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Rouletabille chez les bohémiens/06/III

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III

Ce qu’il me faut, dis-tu, c’est de la mandragore,

Pour abréger ce temps dont l’ennui me dévore…

shakespeare

Les bohémiens venaient de dresser leur camp aux environs de Temesvar-Pesth… C’était le soir, des nuages noirs s’avançaient par montagnes dans le ciel, la sombre forêt oscillait jusqu’à la base. Jamais Odette n’avait été aussi triste, aussi désespérée. Le front collé à la vitre de sa petite cabane roulante, quelles rêveries dormaient en elle ?… Qui fait murmurer ainsi la forêt de sapins ?… Pourquoi ce grand frémissement de la nature, si ce n’est point pour la plaindre ?…

Depuis tant de jours, tant de jours, elle est emportée vers un destin obscur !… Depuis tant de jours on la retient prisonnière !

Échappera-t-elle jamais à cette horde qui l’entoure et qui s’augmente au fur et à mesure que l’on marche vers l’Orient ?… Échappera-t-elle jamais à la vieille Zina, dont les baisers lui font horreur maintenant… Ah ! vite un cheval !… Si elle pouvait voler un cheval !… Comme un griffon ailé, elle s’élancerait hors de la forêt ! sortirait de ce cauchemar, reverrait les frontières et les plaines d’or de sa Provence !…

Elle en a assez d’entendre la voix lugubre du vent dans les branches… et de voir tous ces visages maudits éclairés par les feux du soir… C’est à se boucher les yeux et les oreilles… Par moment, elle voudrait être morte !… Rouletabille n’est pas venu !… Jean lui-même l’a abandonnée !…

La porte de la roulotte s’ouvre… Qu’est-ce qui vient encore là ?… Qu’est-ce qu’elle veut encore la vieille Zina, cette sale petite vieille bonne femme de sorcière !… Elle apporte dans un pot ébréché une soupe fumante !… Qu’elle la garde ! Qu’elle la garde son abominable ratatouille !…

— Va-t’en, Zina !… Va-t’en ou je te bats ! Je ne veux pas manger !…

— Hélas ! pleure Zina, voilà deux jours que tu n’as rien pris !

— C’est de ta faute, vieille chouette déplumée !… Tu me fais une cuisine de charretier !… Va porter ton chef-d’œuvre aux hommes qui suivent les tombereaux sur les routes !… Tiens !… Suco en fera son régal !…

— Ma reine ! ma queyra ! Je te ferai ce que tu voudras !… qu’est-ce que tu voudrais manger ?… Veux-tu un bol de lait frais ?…

— Ton lait est sale !… ton lait est noir comme tes mains crochues !… Tu entends, maudite !… Je ne mangerai que de la cuisine que tu sais faire !… car tu sais faire une très bonne certaine cuisine !… quand tu veux !…

— Parle, petit cadeau de Dieu !…

— Eh bien ! prépare-moi ta vraie cuisine de sabbat, une cuisine aux herbes comme tu sais en trouver, sale petite bonne femme de sorcière !… des herbes qui font oublier !… qui endorment pour toujours !…

— Tu me feras mourir !…

— Crève donc !…

Et elle éclata en sanglots rageurs en se jetant sur son grabat garni de dentelles… Zina éperdue, voulut s’approcher, mal lui en prit. Elle reçut une ruade solide qui l’envoya rouler au bas de la cabane, elle, son pot et sa ratatouille…

À peu près à la même heure, un jeune homme habillé d’un complet à carreaux et coiffé d’une casquette s’arrêtait devant une maison de Temesvar-Pesth, dont la porte à claire-voie était surmontée d’un drapeau ; cette porte était gardée par un agent de la force publique qui refusa de laisser pénétrer le jeune homme. Il en résulta une discussion d’abord, une bousculade ensuite ; le jeune homme passa, le garde cria et tous deux arrivèrent en même temps dans une petite salle malodorante où derrière une table était assis un officier…

L’officier, stupéfait, se leva :

-Que signifie, monsieur ?…

— Monsieur, je suis Joseph Rouletabille !

— Vous seriez le pape que je ne vous laisserais pas entrer chez moi avec ce sans-gêne !…

— Oh ! je sais bien que le pape ne se le permettrait pas, monsieur. Mais moi, je ne suis pas le pape… Je vous ai déjà dit que je suis Joseph Rouletabille… et j’entre comme je peux !…

— Rouletabille ?… Connais pas !…

— Vous êtes le seul, monsieur !…

— Enfin, monsieur, que voulez-vous ?

— J’ai besoin de votre intervention pour délivrer une jeune fille !… Et comme c’est assez pressé, vous m’excuserez si…

— Vous êtes excusé !… Qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ?…

— Une histoire de bohémiens !…

— Ah ! ah ! fit l’officier se rasseyant… Une histoire de bohémiens, c’est grave !…

— C’est grave pour la jeune fille qu’ils ont enlevée, monsieur, mais ça n’est pas grave pour vous qui n’avez qu’un mot à dire, un geste à faire… Vous avez sans doute entendu parler de l’enlèvement, par une bande de cigains, de Mlle de Lavardens ?… Tous les journaux ont raconté l’événement…

— Oui, monsieur, je suis en effet au courant… Il paraît même que ces cigains ont retrouvé en Mlle de Lavardens une petite princesse qu’on leur avait enlevée, alors qu’elle était encore en bas âge !…

— Hein, fit Rouletabille, légèrement suffoqué… Vous dites qu’on la leur avait enlevée ?

— Mon Dieu ! il semble bien que c’est ainsi que la chose se présente… j’ai eu dernièrement, à ce propos, une conversation avec le consul de Transbalkanie, car l’événement a fait beaucoup de bruit, en effet, dans ces régions à cause de notre voisinage avec le patriarcat, et il m’a expliqué que cette demoiselle était une demoiselle cigaine et princesse… et, qui mieux est, destinée, un de ces jours, à être proclamée reine des romanés… Je ne me trompe pas.

— Monsieur !… gronda Rouletabille, qui avait quelque peine à retenir son indignation… monsieur !… est-ce que le consul de Transbalkanie vous a dit que cette petite princesse avait été enlevée par son père ?…

— Oui, monsieur !…

— Et vous appelez cela un enlèvement ?…

— Moi, monsieur, je vous dirai que je m’en moque !… C’est le consul de Transbalkanie qui appelle ça un « enlèvement » et il paraît qu’il a le droit « pour lui ! »…

— Ah ! par exemple !…

— Il m’a montré des textes qui établissent qu’une princesse cigaine reste toujours cigaine, quoi qu’il arrive, et que si elle est née dans le patriarcat, elle n’en peut sortir sans l’autorisation du patriarche !…

— D’où il résulte ?…

— D’où il résulte que M. de Lavardens avait bien mal reconnu l’hospitalité qui lui avait été accordée à Sever-Turn…

— En volant une princesse cigaine ! éclata Rouletabille ! C’est M. de Lavardens le voleur !…

— Voilà un bien gros mot, monsieur !…

— Et les bohémiens, en enlevant à leur tour Mlle de Lavardens, n’ont fait que rentrer dans leur bien ?… dites-le !…

— Je le dis, monsieur, parce que vous m’en priez et aussi parce que je le pense !…

— Et vous refusez d’intervenir ?…

— Monsieur, je vous en prie, ne me rendez responsable de rien ! J’ai des ordres formels… Nous devons éviter tout conflit avec le patriarcat de Transbalkanie !…

— Mais, monsieur, ceci est abominable !

— Non, monsieur, c’est de la politique !

Et l’officier se leva, indiquant à Rouletabille que l’entretien était terminé.

Alors Rouletabille éclata de rire ! Il fallait du reste qu’il éclatât de quelque façon, sans quoi il aurait étouffé.

— Eh bien, monsieur, vous ne m’épatez pas !… Ce n’est pas la première fois que je demande à l’autorité d’intervenir !… Tenez, à New-Wachter, ces cigains qui emmenaient Mlle de Lavardens m’ont assassiné mon domestique… Il faut vous dire que mon domestique était aussi un pur cigain… j’ai voulu faire remuer ces messieurs de la municipalité, qu’ils donnassent des ordres pour qu’on arrêtât et interrogeât les bandes qui traversent le pays ! Savez-vous ce que l’on m’a répondu ?… « Arrêter les bandes qui traversent le pays ! Mais nous leur donnerions plutôt une prime pour qu’elles s’en aillent plus vite !… Quant à votre domestique qu’ils ont mis si mal en point, querelle de bohémiens ! Ça ne nous regarde pas !… » Et vous me répondez à votre tour : « Mlle de Lavardens ? Affaire de bohémiens, ça ne nous regarde pas !… » Ah ! les bohémiens auraient vraiment tort de se gêner, monsieur !… Ils sont les vrais rois de la terre !… C’est bon, monsieur, je me passerai de vous !… Je me passerai de tout le monde !… J’agirai seul !…