugea utile que j’accompagnasse un détachement de montagnards qui, sous le brigadier Mac-Intosh de Borlum, passa le Forth, traversa les basses terres d’Écosse, et se réunit sur les frontières aux insurgés anglais. Ma fille m’accompagna, et partagea tous les périls et les fatigues d’une marche si longue et si difficile…

— Et jamais elle ne quittera son bien aimé père, s’écria miss Vernon, en s’appuyant tendrement sur son bras.

« À peine avais-je rejoint nos amis, que je reconnus que notre cause était perdue. Notre nombre diminuait au lieu d’augmenter, et nous n’étions soutenus que par ceux qui partageaient nos opinions religieuses ; les torys protestants restaient généralement indécis. Enfin nous fûmes assiégés par des forces supérieures dans la petite ville de Preston. Nous nous défendîmes bravement pendant un jour entier ; mais le lendemain le courage manqua à nos chefs, et ils résolurent de se rendre à discrétion. Me livrer à de pareilles conditions, c’eût été porter ma tête sur l’échafaud. Vingt ou trente gentilshommes environ pensèrent, comme moi, qu’il fallait affronter une mort presque certaine plutôt que de nous rendre. Nous montâmes à cheval, et plaçâmes ma fille, qui voulut absolument partager ma destinée, au milieu de notre petite troupe. Mes compagnons, frappés d’admiration pour son courage et sa piété filiale, jurèrent de périr plutôt que de l’abandonner. Nous sortîmes en corps par une rue nommée Fishergate : elle conduit à une plaine marécageuse qui s’étend vers la rivière de Kibble, ou quelqu’un de notre troupe s’engagea à nous indiquer un gué. Ce marais n’avait pas été occupé entièrement par l’ennemi, de sorte que nous ne fîmes d’autre rencontre que celle d’une patrouille de dragons d’Honeywood, que nous dispersâmes et mîmes en pièces. Nous traversâmes la rivière, gagnâmes la grande route de Liverpool, et là nous nous séparâmes pour chercher chacun une retraite. Le destin me conduisit dans le pays de Galles, où je connais plusieurs gentilshommes qui partagent mes principes politiques et religieux. Je ne pus cependant trouver une occasion sûre de m’embarquer, et fus obligé de revenir encore dans le nord. Un ami sûr et éprouvé m’avait donné rendez-vous dans ce voisinage pour me conduire dans un petit port du Solway, où une chaloupe doit m’attendre pour me transporter pour jamais hors de mon pays natal. Comme le château d’Osbaldistone n’était pas habité dans ce moment, et qu’il avait pour gardien le vieux Syddall, qui avait été notre confident dans de semblables occasions, nous nous y réfugiâmes comme dans une retraite sûre et bien connue de ma fille et de moi. Je repris un costume que j’avais porté avec succès pour effrayer les paysans ou les domestiques superstitieux que le hasard pouvait me faire rencontrer ; et nous nous attendions à tout moment à apprendre que l’ami fidèle qui doit nous servir de guide avait tout préparé, quand votre soudaine arrivée nous a mis dans l’obligation de nous confier à votre générosité. »

Ainsi finit le récit de sir Frédéric : je l’avais écouté comme celui d’un rêve. Je pouvais à peine me figurer que c’était bien réellement sa fille que j’avais devant les yeux ; elle avait perdu une partie de ses attraits ; et cette gaieté, cette légèreté de caractère qui lui avait fait supporter tous les coups de l’adversité avait fait place à une sorte de soumission mélancolique, de résignation mêlée de fermeté. Son père, quoiqu’il connût et redoutât l’effet que les louanges qu’il donnerait à sa fille devaient produire sur moi, ne put résister au plaisir de faire son éloge.

« Elle a supporté, me dit-il, des épreuves dignes de trouver place dans l’histoire d’un martyr… Elle a regardé en face les dangers et la mort sous mille formes différentes… Elle a enduré des fatigues et des privations qui auraient abattu les hommes les plus robustes… Elle a passé les jours dans les ténèbres, les nuits dans les veilles, sans qu’il lui soit jamais échappé un murmure, une plainte, le plus léger signe de faiblesse. En un mot, monsieur Osbaldistone, c’est une offrande digne de Dieu auquel (ajouta-t-il en se signant) je vais la consacrer, comme ce qui reste de plus cher et de plus précieux à Frédéric Vernon. »

Il cessa de parler ; je ne l’avais que trop bien compris ; son but était maintenant, comme lorsque je le rencontrai en Écosse, de détruire tout espoir que j’aurais pu conserver d’une union avec sa fille.

« Maintenant que monsieur Osbaldistone connaît la triste situation des infortunés qui viennent de réclamer sa protection, dit-il à Diana, nous n’abuserons pas plus long-temps de ses moments. »

Je les priai de rester, et leur offris de quitter moi-même la bibliothèque. Sir Frédéric me répondit que ce serait éveiller les soupçons de mon domestique ; que le lieu de leur retraite était plus sûr sous tous les rapports, et que Syddall l’avait pourvu de tout ce qui leur était nécessaire. « Nous aurions pu vraisemblablement y rester cachés sans que vous l’eussiez découvert, ajouta-t-il ; mais la délicatesse me faisait un devoir de confier ma sûreté à Votre Honneur.

— Vous n’avez fait que me rendre justice… Je suis peu connu de vous, sir Frédéric ; mais miss Vernon, j’en suis certain, vous dira…

— Je n’ai pas besoin du témoignage de ma fille, » dit-il d’un air poli, mais de manière à m’empêcher de m’adresser directement à elle ; « je suis disposé à attribuer les sentiments les plus honorables à monsieur Francis Osbaldistone. Mais permettez-nous de nous retirer… Il faut que nous profitions des moments de repos qui nous sont accordés, puisque nous ne savons pas si d’un moment à l’autre nous ne serons pas appelés à continuer notre dangereux voyage. »

En parlant ainsi il prit le bras de sa fille, et, après m’avoir salué, disparut avec elle par la porte que cachait la tapisserie.



  1. Our ain reck’s better than other folk’s five, proverbe écossais qui signifie littéralement : « Notre propre fumée vaut mieux que celle des autres foyers. » a. m.