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Rouletabille chez les bohémiens/08/II

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II

Telle une fleur qu’on coupe et qui, à souffrir,

Ne sait rien qu’exhaler ses parfums et mourir.

(Samain)

Odette avait été transportée dans le gynécée. Courbée sous le poids de la formidable aventure, épouvantée du mystère horriblement miraculeux qui faisait la Nature complice de sa hideuse Royauté… elle s’était laissé parfumer par les femmes comme une poupée insensible dont les enfants s’amusent…

Et maintenant, elle était étendue sur les coussins dans l’ombre du vieux palais redevenu silencieux…

On n’entendait que le bruit argentin du jet d’eau dont la tige jaillissait comme un lis du bassin profond entrevu dans la clarté de la cour de marbre, entre deux colonnettes byzantines…

Odette ne pensait plus qu’à cette eau dont la voix fraîche l’attirait. Cette eau semblait lui dire : « Viens ! Je calme toutes les douleurs !… J’apaise toutes les soifs !… quand tu seras venue avec moi, si tu n’as pas peur de moi… tu ne désireras plus rien… Tu ne demanderas plus à comprendre !… Et surtout ton cœur oubliera le nom de Jean… de Jean qui t’a trahie… qui t’a abandonnée… comme on abandonne une petite bohémienne que tu es, sur la route !… »

Elle se souleva et marcha vers cette eau dont le chant plaintif l’ensorcelait… Ses pieds nus, que des doigts esclaves venaient de cercler d’anneaux d’or, glissaient sur les dalles polies et la conduisaient fatalement vers le bassin enchanté…

Ce bassin était vaste, entre des degrés de marbre noir, et cette eau était noire comme une dalle elle-même, la dalle qui tout à l’heure allait se refermer sur elle, immobile et glacée, tandis que la tige du lis d’eau continuerait à chanter sur sa tête sa fraîche chanson argentine : « Elle est morte, Odette, la petite fille ardente des Camargues qu’un sortilège de vieille petite bonne femme de sorcière avait rendue plus languissante qu’une poupée d’Orient… Elle est morte parce que celui à qui son cœur s’était fiancé ne l’aimait pas !… »

Cela aussi était écrit, et Odette posa son pied sur le premier degré qui conduisait au fond de cette belle cuve noire toute pleine de l’eau sacrée de l’oubli… Ah ! comme cette eau était froide !… comme elle était glacée !… Et puis quelle odeur de mort !… Elle paraissait si belle de loin !… Évidemment, il faudrait du courage. Elle n’en avait jamais manqué !…

Elle fit un pas encore en gémissant doucement le nom de Jean. Son cœur faisait des bonds désordonnés comme s’il voulait sortir de sa poitrine, tel un petit oiseau qui va mourir et qui s’agite une dernière fois au fond de son nid… Elle aussi, elle allait mourir, puisque Jean ne l’aimait pas !… Mais soudain une main la tira par derrière, et elle perçut un sanglot…

C’était la vieille petite bonne femme de sorcière qui lui disait :

— Viens !… je ne veux pas que tu meures !… Je te ferai voir celui que tu aimes !…

Odette ouvrit de grands yeux où il y avait tout l’étonnement du monde…

— Tu me feras voir Jean ?

— Je vais te le faire voir tout de suite !…

— Vraiment ! fit Odette… Tout de suite ! C’est que je me méfie de toi, sale vieille petite bonne femme de sorcière !… Je sais que vous pouvez beaucoup de choses parce que le Beka (le diable) est en vous et que vous avez l’habitude de dire la bonne aventure. Tu vas me faire voir Jean dans du marc de café ou au fond d’un verre d’eau !… Va-t’en !… Tiens ! Jean ? Il est là !… au fond de ce bassin… Je vois son image d’autrefois quand il m’aimait… et je vais le rejoindre !…

— Ah ! ma petite colombe ! Il n’a jamais cessé de t’aimer. Jure-moi que tu vivras si je te le montre !…

— Si tu me le montres vivant et qu’il m’aime, je te jure de vivre, Zina !… fit Odette haletante et joignant ses petites mains dans un geste de prière et d’espérance…

— Comment ne t’aimerait-il pas ? reprit Zina précipitamment et entraînant Odette, en l’étourdissant d’un flot de paroles. Si tu savais tout ce qu’il a fait !… Tout ce qu’il a fait pour toi !…

— Mais où est-il ?… où est-il ?…

— Ici !…

— Conduis-moi vite à lui ! Oh ! mon Dieu !… Je sens maintenant que je vais mourir de joie !… Mais faut-il te croire ?… faut-il te croire ?…

— Chut… Apaise ta joie, mon petit oiseau du Saint-Esprit !… Hélas ! il est ici dans un cachot !…

— Dans un cachot !… Ah ! le malheureux !… Mais comment est-il dans un cachot ?…

— Parce qu’il est accouru pour te délivrer, comme un fou, comme le plus brave des roumis ! et qu’il s’est fait prendre !… Voilà comme il ne t’aime plus !

— Oh ! mon Jean !… (Et elle éclata en sanglots, mais, cette fois, c’étaient des sanglots de bonheur)… Tu le sauveras, dis ? (Elle ne doutait plus de rien), ou sans cela, moi aussi je veux qu’on me mette en prison !… Et puis je suis la reine !… Je suis la queyra… Il faut qu’on m’obéisse !… Cesse de me baiser les pieds, chère, bien chère petite bonne femme de sorcière ! et conduis-moi à Jean !… Que je le fasse sortir de son cachot !… Alors, dis-moi, c’est vrai qu’on l’a mis dans un cachot, dans un vrai cachot ?… Tu ne te moques pas de moi ?

Elle ne cessait pas de parler !… La vie lui était revenue, circulait à nouveau dans ses veines étrangement figées depuis des jours et des jours… Cette Zina était extraordinaire, qui se disait l’esclave d’Odette et qui faisait d’elle tout ce qu’elle voulait ! Un regard, une parole suffisaient à transformer la belle enfant… Zina avait le pouvoir de la changer en statue… tantôt Odette se sentait devenir de pierre sous l’œil glacé de l’horrible petite vieille… tantôt elle se sentait portée vers elle de tout son cœur innocent, comme si l’autre avait été sa vraie raya !… Toutes ses révoltes n’étaient que des jeux enfantins et sans aucune importance contre ce pouvoir occulte qui la possédait même quand la petite vieille n’était pas là, quand elle était séparée d’elle par des murailles.

Zina la prit par la main et Odette se laissa conduire docilement dans d’obscurs couloirs dont bien peu, parmi les initiés aux mystères du palais, connaissent les détours… Elle dut se courber, descendre et remonter bien des degrés et redescendre au sein de la terre pour longer les assises monstrueuses du temple, pierres datant des antiques Pélasges sur lesquelles des civilisations disparues depuis des millénaires avaient dressé leurs premiers autels… Ainsi Zina et Odette arrivèrent-elles aux cachots des condamnés à mort qui étaient grillés comme des cages… Devant l’une de ces cages, Andréa veillait…