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Rouletabille chez les bohémiens/06/IV

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IV. — Ne t’en fais pas (Sagesse des nations)

Arrivé quelques jours avant les bohémiens, selon le nouveau plan de Rouletabille, qui consistait non plus à les suivre, mais à les précéder, nos trois jeunes gens avaient employé leur temps à bien repérer le pays. Dans ces contrées où les caravanes cigaines qui vont à Sever-Turn, ou qui en reviennent, s’arrêtent toujours avant l’étape finale, les autorités locales avaient depuis longtemps désigné les endroits, assez éloignés des centres urbains, où les nomades pouvaient établir leur camp, arrêter leurs roulottes ou dresser leurs tentes.

Dans ces conditions, il avait été facile à Rouletabille, à Jean et à Hubert d’étudier le terrain dans ses moindres replis et d’imaginer à l’avance le parti qu’ils pourraient en tirer.

L’association tenait toujours, mais, plus le moment critique approchait, plus il semblait qu’une méfiance commune planât sur la petite communauté. Jean trouvait même dans la conduite de Rouletabille des points obscurs qui ne laissaient pas de l’inquiéter. Pourquoi, par exemple, s’était-il obstiné tout d’abord à vouloir qu’ils agissent seuls, sans le secours que pouvaient leur apporter les autorités locales ? Pourquoi partageait-il, là-dessus, l’avis d’Hubert, qui, lui, avait des raisons que tous les deux connaissaient pour désirer mêler le moins de monde possible à une aventure dont il comptait bien être finalement le seul bénéficiaire, soit par la ruse, soit par la force ?

Rouletabille avait bien fourni à Jean quelques arguments basés sur l’indifférence des autorités ou sur leur répugnance à intervenir dans les affaires particulières des nomades… mais Jean ne les avait pas trouvés péremptoires…

Aussi, avait-il insisté :

« Tu représentes l’un des premiers journaux du monde, tu es Rouletabille, tu es une force connue avec laquelle chacun doit compter. Dans une affaire aussi retentissante, on doit t’écouter ! Dans tous les cas, il est inadmissible qu’armé du pouvoir tout-puissant de la presse, tu n’essaies rien de ce côté ! Si nous échouons tout seuls, tu prends là une grosse responsabilité !

— C’est bien ! avait fini par répondre Rouletabille, j’irai trouver les autorités puisque tu le veux !… mais alors il était inutile de dissimuler ici notre personnalité : on saura que je suis là. Tu penses que les cigains, surtout en ce moment, ont des intelligences dans la place ; je suis visé, et tu sais comment !… Ils seront avertis tout de suite !…

— N’en parlons plus !… Je comprends maintenant !… Tu as raison d’être prudent !…

— Ah ça ! releva Rouletabille, outré, penses-tu que c’est pour moi que je suis prudent ?… Penses-tu que j’aie peur ?…

— Calme-toi, Rouletabille, je n’ai pas dit ça !…

— Mais tu l’as peut-être pensé !… Enfer et mastic !… Tu l’auras, ta démarche !…

Et voici dans quelles conditions Rouletabille s’était présenté au chef de la police de Temesvar… et cela dans son costume traditionnel, qui était comme son uniforme à lui, tout cela pour prouver qu’il n’avait pas peur !…

Au fond, il n’attendait rien de bon de cette démarche, et nous savons maintenant qu’à ce point de vue il avait été servi !… Il n’avait voulu la tenter cependant qu’après l’arrivée des bohémiens et leur installation et après s’être assuré qu’Odette était bien là, avec sa Zina, Andréa et Callista, et toute la bande qui était comme son cortège royal. Maintenant, il ne fallait laisser à personne le temps de les prévenir !… Maintenant il fallait agir vite et la nuit même !… Le lendemain matin, il serait peut-être trop tard : les bohémiens auraient appris ce qui s’était passé chez l’officier de police et auraient pris leurs précautions.

En quittant Temesvar-Pesth (qu’il ne faut pas confondre avec la ville forte de Temesvar, sur la rive droite de la Bega ; Temesvar-Pesth est une vieille petite cité, sur un plateau qui domine le Danube, en vue des Portes de Fer ; c’est près de là que se trouve le défilé qui, traversant les Alpes de Transylvanie, entre la Serbie et la Roumanie, conduit aux premiers contreforts des Balkans, derrière lesquels se trouvent Sever-Turn et le patriarcat de Transbalkanie), en quittant donc Temesvar-Pesth, il lança son cheval au galop à travers la puzta, dans la direction de l’auberge où les trois jeunes gens avaient établi leur quartier général. C’était l’auberge même où, lors de son récent voyage, Hubert s’était arrêté avec le cigain qui arrivait de Sever-Turn et qui lui avait parlé, pour la première fois, de « la Queyra »…

Dans ce moment, Jean donnait un dernier coup d’œil aux deux chevaux qui étaient attachés à la porte de la salle commune… Les trois alliés avaient acheté trois belles petites bêtes sauvages, nerveuses, capables de fournir un long effort, et rapides comme le vent. Ils avaient préféré cela à l’achat d’une auto dans un pays où les routes sont rares, mal entretenues, d’autant qu’ils auraient peut-être à agir dans les Balkans tout proches où ils se seraient trouvés en panne dès le premier obstacle. Enfin, avec cette combinaison, ils pouvaient, selon les minutes du moment, « travailler » ensemble ou se séparer pour se réunir ensuite au mieux des intérêts de tous.

Après avoir constaté que les bêtes avaient leur ration, Jean pénétra dans la salle commune qui était vide. Presque aussitôt, une porte donnant sur un escalier s’ouvrit et un homme entra que Jean ne reconnut pas tout d’abord… et qu’il prit pour un cigain…

De fait, il était à peu près habillé comme Andréa avec des armes à la ceinture et un large pantalon pris dans des bottes… son visage basané s’ornait d’une paire de moustaches noires énormes. C’était Hubert… Celui-ci se mit à rire :

— Eh bien, monsieur de Santierne, comment me trouvez-vous ?

— Parfaitement déguisé ! Quel est votre dessein ?

Hubert s’assit, alluma une cigarette, se croisa les jambes et dit :

— Je suis le seul de vous qui parle romané, le seul qui puisse approcher Odette ! Ils me croiront de la race !… Ayez confiance !

Jean était devenu très rouge à cet énoncé : « Je suis le seul d’entre vous qui puisse approcher Odette. » Il regarda férocement cet homme qui semblait le narguer et dit :

— Le malheur est que je n’ai aucune confiance en vous, monsieur de Lauriac !

— Vous avez tort ! releva l’autre sans se démonter… Évidemment, je travaille pour moi en voulant sauver Mlle Odette ; mais n’ayez crainte… je ne l’épouserai pas de force !… Et puis vous êtes deux au besoin pour m’en empêcher !… Faites donc… ou plutôt laissez-moi faire comme si vous aviez confiance en moi, monsieur de Santierne !…

— Je n’ai pas confiance en vous, reprit l’autre… et je vais vous dire pourquoi !… puisque aussi bien une explication est devenue nécessaire entre nous !…

— Ah ! vous savez ! moi, je ne suis pas pressé !… Nous aurions aussi bien pu l’avoir après !…

— Monsieur de Lauriac, vous voulez nous trahir !… mais vous n’y réussirez pas ! Je vous ai suivi l’autre nuit à Innsbruck !…

Hubert ne put s’empêcher d’avoir un mouvement… Cependant il se remit bientôt et se prit à sourire.

Jean continua :

— Je vous ai vu avec Mme de Meyrens !…

— Et puis après ? repartit l’autre en se retournant tout à fait du côté de Jean et en lui plantant son regard dans les yeux.

Mme de Meyrens est notre pire ennemie, à Rouletabille et à moi !…

— Ah ! par exemple ! voilà qui est curieux !… Je ne la croyais que l’ennemie de Rouletabille !

— Cela aurait dû vous suffire, monsieur, pour, dans les circonstances que nous traversons, ne pas courir au rendez-vous qu’elle vous fixait !

— Écoutez, monsieur de Santierne, reprit l’autre, de plus en plus calme… Je ne connaissais pas cette dame et je vous jure sur la tête de Mlle de Lavardens, qui m’est au moins aussi chère qu’à vous, que j’ignorais qu’elle fût à Innsbruck. Elle vous avait suivi, vous, depuis que vous aviez quitté la France, persuadée qu’elle retrouverait ainsi Rouletabille, qu’elle déteste en effet, à ce qu’elle m’a dit, et elle m’a demandé un rendez-vous par le truchement d’une lettre qui m’a bien surpris à Innsbruck !…

— Et alors ?… questionna Jean, troublé par l’accent de sincérité de son interlocuteur.

— Et alors, j’ai été naturellement curieux de savoir ce que cette inconnue avait à me dire !

— La conversation n’a pas dû être dénuée d’intérêt !… gouailla l’autre…

— Tout à fait intéressante, appuya Hubert avec un sourire féroce… Madame de Meyrens désirait tout simplement m’apprendre que, dans cette affaire, votre ami Rouletabille ne travaillait ni pour vous, ni, naturellement, pour moi !… Mais uniquement pour lui ! Il aime Odette !…

Jean pâlit.

— C’est un infâme mensonge ! lança-t-il, la voix rauque.

— C’est ce que je lui répondis ou à peu près !…

— J’en doute, monsieur, déclara Jean qui avait peine à maîtriser la colère qui commençait à galoper dans ses veines… j’en doute, car, si j’ai bonne mémoire, au cours de cette instruction qui avait bien des chances de vous être fatale si celui que vous accusez aujourd’hui n’avait démontré votre innocence, vous avez tenu des propos tels qu’ils eussent pu me faire douter de la bonne foi et de la sincère amitié de Rouletabille ! Heureusement que je connais son cœur depuis longtemps et que je le sais incapable d’une pareille trahison !…

— La situation exceptionnelle dans laquelle je me trouvais, répliqua Hubert, dont le sang-froid contrastait de plus en plus avec l’agitation de son interlocuteur, a pu me faire émettre des propos dont je n’ai pas mesuré la portée… j’étais votre victime à tous… et l’injustice qui pesait sur moi, surtout de votre fait, monsieur, me faisait tenir des discours qui, certainement, n’étaient pas destinés à vous être agréables ! Mais de là à accuser Rouletabille, il y avait un abîme !… Mais Mme de Meyrens, elle, l’accuse ! Vous avez voulu savoir ce qu’elle m’a dit. Je vous ai rapporté fidèlement ses paroles…

— Et vraiment, vous avez protesté…

— J’ai demandé des preuves !

— Et elle vous les a fournies ?…

— Parfaitement !…

— Vous en avez trop dit ou pas assez ! Je suis maintenant en droit de tout savoir… Quelles sont ces preuves ?

— Saviez-vous, monsieur, que Mlle de Lavardens, quelques jours avant le drame du Viei Castou Nou s’était rendue à Paris ?

— À Paris !… allons donc !… j’en aurais été le premier informé !… mais je savais qu’elle avait fait un voyage…

— Eh bien, elle était chez Rouletabille !…

— Chez Rouletabille !… Si Mme de Meyrens vous a réellement dit une chose pareille, Mme de Meyrens a menti !… Ah ! l’abominable femme ! s’exclama Jean qui suait à grosses gouttes et qui s’assit, car cette horrible histoire commençait à l’étourdir…

— Je me serais bien gardé de croire Mme de Meyrens sur parole, répliqua Hubert avec le plus cruel des sourires, mais elle m’a montré deux lettres de Mlle de Lavardens, l’une annonçant à Rouletabille son arrivée et le priant de ne vous en rien dire, l’autre lui faisant part, dès son retour chez son père, de la colère de celui-ci. Cette dernière épître se terminait par une phrase où Mlle de Lavardens émettait l’espoir du prochain retour des bonnes heures passées ensemble !…

Jean connaissait Odette, sa fierté, sa bonne foi enfantine. Ce qu’il entendait était si extraordinaire… si impossible qu’il se refusa de toutes ses forces à croire à une pareille ignominie. L’exagération même de l’accusation sauva momentanément le jeune homme d’un acte de démence ! C’était trop fort ! Mme de Meyrens était allée trop loin. Que M. de Lauriac, qui ne connaissait point Odette comme lui, s’y fût laissé prendre, possible !… mais lui !… Entre Mme de Meyrens et Odette, il n’hésita pas !… Il redevint calme subitement.

Ces lettres étaient des faux ! voilà, monsieur, ma seule réponse !… Et maintenant, j’aperçois Rouletabille… Qu’il ne soit plus question de cette effarante histoire !… Je ne ferai pas l’injure à mon ami de lui en parler… et puisque vous dites aimer, vous aussi, Mlle de Lavardens, oubliez ces infamies ! Il le faut, pour elle, pour son honneur, pour le nôtre, pour le vôtre, monsieur, si vous en avez encore un !…

— Monsieur !…

— Monsieur !…

Ils s’étaient dressés en face l’un de l’autre et se mesuraient du regard comme s’ils allaient se colleter !… Mais Rouletabille arriva pour les séparer… Il sauta de cheval et s’élança entre eux. Malgré son déguisement, il avait reconnu tout de suite Hubert.

— Messieurs ! que se passe-t-il ?

— Rien ! répliqua Jean, faisant un effort surhumain pour retrouver un peu de calme.

Certes ! il en avait besoin en face de Rouletabille !… surtout en face de Rouletabille !… car malgré sa chevaleresque et noble attitude Hubert venait de lui faire au cœur une blessure qui n’était pas près de se refermer…

— Il me semble que je suis arrivé à temps ! gronda le reporter. Vous savez qu’il est défendu de se battre en face de l’ennemi !

M. de Santierne trouvait mauvais, exprima Hubert d’une voix glacée, que je me sois déguisé en bohémien pour pénétrer dans le camp, parler à Mlle de Lavardens et faciliter ainsi son évasion !… Je parle couramment romané ! Je suis sûr de mon affaire !

— Oui, mais moi je ne suis pas sûr de vous !… jeta de nouveau Santierne.

— C’est la seconde fois que vous me le dites, monsieur !

— Jean ! s’écria Rouletabille, je t’en prie, silence ! Il y va du salut d’Odette ! Vous m’avez reconnu pour votre chef ! Je suis le seul qui commande et qui décide !… à votre choix !… Les autorités de Temesvar-Pesth ne veulent rien savoir !… Nous sommes réduits à nos propres moyens !… Dans ces conditions, je trouve que le plan de M. de Lauriac est parfait !… S’il ne s’était pas déguisé en bohémien, je l’en aurais prié !… Allez, monsieur !… et réussissez sans tarder !… Nous vous suivons !… Nous ne vous perdrons pas de vue !… Non que je doute de vous, mais, dans un moment où notre triple effort est nécessaire pour le salut d’une personne qui nous est chère à tous, il faut que nous soyons prêts à nous prêter une aide immédiate. Vous n’aurez qu’un appel à nous jeter et nous vous entendrons !… Maintenant, messieurs, en selle !

Ils montèrent tous trois à cheval… La nuit était tout à fait venue… Le ciel charriait, sous un vent froid venu des montagnes, des nuages de plus en plus épais qui, pendant de longues minutes, cachaient une lune éclatante…

— Nous ne pouvions pas espérer un temps plus propice, messieurs ! Nous pourrons, tour à tour, nous cacher, et voir !…

Jean, impatient, poussait déjà les flancs de sa monture, Rouletabille se pencha et saisit sa bride…

— Attends-moi, je t’en prie. Monsieur de Lauriac, bonne chance !

Hubert prit les devants et se perdit dans la nuit…

— Ah ça, mais ! gronda Jean qui était à bout de sa patience et qui frémissait d’être ainsi retenu par Rouletabille… Es-tu ici pour lui ?… ou, pour moi ?…

— Je suis ici pour Odette !… Pense donc un peu moins à lui et un peu moins à toi !…

— Mais il va nous l’enlever !…

— Je l’espère bien !… Il faut d’abord qu’il nous l’enlève pour que nous puissions la lui reprendre !…

— Eh bien alors, suivons-le !…

— Non, fit Rouletabille, viens avec moi !…

Et comme ils étaient arrivés à un carrefour, il tourna bride du côté de l’orient… s’éloignant ainsi du chemin qu’avait pris Hubert !…

— Tu prends la route de Sever-Turn ! s’écria Jean !… Tu prends la route qui conduit chez les bohémiens !… mais Hubert fuira les bohémiens s’il enlève Odette !… et nous ne le reverrons plus jamais !… ni lui, ni sa proie !…

— Fais ce que je te dis, si tu veux revoir Odette !…

— Rouletabille, tu deviens fou !… ou plutôt non !… tu es très fort !… trop fort pour moi, vois-tu !… j’aime mieux ne pas t’en dire davantage !… Tu veux que nous nous séparions !… C’est ce que tu veux, n’est-ce pas ?… Eh bien, séparons-nous !…

— Jean ! Je t’en supplie, écoute-moi ! lui jeta une dernière fois Rouletabille.

— Rouletabille, je n’ai jamais eu confiance dans Hubert !… et je n’ai plus confiance en toi !

Et donnant un furieux coup de botte dans le ventre de sa bête, il disparut dans la direction prise par Hubert.

— Eh bien, il ne manquait plus que ça ! s’exclama Rouletabille stupéfait… Qu’est-ce qu’il lui prend ?… Me voilà tout seul maintenant pour le grand coup !… Ah ! mes bons amis d’autrefois, mes fidèles compagnons d’aventure. La Candeur, Vladimir, où êtes-vous ?… Enfin, mon vieux Rouletabille, faut réussir quand même ! va, « t’en fais pas » !

Et il s’éloigna au petit pas de sa bête, bourrant mélancoliquement sa bouffarde.