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Rob Roy/39

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 9p. 469-481).


CHAPITRE XXXIX et dernier.

CATASTROPHE ET CONCLUSION.


Maintenant leur sort va se décider ; les événements se sont pressés, mais au lever de la toile la scène va s’éclaircir.
Don Sébastien.


À leur départ, je me sentis comme étourdi et le cœur comme glacé d’un froid mortel. Quand notre imagination se fixe sur l’objet de notre affection pendant une longue absence, elle nous le représente non seulement sous le jour qui lui est le plus avantageux, mais encore de la manière dont nous désirons le plus le voir. L’image de Diana était restée en moi telle que je la vis quand je reçus ses adieux, quand je sentis ma joue humide de ses larmes : la bague qu’elle m’avait fait remettre par Hélène Mac-Gregor avait été pour moi le gage qu’elle emportait mon souvenir dans l’exil et même dans le cloître. Je venais de la voir, et ses manières froides et résignées où je n’aurais dû voir qu’une tranquille mélancolie, avaient trompé mes espérances, m’avaient presque offensé. Dans l’égoïsme de la passion, je l’accusai d’indifférence, d’insensibilité ; l’orgueil, la cruauté, le fanatisme, tels furent les reproches que j’adressai à son père : j’oubliais que tous deux sacrifiaient leurs intérêts, et Diana son inclination, à l’accomplissement de ce qu’ils regardaient comme un devoir.

Sir Frédéric Vernon était un catholique rigide, qui croyait que le chemin du salut était fermé à un hérétique, et Diana, qui depuis plusieurs années faisait de la sûreté de son père le principe et le mobile de ses pensées, de ses espérances et de ses actions, sentait qu’elle n’accomplissait qu’un devoir en lui sacrifiant sa vie entière, ses plus chères affections. Il n’est pas surprenant que je fusse alors incapable d’apprécier dignement des motifs si honorables ; toutefois je ne voulais faire éclater mon ressentiment que d’une manière noble et généreuse.

« Je suis donc méprisé, » dis-je en repassant dans mon esprit les paroles de sir Frédéric ; « méprisé et jugé indigne même d’échanger quelques mots avec elle… Soit ; rien du moins ne peut m’empêcher de veiller à sa sûreté. Je veux rester ici comme en sentinelle avancée, et tant qu’elle reposera sous mon toit, aucun danger ne la menacera, aucun danger que le bras d’un homme déterminé puisse détourner. »

Je fis venir Syddall dans la bibliothèque ; il y arriva suivi de l’éternel André, qui, ayant fait de beaux rêves de fortune pour lui-même depuis que j’avais pris possession du château et des terres qui en dépendaient, avait résolu que, s’il n’attrapait rien, ce ne serait pas faute de se mettre en évidence : cependant, comme il arrive souvent aux gens qui agissent par des motifs intéressés, il dépassait le but qu’il voulait atteindre et me fatiguait par ses importunités.

Sa présence m’empêcha de parler librement à Syddall comme je le désirais, et je n’osai le renvoyer, de crainte d’augmenter les soupçons qu’il avait pu concevoir de la manière brusque dont je l’avais déjà mis à la porte de la bibliothèque. « Je coucherai ici, » dis-je en leur faisant signe de rouler plus près du feu un lit de repos à l’ancienne mode. « J’ai beaucoup à travailler, et je me coucherai tard. »

Syddall, qui lut dans mes regards, offrit de m’apporter un matelas et des couvertures ; j’y consentis. Ayant allumé deux chandelles, je les renvoyai en donnant ordre qu’on ne me dérangeât pas le lendemain avant sept heures du matin.

Ils se retirèrent, et je me livrai tout entier à mes pénibles réflexions, jusqu’à ce qu’enfin la nature épuisée cédât au besoin du repos.

Je m’efforçai pourtant de détourner ma pensée du sujet sur lequel elle revenait sans cesse ; mais les sentiments que j’avais combattus avec courage quand j’étais éloigné de l’objet qui les faisait naître, reprenaient une nouvelle force maintenant que j’étais si près de lui et sur le point de m’en séparer à jamais. Si j’ouvrais un livre, le nom de Diana était écrit à chaque page, et quel que fût le sujet sur lequel je m’efforçasse de reporter mes pensées, son image était présente à mon imagination. C’était comme l’esclave attentive du Salomon de Prior :


Avant que j’eusse articulé son nom,
Abra s’offrait à ma présence ;
J’en appelais une autre, et toujours sans façon
Abra vers moi s’avance.


Tour à tour m’abandonnant ou résistant aux sentiments qui m’agitaient, je me livrais à un excès de douleur et de tendresse dont je me serais à peine cru capable, ou, me rappelant que j’avais été rejeté d’une manière que je ne croyais pas mériter, je m’armais de toute la force que mon orgueil blessé pouvait me fournir. Je parcourus à grands pas la bibliothèque jusqu’à ce que l’exaltation de ma tête m’eût réellement donné la fièvre. Je me jetai alors sur mon lit, mais ce fut en vain que je cherchai tous les moyens de me livrer au sommeil ; que je restai sans permettre à un de mes membres de changer de place, et dans un état d’immobilité aussi complète qu’un corps privé de vie ; que je cherchai à bannir toutes les pensées qui pouvaient troubler mon repos, ou à me distraire, soit en récitant quelques vers de mémoire, soit en m’occupant de quelque problème de mathématiques : mes inquiétudes délirantes enflammaient mon sang, qui circulait dans mes veines comme un torrent de feu, et, se précipitant avec violence vers mes artères, leur donnait un mouvement lourd et régulier qui avait quelque chose de douloureux.

Je me levai, j’ouvris la fenêtre, et j’y restai quelques instants : l’influence de l’air, la beauté du clair de lune, et le calme de la nuit, rafraîchirent un peu mes sens et calmèrent mon agitation. Je me jetai de nouveau sur mon lit, non le cœur plus léger, mais du moins plus disposé à la résignation ; bientôt le sommeil s’empara de moi, mais ce sommeil des sens laissait mon âme en proie au sentiment douloureux de ma situation, et il fut troublé par des rêves pénibles, épouvantables même.

Il en est un entre autres, aussi bizarre qu’affreux, qui est encore présent à ma mémoire. Il me semblait que Diana et moi nous étions au pouvoir de la femme de Mac-Gregor et sur le point d’être précipités du sommet d’un rocher dans le lac, le signal devait être un coup de canon, tiré par sir Frédéric Vernon qui, revêtu des habits de cardinal, présidait à la cérémonie. Je ne saurais dire combien fut vive et profonde l’impression que me fit éprouver cette scène imaginaire. En ce moment encore je pourrais peindre la muette et courageuse résignation qu’exprimaient les traits de Diana ; les figures hideuses et barbares de nos bourreaux réunis en foule autour de nous, grimaçant de cent façons plus effroyables les unes que les autres ; enfin, le fanatisme rigide et inflexible gravé sur la physionomie du père : je le vis allumer la mèche fatale ; j’entendis l’explosion, signal funeste de destruction, répété plusieurs fois par les échos des sommets environnants. Frappé d’horreur, je me réveillai pour passer de mes terreurs imaginaires à des craintes trop réelles.

Les sons qui m’avaient effrayé en rêve n’étaient pas purement imaginaires. Ils frappèrent de nouveau mes oreilles ; mais il s’écoula deux ou trois minutes avant que je pusse recueillir mes sens, et comprendre qu’ils provenaient de grands coups qu’on frappait à la porte. Dans mon inquiétude, je sautai à bas du lit, je saisis mon épée, et me hâtai d’aller m’opposer à ce que la porte fût ouverte. Malheureusement je fus obligé de faire un circuit, la bibliothèque ne donnant pas sur la cour, mais sur les jardins. En arrivant sur l’escalier, dont les fenêtres donnaient sur la cour, j’entendis le vieux Syddall répondre d’une voix faible et intimidée à des gens du dehors, qui, d’un ton brusque et impérieux, demandaient l’entrée au nom du roi et en vertu d’un mandat du juge Standish, menaçant le vieux domestique de toute la sévérité des lois s’il n’obéissait à l’instant même. À mon grand déplaisir j’entendis en même temps la voix d’André qui commandait à Syddall de se retirer, et de lui laisser ouvrir la porte.

« S’ils viennent au nom du roi George, nous n’avons rien à craindre, car nous avons répandu pour lui notre sang et notre or. Nous n’avons pas besoin de nous cacher comme certaines gens, monsieur Syddall ; nous ne sommes ni des jacobites, ni des papistes, j’espère. »

C’était en vain que je descendais en toute hâte ; j’entendis l’officieux drôle tirer les uns après les autres les verrous de la porte, tout en vantant sa fidélité et celle de son maître envers le roi George, et je vis aussitôt que j’arriverais trop tard pour m’opposer à l’entrée de ceux qui se présentaient. Dévouant intérieurement les épaules d’André au bâton sitôt que j’aurais le temps de récompenser ses bons offices, je courus à la bibliothèque, en barricadai la porte du mieux que je pus, et me hâtai d’aller frapper à celle par laquelle Diana et son père s’étaient retirés, en les suppliant de me laisser entrer sur-le-champ. Ce fut Diana elle-même qui m’ouvrit ; elle était habillée, et rien en elle n’annonçait la crainte ou l’émotion.

« Le danger nous est si familier, me dit-elle, qu’il nous trouve toujours prêts à lui faire face. Mon père est déjà levé ; il est dans l’appartement de Rashleigh. Nous fuirons par le jardin, et de là par la porte de derrière, dont Syddall m’a donné la clef : à tout événement nous gagnerons le bois. J’en connais les détours mieux que qui que ce soit. Tachez de les arrêter quelques moments ; et, encore une fois, trop cher Frank, adieu ! »

Elle disparut comme un météore, et je rentrai dans la bibliothèque. On frappait violemment à la porte, que l’on semblait vouloir enfoncer.

« Brigands ! voleurs que vous êtes ! » m’écriai-]e, affectant de me tromper sur la cause qui les amenait, « si vous ne vous retirez à l’instant même, je ferai feu sur vous de ma carabine à travers la porte.

« Il ne s’agit pas ici de faire feu ! s’écria André ; c’est M. le clerc Jobson qui vient avec un mandat légal.

— Pour chercher, saisir et appréhender au corps, » dit la voix de cet exécrable procureur, « certaines personnes désignées dans mon mandat, accusées de haute trahison, aux termes du troisième article de la loi rendue par le roi Guillaume dans la treizième année de son règne. »

Lorsqu’il eut cessé de parler, les efforts pour enfoncer la porte recommencèrent avec une nouvelle violence.

« Je me lève, messieurs, » dis-je afin de gagner du temps. « Pas de voies de fait, s’il vous plait ; laissez-moi examiner votre mandat, et, s’il est en forme et légal, je ne m’opposerai pas à son exécution.

— Vive le grand roi George, notre roi ! s’écria André ; je vous ai bien dit que vous ne trouveriez pas ici de jacobites. »

Après avoir traîné le temps en longueur autant qu’il m’avait été possible, je fus enfin obligé d’ouvrir la porte, de peur qu’elle ne cédât.

M. Jobson entra suivi de plusieurs estafiers, parmi lesquels je reconnus le jeune Wingfield, auquel sans doute il avait l’obligation de la dénonciation. Il produisit son mandat, décerné non seulement contre Frédéric Vernon, mais aussi contre la personne de Diana Vernon, fille mineure, et celle de Francis Osbaldistone, accusé d’être leur fauteur et complice. Dans un cas semblable, la résistance eût été une folie : après avoir encore cherché à gagner quelques minutes, je me rendis donc prisonnier.

J’eus la mortification de voir Jobson se diriger vers la chambre de miss Vernon, et de là pénétrer sans hésitation dans celle où sir Frédéric avait couché. « Les lièvres sont dénichés, » dit-il en entrant ; « mais le gîte est encore chaud, et les limiers ne peuvent tarder à les atteindre. »

Un cri parti du jardin m’annonça que sa prophétie ne se réalisait que trop bien. Au bout de quelques minutes, Rashleigh entra dans la bibliothèque, traînant sir Frédéric Vernon et sa fille, qu’il avait faits prisonniers.

« Le renard, dit-il, connaissait son ancien terrier ; mais il oubliait que le prudent chasseur était là pour en garder l’entrée. Je n’avais pas oublié la porte du jardin, sir Frédéric, ou, si ce titre vous plaît mieux, très-illustre lord Beauchamp.

— Rashleigh, s’écria sir Frédéric, tu es le plus abominable des scélérats !

— Je méritais ce nom, sire chevalier, ou milord, quand, égaré par les conseils d’un maître perfide, j’essayais d’allumer la guerre civile dans ma paisible patrie. Mais j’ai fait ce que j’ai pu pour réparer mes erreurs, » ajouta-t-il en élevant ses regards vers le ciel.

Je ne pus me contenir plus long-temps, malgré ma résolution de garder le silence : il fallait parler ou étouffer. « Ce que l’enfer, dis-je, peut produire de plus hideux, ce sont les traits de la scélératesse qui se couvre du voile de l’hypocrisie.

— Oh, oh ! mon gentil cousin, » dit Rashleigh en s’approchant avec une lumière et en m’examinant des pieds à la tête, « vous êtes le bienvenu à Osbaldistone. Je vous pardonne votre humeur. Il est dur de perdre en un jour un domaine et une maîtresse ; car nous allons prendre possession de ce château au nom de l’héritier légitime, sir Rashleigh Osbaldistone.

Pendant que Rashleigh parlait de ce ton ironique, je voyais combien il faisait d’efforts pour déguiser la colère et la honte qui l’agitaient. Mais son agitation devint encore plus évidente quand Diana Vernon lui dit :

« Rashleigh, j’ai pitié de vous ! Oui, quelque soit le mal que vous avez cherché et que vous avez enfin réussi à me faire, je ne puis vous haïr autant que je vous méprise. Ce que vous venez de faire est peut-être l’ouvrage d’une heure ; mais cette heure vous fournira un sujet de réflexions pendant toute votre vie… De quelle nature seront-elles ? c’est ce que votre conscience vous apprendra ; car vous n’étoufferez pas éternellement sa voix. »

Rashleigh fit deux ou trois tours dans la chambre, s’approcha d’une table sur laquelle j’avais laissé une bouteille de vin, et s’en versa un grand verre d’une main tremblante : mais quand il vit que nous remarquions son agitation, il s’en rendit maître par un violent effort, et, nous regardant avec un grand calme, il porta le verre à sa bouche sans en répandre une seule goutte :

« C’est le vieux bourgogne de mon père, dit-il à Jobson ; je suis bien aise qu’il en reste encore. Vous aurez soin de placer ici des gens sûrs pour garder la maison, et de mettre à la porte ce vieux radoteur et cette espèce d’imbécile écossais (désignant Syddall et André) ; puis, nous conduirons ces trois personnes en lieu de sûreté, » ajouta-t-il en se tournant vers nous. « J’ai fait préparer le vieux carrosse de famille pour ce voyage, quoique je n’ignore pas que cette jeune dame pourrait braver l’air de la nuit à pied ou à cheval, si cette excursion était de son goût. »

André se tordait les mains. « J’ai seulement dit, s’écria-t-il, que mon maître parlait sûrement à un revenant dans la bibliothèque. Ce coquin de Lancy ! trahir un vieil ami avec lequel il a chanté pendant vingt ans les mêmes psaumes dans le même livre ! »

On le chassa de la maison ainsi que Syddall, sans lui laisser le temps d’achever ses lamentations. Son expulsion, toutefois, eut de singulières conséquences. Ayant résolu, comme il me le dit ensuite, d’aller passer le reste de la nuit chez une vieille femme, appelée la mère Simpson, qui, en faveur de leur ancienne connaissance, ne pouvait refuser de lui donner un gîte, il venait de sortir de l’avenue et entrait dans un endroit appelé le Vieux-Bois, quoiqu’il servît de pâturage, lorsque tout à coup il se trouva au milieu d’un troupeau de bœufs qui paraissait devoir y passer la nuit. Il en fut peu surpris, car il savait que la coutume de ses compatriotes, en conduisant leurs bestiaux, était de se retirer à nuit close dans les meilleurs pâturages et d’en partir avant l’aurore, afin d’éviter de payer leur gîte. Mais il fut aussi effrayé qu’étonné quand un montagnard, s’élançant sur lui, l’accusa de déranger son troupeau, et refusa de le laisser passer qu’il n’eût parlé à son maître. Le montagnard conduisit André dans un taillis où se trouvaient trois ou quatre autres de ses compatriotes. « Et je vis tout de suite, dit André, qu’ils étaient trop nombreux pour conduire un troupeau de bœufs ; et par les questions qu’ils me firent, je jugeai qu’ils avaient d’autres affaires en tête. »

Ils l’interrogèrent en détail sur tout ce qui s’était passé au château d’Osbaldistone, et parurent écouter avec surprise et intérêt le récit des événements qui venaient d’y avoir lieu.

« Et ma foi, » disait André en me faisant ce récit, « je leur dis tout ce que je savais ; car de ma vie je n’ai refusé de répondre en présence de pistolets et de poignards. »

Ils se parlèrent bas entre eux, et enfin réunirent leurs bœufs, qu’ils dirigèrent vers l’entrée de l’avenue : elle pouvait avoir un demi-mille de longueur. Là ils se mirent à transporter des arbres qui avaient été abattus dans le voisinage, et à en faire une sorte de barricade en travers de la route, à quinze pas environ de l’avenue. Le jour commençait à paraître, et la pâle lueur qui venait de l’orient, se mêlant aux derniers rayons de la lune, éclairait assez distinctement les objets. Le bruit sourd d’une voiture à quatre chevaux, escortée par six cavaliers, qui roulait dans l’avenue, se fit entendre. Les montagnards écoutèrent attentivement. La voiture contenait Jobson et ses malheureux prisonniers ; l’escorte était composée de Rashleigh et de plusieurs officiers de paix à cheval. À peine eûmes-nous passé la grille de l’avenue, qu’elle fut fermée derrière la cavalcade par un montagnard posté là à dessein. Tout aussitôt après, la marche de la voiture fut arrêtée par les bestiaux au milieu desquels il lui fallait passer, et par la barricade. Deux des hommes de l’escorte mirent pied à terre pour débarrasser le chemin des arbres qui l’obstruaient, et qu’ils pouvaient croire y avoir été laissés accidentellement ; les autres se mirent en devoir de fouetter les bœufs pour les éloigner de la route.

« Qui ose frapper nos bêtes ? » dit une voix forte ; « feu sur lui, Angus ! »

Rashleigh s’écria au même instant : « C’est un coup monté ! » et il blessa d’un coup de pistolet celui qui avait parlé.

« Claymore[1]  ! » s’écria le chef des montagnards, et le combat s’engagea sur-le-champ. Surpris par une attaque si soudaine, les officiers de justice, qui généralement ne sont pas pourvus d’une grande intrépidité, firent une assez pitoyable défense eu égard à leur nombre. Quelques-uns voulurent retourner au château ; mais un coup de feu parti de derrière la grille leur fit penser qu’ils étaient cernés, et ils se dispersèrent dans toutes les directions. Rashleigh était descendu de cheval, et soutenait corps à corps un combat désespéré contre le chef des montagnards. Assis près d’une portière de la voiture, je les suivais des yeux. Enfin Rashleigh tomba.

« Demandez-vous pardon, pour l’amour de Dieu, du roi Jacques et de notre ancienne amitié ? » dit une voix que je reconnus très bien.

« Non, jamais ! » répondit Rashleigh avec fermeté.

« Eh bien, meurs donc, traître ! » dit Mac-Gregor ; et il lui plongea son épée dans le corps.

Le moment d’après, il était à la portière de la voiture ; il donna la main à miss Vernon, aida son père et moi à en sortir, et, en arrachant Jobson, il le précipita sous les roues.

« Monsieur Osbaldistone, » me dit-il tout bas, « vous n’avez rien à craindre, vous ; mais il faut que je songe à ceux qui sont en danger. Tranquillisez-vous sur le sort de vos amis. Adieu ! N’oubliez pas Mac-Gregor.

Il donna un coup de sifflet, et sa troupe se rassembla autour de lui ; bientôt je les vis s’enfoncer dans la forêt : Diana et sir Frédéric marchaient au milieu de la troupe. Le cocher et le postillon avaient abandonné leurs chevaux, et s’étaient enfuis au premier coup de pistolet ; mais ces animaux, arrêtés par la barricade, étaient restés parfaitement tranquilles, fort heureusement pour Jobson, qui, au moindre mouvement de la voiture, eût été écrasé sous les roues. Mon premier soin fut d’aller à son secours ; car ce drôle était tellement terrifié, qu’il lui eût été impossible de se relever sans aide. Je lui recommandai de faire attention que je n’avais eu aucune part à la délivrance des prisonniers, que je n’en profitais même pas pour m’échapper, et je lui conseillai de retourner au château afin de faire venir quelques-uns de ses gens qu’il y avait laissés, pour nous aider à donner du secours aux blessés. Mais l’effroi avait tellement paralysé toutes ses facultés, qu’il lui était impossible de faire un mouvement. Je résolus donc d’y aller moi-même. À quelques pas de là, je trébuchai contre un corps que je pris pour un cadavre ou pour un blessé : ce n’était pourtant qu’André Fairservice, aussi dispos, aussi bien portant qu’il eût jamais été de sa vie ; il avait jugé à-propos de prendre cette posture pour éviter les balles qui, un moment auparavant, sifflaient de divers côtés. Je fus si aise de le trouver en ce moment, que je ne pensai même pas à lui demander par quel hasard il avait été amené en cet endroit, et je lui ordonnai de me suivre.

Rashleigh fut le premier dont je m’occupai. En approchant de lui, je l’entendis pousser un gémissement que la rage sans doute, plutôt que la douleur, lui avait arraché, et il ferma les yeux comme si, semblable à Iago, il eût résolu de ne pas prononcer une parole. Nous le transportâmes dans la voiture, et rendîmes le même service à un autre homme de l’escorte étendu blessé sur le champ de bataille. Je fis comprendre à Jobson, non sans peine, qu’il fallait qu’il montât aussi dans la voiture pour soutenir Rashleigh pendant la route. Il obéit, mais comme s’il n’eût conçu qu’à moitié ce que je venais de lui dire. André et moi, après avoir ouvert la porte de l’avenue, et fait tourner les chevaux, nous conduisîmes lentement la voiture jusqu’à Osbaldistone-Hall.

Quelques-uns des fuyards y étaient déjà arrivés par différents détours, et avaient répandu l’alarme parmi ceux qui y étaient restés en annonçant que sir Rashleigh, le procureur Jobson et toute leur escorte, excepté eux qui en apportaient la nouvelle, avaient été taillés en pièces par un régiment de féroces montagnards. Aussi, quand nous y arrivâmes, entendîmes-nous un bourdonnement semblable à celui des abeilles alarmées qui se préparent à défendre leur demeure. M. Jobson, qui commençait à reprendre ses sens, trouva pourtant assez de voix pour se faire reconnaître. Il était d’autant plus empressé de sortir de la voiture qu’un de ses compagnons, officier de justice, venait, à son inexprimable terreur, d’expirer à ses côtés en poussant un gémissement épouvantable.

Sir Rashleigh Osbaldistone vivait encore, mais la blessure qu’il avait reçue était si terrible, qu’à proprement parler le fond de la voiture était rempli de son sang, et qu’on en put suivre la trace depuis le péristyle jusqu’à la salle à manger où on le plaça sur une chaise : quelques-uns s’efforçaient d’arrêter le sang avec des bandages ; les autres criaient qu’il fallait appeler un chirurgien, et personne ne s’empressait de l’aller chercher.

« Ne me tourmentez pas, dit le blessé ; je sens que tout secours est inutile. Je suis un homme mort. » Il se redressa sur sa chaise, quoique la pâleur et la sueur de la mort fussent déjà répandues sur sa figure, et avec une fermeté qui semblait au-dessus de ses forces : « Cousin Francis, me dit-il, approchez-vous. » Je m’approchai. « Je ne veux que vous dire que les angoisses de la mort ne changent rien à mes sentiments pour vous. Je vous hais, » poursuivit-il avec une expression de rage qui donnait un affreux éclat à ses yeux prêts à se fermer pour jamais ; « je vous hais en ce moment où mon sang coule et où je vais expirer devant vous, avec la même violence que si, après vous avoir terrassé, je mettais le pied sur votre poitrine.

— Je ne vous ai donné aucun sujet de me tant haïr, monsieur, et je désirerais pour vous que vous fussiez en ce moment dans une autre disposition d’esprit.

— Vous ne m’en avez pas donné sujet, vous que sans cesse j’ai trouvé sur mon chemin ! vous qui avez détruit toutes mes espérances, en amour, en intérêt, en ambition ! J’étais né pour être l’honneur de la maison de mon père, et, grâce à vous, j’en ai été l’opprobre ! Mon patrimoine est devenu le vôtre ; jouissez-en, et puisse la malédiction d’un homme mourant s’y attacher ! »

Un moment après avoir proféré cette affreuse imprécation, il retomba sur son siège : ses yeux devinrent fixes, ses membres se raidirent, mais l’expression convulsive d’une haine mortelle survécut à son dernier soupir.

Je ne m’arrêterai pas plus long-temps sur cet horrible tableau, et me bornerai à dire que la mort de Rashleigh assura mes droits à une succession que personne ne pouvait me contester. Jobson lui-même fut obligé de convenir que la ridicule accusation de haute trahison avait été portée contre moi sur un affidavit (attestation sous serment) que lui, Jobson, avait faite dans le seul but de favoriser les vues de Rashleigh en m’éloignant d’Osbaldistone-Hall. Le nom de ce fripon fut rayé de la liste des procureurs, et il mourut dans la pauvreté et le mépris.

Après avoir mis mes affaires en ordre, je retournai à Londres, heureux de quitter un séjour qui me rappelait tant et de si pénibles souvenirs. J’étais extrêmement inquiet du sort de Diana et de son père. Un Français qui vint à Londres pour des affaires de commerce m’apporta une lettre de miss Vernon qui me tranquillisa beaucoup en m’apprenant qu’ils étaient en sûreté.

Elle me disait dans cette lettre que ce n’était pas par l’effet du hasard que nous avions si à propos rencontré Mac-Gregor et sa troupe. Ceux des nobles écossais qui avaient pris part à l’insurrection désiraient vivement favoriser la fuite de sir Frédéric Vernon, qui, en qualité d’agent de confiance de la maison de Stuart, avait entre les mains des papiers qui pouvaient compromettre la moitié des grandes familles du pays. Rob-Roy, de la sagacité et du courage duquel ils avaient eu si souvent des preuves, fut choisi pour l’aider dans sa fuite, et le rendez-vous assigné à Osbaldistone-Hall. Vous avez vu comment ce plan faillit être déconcerté par le malheureux Rashleigh : néanmoins il réussit ; car lorsque sir Frédéric et sa fille furent remis en liberté, ils trouvèrent des chevaux préparés pour eux ; et, grâce à la connaissance parfaite que Mac-Gregor avait du pays (car toutes les parties de l’Écosse et du nord de l’Angleterre lui étaient également familières), ils arrivèrent à la côte occidentale, d’où ils s’embarquèrent sans accident pour la France. Le Français qui m’avait apporté cette lettre m’apprit aussi que sir Frédéric Vernon était atteint d’une maladie de langueur, suites des fatigues et des privations de tous genres qu’il avait dernièrement éprouvées, et qu’on désespérait de sa vie qui pouvait peut-être se prolonger encore quelques mois. Sa fille était dans un couvent, et l’on disait que, quoiqu’il désirât qu’elle y prît le voile, son père l’avait cependant laissée entièrement maîtresse de ses volontés.

Ces nouvelles me décidèrent à avouer franchement à mon père les sentiments et les désirs de mon cœur ; il parut d’abord un peu effrayé de l’idée de me voir épouser une catholique romaine ; mais il désirait vivement me voir établi, et il sentait qu’en m’adonnant tout entier aux affaires du commerce, comme je l’avais fait depuis quelque temps, je lui avais sacrifié mes propres inclinations. Après avoir hésité, après m’avoir adressé des questions auxquelles je répondis d’une manière qui parut le satisfaire, il finit par me dire : « Je n’aurais jamais pensé que mon fils dût devenir seigneur d’Osbaldistone, bien moins encore qu’il allât chercher une femme dans un couvent de France : mais une fille aussi soumise sera bonne épouse. Vous vous êtes occupé du commerce pour vous conformer à mes goûts, Frank ; il est bien juste que vous suiviez le vôtre en vous mariant. »

Je n’ai pas besoin de vous dire, Tresham, avec quel empressement je partis pour la France, et de quelle manière mes vœux furent accueillis ; vous savez aussi combien d’années de bonheur je dus à Diana ; vous savez combien je l’ai pleurée ; mais ce que vous ne savez pas, ce que vous ne pouvez savoir, c’est à quel point elle méritait les regrets de son époux.

Il ne me reste plus d’aventures romanesques à vous raconter : je n’ai plus même rien à vous apprendre, puisque les derniers événements de ma vie sont si bien connus de celui qui a partagé avec tout l’intérêt de la plus tendre amitié les peines et les plaisirs dont elle a été semée. J’ai été encore plusieurs fois en Écosse, mais je n’ai jamais revu l’intrépide montagnard qui a eu tant d’influence sur la première partie de ma destinée. J’ai appris de temps en temps qu’il continuait à se maintenir au milieu des montagnes du Loch-Lomond, malgré ses nombreux ennemis ; qu’il avait même obtenu en quelque sorte que le gouvernement fermât les yeux sur la manière dont il s’est érigé lui-même en protecteur de Lennox, et qu’il continuait de lever le black-mail avec autant de régularité qu’un propriétaire exige le paiement de ses revenus. On aurait cru impossible qu’il ne terminât pas ses jours d’une manière violente ; toutefois il mourut paisiblement et dans un âge avancé, vers l’année 1733. Son souvenir s’est conservé dans le pays qu’il habitait, comme celui de Robin-Hood, en Angleterre ; il fut la terreur du riche, l’ami du pauvre, et possédait des qualités de cœur et d’esprit qui auraient fait l’ornement d’une autre profession que celle à laquelle son destin semblait l’avoir condamné.

André Fairservice disait dans sa vieillesse qu’il y avait des choses qu’il ne fallait ni trop louer ni trop blâmer, entre autres Rob-Roy.


(Le manuscrit original se termine ici d’une manière un peu brusque. J’ai lieu de croire que ce qui suit a rapport à des affaires particulières.)





  1. Claymore, épée que portent les montagnards écossais. Cette exclamation équivaut à notre cri Aux armes ! a. m.