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Rouletabille chez les bohémiens/08/III

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III. — Le baiser dans la tombe

Jusque-là, Odette avait été brave, mais sa bravoure, au fond, n’était que de la joie : elle allait revoir Jean !… C’était une pensée à lui faire traverser l’enfer, le sourire aux lèvres. Mais sans doute ne s’était-elle point imaginé l’enfer comme cela, avec ces caveaux au fond desquels on voyait ramper des larves humaines… ou plutôt des spectres qui se soulevaient à demi pour voir passer des vivants dans une sorte de lumière soufrée qui semblait monter du sein vertigineux de la terre, par des crevasses dont personne n’avait peut-être jamais sondé le fond… Cette terre volcanique empestait comme une solfatare !… La lumière du ciel vient d’en haut, celle de l’enfer vient d’en bas…

Le malheur, pour ceux qui traînaient leurs vagues apparences derrière ces grilles, était que l’on ne mourait pas de ces fumées diaboliques… Non ! ici, on mourait de faim !…

Quelques ombres squelettiques étaient accrochées aux barreaux comme si elles avaient terminé leur supplice dans un dernier spasme qui montrait leurs dents. Zina avait jeté un voile sur la tête d’Odette et l’entraînait de plus en plus vite, mais ce n’était pas dans le moment où la petite reine espérait voir Jean qu’elle allait consentir à ce qu’on lui fermât les yeux…

Elle arracha son bandeau, elle vit et poussa un cri d’horreur ! Elle aperçut presque aussitôt Andréa… Il semblait le gardien tout-puissant de cet enfer… L’horreur d’Odette devint de l’épouvante…

Zina la recueillit sur sa poitrine et l’enferma dans ses bras, tandis qu’Andréa s’avançait d’un pas menaçant et demandait à la vieille, de sa voix terrible :

— Que viens-tu faire ici avec la queyra ?

— Je viens te demander de lui ouvrir la porte de l’in pace où l’on a enfermé le roumi, lui répondit sans s’émouvoir la zingara.

— Tu es folle, Zina ! ricana l’autre sinistrement, mais tout de même un peu interloqué. Et quel est ton but en me demandant cela ?

— Je voudrais qu’elle l’embrasse avant qu’il ait rendu l’esprit. C’est une charité à leur faire à tous les deux et sainte Sarah serait contente !…

Cette fois, Andréa éclata de rire… Mais Zina se pencha à son oreille et lui souffla quelques mots…

Alors Andréa ne rit plus ; non, il se prit à sourire, et ce sourire était plus affreux que tout !… Le cigain sortit de sa ceinture un trousseau de clefs, en désigna une à Zina, la lui mit dans la main et s’éloigna hâtivement…

Quand elle n’entendit plus ses pas, la vieille dit à Odette :

— N’aie plus peur ! Il est parti !…

Et elle la porta plutôt qu’elle ne la conduisit jusqu’au cachot de Jean…

Maintenant, c’est Zina qui veille au fond de l’ombre du fatal corridor qui conduit à tant d’agonies… Elle veille pendant que Jean et Odette mêlent leurs larmes de bonheur et de désespoir…

— Et moi qui croyais que tu ne m’aimais plus ! soupirait la pauvre enfant, défaillante. C’est un crime, cela, Jean ! le plus horrible des crimes !…

« Elle n’est pas la seule, pensait Jean plein de remords, à avoir commis ce crime-là !… Et c’est peut-être de ce crime-là que je suis puni ! »

Car maintenant, sous cette fraîche haleine, devant ce front si pur… tous les horribles soupçons nés de la méchanceté d’Hubert et des singulières façons de Rouletabille se sont enfuis, dissipés à jamais… Jean n’a plus qu’une crainte, c’est qu’Odette puisse jamais soupçonner qu’il a été habité quelque temps par une aussi horrible pensée…

— Figure-toi, lui dit-elle, en le serrant dans ses bras, figure-toi que cet abominable Hubert m’avait dit que tu ne voulais plus me connaître depuis que tu savais que j’étais une petite bohémienne !

— Et tu l’as cru !… lui reprocha Jean avec douleur…

— Non ! non, je ne l’ai pas cru !… Mais Hubert était accouru… Rouletabille était accouru !… et je n’entendais plus parler de toi que par ce misérable qui me disait que je t’étais devenue indifférente !… Alors mon chagrin n’avait plus de limite !… Je ne savais plus ce que je pensais !… Je devenais folle !… Et j’aurais voulu mourir !

— Ma chérie !… Ma chérie !…

— Comme je ne pouvais plus entendre cet Hubert ni le voir !… comme je me détournais de lui avec horreur !… il m’a ramenée aux bohémiens. Mais j’aimais mieux cela que de rester encore avec lui !… Mais le terrible est qu’il m’a ramenée pour que les bohémiens me forcent à l’épouser à leur mode et suivant ce qui est écrit !… Tout de même, je n’ai pas peur parce que je suis la queyra, et que la queyra fait tout ce qu’elle veut ! Zina m’a expliqué cela… Alors il faudra bien, puisque je le veux, que ces gens-là nous marient ensemble ! Et c’est Hubert qui sera enfermé dans ce cachot, comme il le mérite ! Après quelques semaines de réflexion, nous lui permettrons de s’en aller, et je crois que cette fois nous n’entendrons plus jamais parler de lui !…

Jean écoutait son babil d’oiseau dans un enchantement divin qui lui faisait tout oublier… Cependant ces dernières paroles le rappelèrent à l’horreur de sa situation et il eut un triste sourire :

— Mon amour, lui dit-il, tu ne sais donc pas que lorsqu’on est entré dans l’un de ces cachots, on n’en sort jamais !

— Mais puisque je te fais roi !… s’écria-t-elle…

— Mon amour… mon amour… Zina ne t’a donc rien dit ?…

— Mais quoi ? quoi ? Non, elle ne m’a rien dit !… mais toi, dis-moi tout !… Il faut que je sache tout !… Je suis la reine !… J’ai le droit de tout savoir !

— Eh bien ! Ils m’ont enfermé dans la terre pour toujours !

— Ne dis pas cela !… ne dis pas cela !… c’est absurde !… Il n’y a que moi qui commande ici !… À quoi donc t’ont-ils condamné ?…

— Ils m’ont condamné à mourir…

Elle poussa un cri :

— Tais-toi… Tais-toi !… Tu es mon Jean. Tu es mon amour ! Ils ont pu te condamner quand je n’étais pas là !… mais maintenant que je suis là !… tout va changer !… Je n’ai qu’un mot à dire !… Si tu savais comme tout ce peuple m’adore !… Il se roule à mes pieds !… Il embrasse ma robe !… Il crie quand je passe : « Hosannah ! » Je n’ai qu’à lever un doigt !… Ah ! cet Hubert a eu une riche idée de m’amener ici… Tu vois, c’est la Providence qui l’a voulu !… Le bon Dieu est avec nous. C’était écrit, comme disent les vieux gagas, là-haut, dans la cathédrale !… C’était écrit que je te sauverais, mon Jean adoré !… Alors, ils t’ont condamné à mourir !… Eh bien, ce qu’ils vont être attrapés !… Et je vois la tête d’Hubert d’ici !… mais embrasse-moi donc et n’aie pas l’air si triste !… Est-ce que je suis triste, moi ? Ah ! dis-moi, par curiosité… à quel genre de mort ces messieurs t’ont-ils condamné ?…

Elle lui demandait cela en souriant avec tout son petit courage.

— Ils m’ont condamné à mourir de faim !…

— Horreur !… Ah ! mon chéri !… et moi qui bavarde et qui te fais des risettes… à mourir de faim !… alors tu n’as pas dîné, tu n’as pas déjeuné !… Mon Dieu !… depuis combien de temps es-tu ici ?… C’est affreux !… Et tu ne me le disais pas tout de suite !… Zina… Zina !…

Elle s’était ruée contre les barreaux, elle appelait la vieille, elle frappait du pied.

— Laisse donc Zina, lui dit Jean… Nous sommes si bien tout seuls !… et puis les minutes sont précieuses !… Je t’assure que je n’ai pas faim !…

— Zina !…

La vieille accourait, affolée, lui faisant signe de se taire…

— Cours chercher du pain, du lait !… Tout ce que tu trouveras !… des confitures !… Qu’est-ce que tu veux manger, mon chéri ?…

— Rien, mon amour !… Tu es là… Je n’ai pas faim !…

— Je te promets, dit la vieille, effrayée, à Odette, d’aller lui chercher quelque chose quand tu seras partie !… Mais il faut que je te reconduise d’abord chez toi !… Viens, viens vite, maintenant… Il est temps… On t’a peut-être entendue crier !…

— Mais je ne veux pas m’en aller tout de suite !… Et puis je ne m’en irai pas sans mon Jean !… Va chercher le patriarche et le grand conseil !…

— Silence ! commanda la vieille, l’oreille tendue vers le fond du souterrain… On vient… J’entends des pas !… on descend l’escalier !… Prenez garde !…

Elle leur fit encore un signe et alla se replonger dans l’ombre, à l’affût…

Odette s’était rejetée dans les bras de Jean :

— Mourir de faim ! pleurait-elle maintenant sur son épaule !… Ah ! mon chéri !… Je te jure que je ne mangerai plus tant qu’ils ne t’auront pas donné à manger !… Si tu meurs, je meurs !… Que mon père me pardonne !…

Jean avait tressailli :

— Ton père, mon Odette !… ton père !… Est-il possible que tu ne saches pas encore ?…

— Quoi ?… quoi ?… mon père !… parle-moi de mon père !…

Et comme Jean se taisait :

— Ton silence m’annonce le pire !… Si ce n’était pas cela… tu ne te tairais pas !… Parle, Jean !… fit-elle d’une voix expirante. Je croyais qu’aucun malheur ne pouvait plus me frapper !…

Alors Jean la mit au courant de l’affreuse chose… Elle connut le drame de Lavardens !…

— Il n’y a rien au monde… soupira-t-elle en laissant couler de nouvelles larmes… rien que notre amour !…

… Andréa était allé rejoindre Callista… Celle-ci était loin de l’attendre !… Elle savait qu’il avait demandé à veiller sur Jean et qu’il avait pris la responsabilité de la garde du roumi condamné à mort…

Étendue sur les tapis, elle s’enivrait des parfums qui brûlaient au fond des cassolettes… Elle ne pensait qu’au condamné et non à son gardien qu’elle redoutait tous les jours davantage et dont l’amour violent la remplissait de peur ou plutôt d’une inquiétude singulière qui la faisait frissonner dès qu’il apparaissait… Elle le détestait toujours, certes !… mais elle ne le méprisait plus !… Elle le voyait encore, dans la forêt de Temesvar, un couteau à la main et prêt à la tuer si elle ne lui cédait pas !… Un événement fortuit l’avait sauvée… mais ce jour-là, à cette minute, il avait été son maître…

— Ah ! c’est toi ! dit-elle de sa voix la plus maussade, quand elle l’eut reconnu dans l’ombre où il s’avançait… Qu’est-ce que tu me veux encore ?…

— Tu reçois mal ton fiancé, fit Andréa froidement, en s’asseyant près d’elle, les jambes croisées, et en ramassant le narguileh qu’elle ne lui tendait pas…

— Nous ne sommes pas encore au jour des noces !… répliqua-t-elle sèchement.

— Gageons, prononça Andréa, que tu me recevrais mieux si je venais te dire : « Le roumi ne veut pas mourir avant de t’avoir revue ! »

Callista, comme galvanisée, se souleva :

— Il t’a dit cela ?…

— Que je ne voie jamais la face de Debla Temeata (la mère de Dieu) si je mens ! attesta le cigain, le roumi me l’a demandé par trois fois. Sans doute n’espère-t-il plus qu’en toi, Callista ! ou peut-être encore t’aime-t-il bien sincèrement, ajouta-t-il en ricanant, et veut-il avant de mourir te demander pardon de la peine dont il a su t’empoisonner le cœur, tant est que le maudit ne soupire plus qu’après toi !…

— Trêve de discours, Andréa !… que lui as-tu répondu quand il t’a demandé cela ?

— Que voulais-tu que je lui réponde ? Il s’adressait à mon bon cœur ! Un chameau me ferait pleurer en me prenant par les sentiments !… Je lui ai répondu que je te transmettrais la requête et qu’il en arriverait ce qui te plairait ! Au fond, je savais que cela te ferait plaisir, vois-tu ! Tu es triste à porter le diable en terre. Tu me revaudras peut-être cela avec un sourire ! et, pour un sourire de toi, Callista, j’immolerais ma raya !…

— C’est bon ! c’est bon ! on verra cela plus tard !… Alors, tu me permettrais de l’approcher ?

— Est-ce que j’ai jamais pu te refuser quelque chose ?

— Vraiment, tu me conduiras auprès de lui ?…

— Oui, puisqu’il va mourir !… répliqua net Andréa en se levant et en prenant les devants.

Elle le suivit, dans une grande fièvre. Si c’était vrai, pourtant, que Jean l’aimât toujours ! On s’aperçoit quelquefois de ces choses-là au moment suprême, dans le dernier recueillement de la conscience !… Il n’y avait peut-être entre eux qu’un affreux malentendu où leurs deux orgueils s’étaient heurtés dans un mortel combat ! Qu’il fit seulement un geste vers elle, et elle trouverait bien le moyen de le sortir de cette tombe.

Mais soudain elle s’arrêta… Elle était ainsi faite que sa pensée et son acte couraient aux extrêmes, avec une spontanéité contradictoire qui faisait le désespoir et le désordre de sa vie. Andréa se retourna, la considéra dans son immobilité haletante :

— Quoi encore ? questionna-t-il rudement.

— Et s’il ne m’avait fait venir que pour m’insulter une dernière fois ! émit-elle, la sueur aux tempes…

— C’est bien possible, répondit Andréa, imperturbable… Il ne m’a pas fait part de ses projets !… Qu’est-ce que tu décides ?…

— Si c’était pour cela, je ne te le pardonnerais pas ! lui jeta-t-elle, l’œil sombre…

— Voilà bien la justice des femmes ! conclut Andréa… Eh bien, reste !…

Mais il savait qu’elle ne resterait pas !… Et il fit mine de s’éloigner, comme si cette affaire ne le regardait plus…

— Andréa !… Enfin, toi qui l’as vu, toi à qui il a parlé, qu’imagines-tu ?

— Foi de balogard ! (cette classe de bohémiens voleurs, dont nous avons eu déjà l’occasion de nous entretenir, est bien connue, en effet, pour ses principes austères, son respect des traités et même de la parole donnée une fois pour toutes)… Foi de balogard !… J’imagine (et il lui dit ce qu’il imaginait, penché sur elle, la brûlant de son regard où s’allumait le feu noir du désir)… j’imagine que lorsqu’on a eu le bonheur de t’avoir dans ses bras, c’est une chose que l’on peut difficilement oublier !

Il avait dit ce qu’il fallait.

— Eh bien ! allons, Andréa !… ordonna-t-elle impatiente…

Mais l’autre était de plus en plus penché sur elle.

— Et moi, qu’aurai-je pour ma peine ?

— Que veux-tu ?

— T’embrasser !…

Il n’attendit pas sa permission… Elle se défendit vaguement, et comme il collait sauvagement sa bouche sur ses lèvres, elle le mordit. Il lui rendit sa morsure !… Ils ne crièrent ni l’un ni l’autre. Si elle avait eu une arme entre ses mains, elle lui en eût labouré le cœur… Quant à lui, il dit simplement, en essuyant sa lèvre sanglante : « J’ai eu ma part !… À toi maintenant de prendre la tienne !… Viens !… Le roumi n’aura que mes restes !… »

Et ils descendirent dans les caveaux.

C’étaient leurs pas que Zina avait entendus dans l’escalier… mais elle pensait qu’Andréa revenait seul… Elle lui avait diaboliquement inspiré cette idée de laisser Odette rejoindre Jean, un instant dans son cachot, comme une bonne vengeance à tirer de Callista qui n’avait pas cessé d’aimer Jean, comme un jeu cruel dont il pourrait s’amuser plus tard en racontant cette bonne histoire à la cigaine, une histoire à la dégoûter pour toujours des roumis… mais Zina n’avait pas imaginé une seconde qu’Andréa aurait l’audace d’aller chercher Callista pour qu’elle assistât à la scène… Elle se disait : « Pendant ce temps-là, Andréa fait la cour à Callista, et il doit bien rire en pensant au tour qu’il est en train de lui jouer !… »

La vieille fut épouvantée en apercevant Callista… Mais elle n’eut pas le temps de dire un mot, Andréa l’envoya rouler au plus loin, après lui avoir repris les clefs… et ils passèrent…

Une lueur mystérieuse, venue d’on ne sait où, glissait sur les murs lépreux et allongeait son rayon entre deux barreaux… Deux jeunes têtes derrière ces barreaux s’embrassaient éperdument… C’était une eau-forte à la manière noire, quelque chose d’extrêmement violent et aussi d’infiniment délicat… un baiser gravé par Reynolds… enfin c’était quelque chose surtout qui déplut à Callista.