Sans asile !/08

La bibliothèque libre.
La Revue populaire (p. 93-100).

VIII

rêve de mère


Ce même jour, Mme Méen faisait à son fils, en l’absence de Berthe, une confidence. La jeune fille était demandée en mariage.

Il n’y a qu’à communiquer la demande à ma sœur, conclut Maurice. Si elle consent, je n’y vois, pour ma part, aucun obstacle.

Un petit bruit dans la serrure, suivi de pas hâtifs, se firent entendre dans le vestibule.

— Je crois, du reste, que la voici.

En effet, Berthe, toute rieuse, revenait de chez une amie.

Jugeant que sa présence n’était pas nécessaire pour la communication, Maurice se retira.

La sœur passa dans sa chambre, enleva son chapeau, ses gants, et revint près de sa mère.

— Étiez-vous nombreuses à la réunion, mon enfant ?

— Une dizaine, toutes très contentes de nous retrouver. J’ai vu Lina Bertrand que je n’avais pas rencontrée depuis des années, Raymonde Charbonnier, Émilie Blégny.

— Tu dis ?

— Émilie Blégny.

— Où habite cette jeune fille ?

— Rue d’Amsterdam.

— Est-ce que le père n’est pas au ministère de la marine ?

— Je crois que si.

— N’a-t-elle pas une sœur plus jeune qu’elle et un frère plus âgé ?… un jeune ingénieur qui sort de l’École agronomique ?

— Je ne sais pas. Il me semble pourtant que oui. Comment se fait-il que tu sois si bien renseignée sur la famille d’Émilie.

— Ma chérie, je n’ai pas l’intention de t’en faire un mystère. Pendant ton absence j’ai reçu une visite.

— Qui donc ?

Mme Moutier.

— Il y a des mois et des mois que nous ne l’avons vue.

— Elle demeure loin. Devine le but de sa visite ?

— Mais… nous voir !

— C’est plus important que cela.

La mère souriait.

Berthe cherchait à comprendre.

— Je ne sais pas.

— Elle est venue tout simplement demander ta main.

— Tu dis ?

— Que Mme Moutier est venue faire une proposition de mariage.

Berthe était suffoquée.

Un serrement de cœur l’empêcha de parler.

— On dirait que cela ne te sourit pas.

— Je ne m’y attendais pas, voilà tout.

— Comme tu dis cela, Berthe !

La mère se troubla.

Le cœur de sa fille avait-il parlé ?

Impossible. Dans leurs relations, il n’y avait aucun jeune homme qui pût lui convenir.

Elle lui trouva un visage décomposé, un regard fuyant.

Était-ce l’imprévu qui la bouleversait ainsi ?

Mme Méen continua :

— Que veux-tu, ma chérie, c’est une chose à laquelle nous pouvions nous attendre. Tu es arrivée à l’âge où une jeune fille est demandée en mariage… Il me semble que, sans exagérer par trop tes qualités — continua-t-elle souriante — tu as ce qu’il faut pour plaire.

Berthe se tut.

Toute sa gaieté avait disparu.

Après un silence, gros de pensées, elle dit d’un air contraint :

— Je ne comprends pas qu’un jeune homme demande en mariage une jeune fille qu’il ne connaît pas.

— Il paraît bien qu’il te connaît puisque c’est sa famille qu’il fait agir de sa part.

— En tous cas ; il ne m’a jamais parlé et je ne l’ai jamais vu, moi !

— Ma chère petite, il sera très facile d’amener une rencontre. Je t’ai dit que c’était un jeune homme d’avenir. La famille Blégny a les plus belles relations.

— Je n’y ai pourtant jamais rencontré des princesses, releva Berthe.

— Comme tu dis cela !

— Vois-tu, maman, je n’aime pas beaucoup les jeux de grosse caisse… Les Blégny sont comme nous, ils appartiennent à la même société.

— Ma chérie, il y a une grande différence entre les deux maisons. Chez les Blégny, la tête existe. La mort de ton père a diminué de beaucoup mes relations. C’est peu de chose, vois-tu, une maison où il n’y a que des femmes.

— Et mon frère ?

— Je sais. Ton frère est comme toi au début de la vie. Ses relations ne sont pas assises. Elles n’en ont pas eu le temps. Ce sont des camaraderies, ce ne sont pas des relations.

— Il en aura plus tard. Maurice a du talent. Avec du talent on s’ouvre toutes les portes et on fait son chemin…

Le ton de Berthe se manifestait un peu agressif, contrairement à son habitude.

Elle en voulait à ceux qui se mettaient en travers de ses rêves.

D’un ton de doux reproche, Mme Méen objecta :

— L’imprévu te surexcite un peu. Cela me surprends. Tu devrais être contente d’une démarche qui, en somme, est flatteuse pour nous. Nous en reparlerons. Tu réfléchiras. Nous réfléchirons tous.

— Je tiens à te dire, maman, que je ne me marierai jamais avec quelqu’un que je n’aimerai pas.

— Je ne t’imposerai pas cela, mon enfant. Tu es assez raisonnable, n’est-ce pas pour ne pas rêver des folies. Les princes charmants n’existent que dans les imaginations exaltées. Les ciels sans nuages qui surplombent les nids d’amour dans les mansardes ne sont que dans les contes de fées.

Berthe regarda sa mère qui continua :

— Certes, je me garderai de mettre en avant la question pécuniaire. Cependant, crois-moi, on ne peut pas être heureuse sans un peu d’aisance, car la vie est pleine d’exigences, ma petite.

Rougissante, Berthe balbutia :

— Lorsqu’on n’est pas suffisamment riche pour se reposer du matin au soir, on travaille.

…Ce monsieur Blégny, qui a bien voulu penser à moi, ne doit pas être millionnaire, car ses yeux ne se seraient pas arrêtés sur Berthe Méen. Il travaille, n’est-ce pas ? Ingénieur agronome ? Je ne sais pas trop ce que c’est. C’est sans doute un diplôme qui ouvre une carrière qui empêche de mourir de faim.

Mme Méen n’insista pas. Le raisonnement de sa fille qui discutait, comme de parti pris, tous les avantages que celle-ci s’efforçait de faire ressortir, la jetèrent dans de profondes réflexions, d’où une interrogation constante.

Le cœur de Berthe aurait-il parlé ?

Sûre du contraire elle ne s’y arrêtait pas.

De temps en temps, dans la soirée, des phrases lancées sur la demande n’amenèrent pas plus d’effervescence du côté de Berthe.

La mère réfléchit une partie de la nuit. Berthe en fit autant, car, le lendemain, la pauvre petite était toute pâle.

Ses yeux étaient cernés. Sa prunelle brillait comme si elle avait la fièvre.

Dans la matinée, la mère et la fille allaient reprendre l’important sujet lorsque la sonnette de l’appartement annonça une visite.

La pâleur de Berthe s’accentua encore.

Elle ne fit pas un mouvement.

Se trompait-elle ?

Était-il possible qu’une autre personne possédât le même coup, amenât la même vibration !… ou bien, était-elle si hantée de la pensée qui lui avait tenu ses paupières ouvertes, qu’elle ne pouvait songer à nulle autre qu’à celui qu’elle aimait.

— Eh bien, Berthe, va donc !…

La chère enfant se demanda si elle pourrait avancer. Ses jambes étaient comme du coton.

 

Il y avait juste trois semaines que Maurice et Roger ne s’étaient pas rencontrés. Le temps paraissait long à celui-ci.

Comme il n’était plus l’irrésolu de jadis qui se laissait dérouter par le plus petit obstacle, il partit pour la rue de Ponthieu par une matinée ensoleillée, un de ces matins où il semble qu’il ne devrait y avoir sur terre que joie, bonheur, santé.

Lorsque Berthe eut ouvert lentement, toute tremblante, elle vit Roger.

Son cœur ne l’avait pas trompée.

Dans la pénombre du vestibule, le peintre prit la main de la jeune fille. L’étreinte manifesta la joie qu’il éprouvait de la revoir.

Il entra.

— Tiens, c’est vous, monsieur Roger ?

— Oui, madame. Il y a quelque temps que je n’ai pas vu Maurice. Je viens lui demander le motif de cette abstention.

— Y a-t-il vraiment longtemps que vous vous êtes rencontrés ? J’en suis surprise.

— Moi aussi, opina le jeune homme, gaîment.

Son regard tomba sur Berthe.

Mon Dieu qu’elle était pâle !

Serait-elle souffrante ?

Une idée, comme un éclair, lui traversa le cerveau : peut-être avaient-ils appris ?… peut-être que, ce qu’il croyait très secret resté entre les murs de l’atelier, s’était-il ébruité !… avec une fanfare d’histoire scandaleuse !…

Roger éprouva une douleur intense et de nouveau regarda la jeune fille.

Pouvait-il interroger ?

Une hésitation.

Rêveur, il demanda :

— Maurice est-il ici ?

— Mais oui. Il a dû vous entendre… Il va venir. Je le crois à sa toilette, renseigna Mme Méen. Il doit être à ses rasoirs.

— Dans ce cas, donnons-lui le temps. Pas de maladresse. Un garçon avec une balafre n’est plus un joli garçon…

Sous la plaisanterie, l’effort se sentait. Oh ! qu’il aurait voulu savoir ce qui assombrissait le front de Berthe, ce qui lui faisait détourner les yeux lorsqu’ils rencontraient les siens.

D’habitude, ils brillaient de joie et de bonheur ces jolis yeux, lorsque Roger la regardait. Leur flamme traduisait tout un langage d’amour.

Aujourd’hui, elle n’osait même pas lever sur lui son regard.

— Vous vous intéressez tellement à moi, madame, dit le jeune homme, et vous m’avez toujours témoigné une telle sympathie, que je viens vous communiquer l’aubaine que j’ai eue depuis ma dernière visite.

— Tant mieux, monsieur Roger, tant mieux !

— Je crois que cette bonne occasion ne sera pas la dernière.

— Contez-nous cela.

— J’ai vendu des tableaux. Me voici en relations avec un richissime Américain qui m’a donné mille francs de deux peintures.

— Mille francs ?

— Tout ronds.

— C’est fort beau. Comment l’avez-vous connu ?

Berthe se taisait.

— Il m’a été envoyé par un de nos maîtres que Maurice connaît peut-être. Bref, William Vanderbook m’a laissé son adresse. Il doit me pistonner dans son pays. J’ai commencé une œuvre. L’exposerai-je au Salon, l’an prochain, ou l’expédierais-je à New-York ? Je ne sais pas encore.

— Vous avez le temps d’y penser.

— Oui, et je ferai en sorte d’opter pour la meilleure part.

— Je suis très heureuse, monsieur Roger. Vous allez voir que tout va marcher maintenant comme sur des roulettes… Les débuts sont toujours difficiles, mais lorsqu’on a un débouché, les affaires vont toutes seules. Vous l’avez le débouché.

La jolie prunelle de Berthe s’éleva reconnaissante sur sa mère.

Ces paroles là ne pouvaient pas être des paroles banales, comme on en dit dans les salons, de ces jolies phrases qui font plaisir à ceux à qui elles s’adressent et qui n’engagent à rien ceux qui les prononcent.

Mme Méen parlait de cœur.

N’avait-elle pas montré maintes et maintes fois l’intérêt qu’elle portait à l’ami de son fils ?

Sa cause n’était pas perdue.

Le visage de Berthe se rasséréna.

Elle tenterait une explication.

Elle irait de son aveu.

La porte s’ouvrit et Maurice, tout heureux, rasé de frais, entra en coup de vent.

— Très aimable à toi d’être venu.

— Je commençais de trouver le temps long.

— Mon cher Roger, il y a huit jours que je veux aller chez toi, mais tu sais.

— Tu as donc beaucoup à faire, interrogea Berthe.

— Pas plus que ça !… Il suffit parfois de projeter d’aller à droite, pour qu’on aille à gauche. D’autre part, je connais les heures de Roger. Elles n’ont pas coïncidé avec les miennes cette semaine. Pas plus compliqué que cela !… Voyons, qu’as-tu fait depuis notre dernière rencontre ?

— Je viens de le dire à ces dames : la connaissance d’un milord.

— Diable !

— Oui, d’un Américain qui m’a acheté deux toiles.

— Es-tu payé ?

— Parfaitement.

— C’est de la chance ! De passage à Paris, ton Yankee ?

— Oui. Mais il y vient comme nous partirions pour Marseille. Nous sommes au mieux. J’ai dîné avec lui au Terminus.

— Rien que ça !

Roger souriait.

— En compagnie de Renaud. Connais-tu Renaud ?

— Le portraitiste ?

— Oui.

— Eh bien, tu n’étais pas en mauvaise compagnie. Je n’ai jamais vu Renaud, mais je le connais de nom ! C’est lui qui a lancé Dompierre. Un original, dit-on, mais lorsqu’il prend quelqu’un en affection. il le pistonne carrément. Tâche d’être un de ses favoris. Tous mes compliments. La chance va venir. Jamais un sans deux.

Roger regarda Berthe et murmura :

— Puisses-tu dire vrai !…

— Dis-donc, veux-tu que nous allions faire un tour ?

— Je ne demande pas mieux. J’ai une course que je ne puis différer. Attends-moi une minute.

Dans les chassés-croisés de la sortie — Berthe, cherchant la canne de son frère, Mme Méen une note pour une acquisition dont elle priait son fils — Roger se trouva seul auprès de la jeune fille.

Les yeux attristés de Berthe rencontrèrent ceux du jeune homme.

Comprenait-il ce qu’elle souffrait ?

D’un geste aussi vif que la pensée, il lui prit la main, murmura dans un souffle :

— Qu’avez-vous ?

Il baisa avec ardeur ses doigts tremblants.

Berthe n’eut pas le temps d’une réponse. Elle tourna la tête.

Sa mère était derrière elle.

Les deux amis partirent laissant seules les deux femmes.

La vue de Roger avait-elle attiré la préoccupation de Berthe ? Aviva-t-elle la pensée d’une proche discussion avec sa mère en exaltant son amour ?… en tous cas, cette visite, l’émotion qu’occasionnèrent le baiser furtif et la chaleur des lèvres sur ses petits doigts précipitèrent les évènements.

Mme Méen revint au salon, et, machinalement, sa fille la suivit.

Sans préambule, la mère commença :

— Lorsque l’ami de ton frère est arrivé, j’allais reprendre avec toi ma chère petite le sujet d’hier. Viens ici que nous causions. J’ai demandé quelques jours à Mme Moutiers avant de la revoir. Il ne faut pas prolonger indéfiniment.

Oppressée, défaillante, Berthe s’assit auprès de sa mère qui continua :

— Ta pâleur me dit que tu n’as pas dû dormir toutes les heures de la nuit, il ne faut rien exagérer. Berthe.

La jeune fille garda le silence.

— Voyons, tant que tu n’auras pas vu M. Blégny, il ne t’est guère possible de mettre ton cœur en avant. Le mariage ne te déplaît pas, n’est-ce pas ?

Berthe balbutia :

— Le mariage ? Non.

— C’est du reste, un but vers lequel toutes les jeunes filles aspirent. Pour elles, c’est la liberté. J’ai réfléchi, moi aussi, beaucoup : Si vous vous plaisez réciproquement, M. Blégny et toi, nous continuerons les pourparlers. Qu’en dis-tu ?

— Rien ne presse.

— Nous ne pouvons être ridicules nous ne devons pas, surtout, être inconvenants envers cette famille.

Mme Méen regarda sa fille.

Sa pâleur lui fit pitié.

— Es-tu sotte de te bouleverser ainsi ? Parle donc. Dis ce que tu penses. Ne reste pas devant moi comme une statue.

— Tu as raison. Il est préférable que je parle d’autant plus que tu as l’air d’y tenir à ce mariage.

— D’y tenir !… d’y tenir !… Il me semble qu’une occasion pareille sera difficile à retrouver.

— Eh bien, mère, je le regrette, mais je n’aimerai pas M. Blégny.

Ce fut au tour de la mère à pâlir.

Elle interrogea :

— Tu dis ?

Lentement, oppressée, le cœur battant très fort sous son corsage, Berthe répéta :

— Je n’aimerai pas M. Blégny.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? fulmina Mme Méen épouvantée, avec un pressentiment. Un roman ?…

— Non, mère, il n’y a pas de roman. J’aime, c’est vrai, mais crois bien qu’il n’y a aucun roman.

— Tu aimes !… répéta la mère atterrée, en lançait un regard d’épouvante à sa fille.

Était-ce l’irréparable ?

Elle, la mère arrivait-elle trop tard !

Est-ce que Berthe allait se buter dans une idée, rejeter une occasion qui comme elle l’avait dit, pouvait être unique !

On verrait.

Hors d’elle, elle interrogea :

— Qui aimes-tu ? Qui as-tu aimé à mon insu ?

— Je t’en prie, maman, ne m’accable pas. Je n’ai rien fait pour cela. Mon cœur a parlé ! Je ne m’en suis pas défendue. Mon amour est très grand, très sincère, je sens bien que je ne pourrai pas aimer ailleurs.

— Mais enfin, me donneras-tu le nom ?

Avec un peu plus de calme :

— Si après tout, il te vaut !… S’il vaut M. Blégny

— Pour moi, il est supérieur, puisque je l’aime.

Haletante, Mme Méen demanda :

— Eh bien, son nom ?

— Tu ne le devines pas ?

— Oh ! non.

— Maman, c’est M. Roger.

La mère se leva brusquement.

Elle regarda sa fille terrifiée !

Ce n’était pas !…

Cela ne pouvait pas être !…

Elle avait mal compris !…

— Répète…

Très bas, comme honteuse, Berthe redit :

— Monsieur… Roger !

La mère cria :

— Tu es folle, sans doute… Tu as une minute d’aberration !… Tu ne sais pas ce que tu dis !…

La jeune fille ne répondit pas.

Affolée, la mère continua :

— Il faut que tu divagues pour oser pareil aveu. Roger !… Un jeune homme dont ton frère n’a jamais rien pu savoir !… Un jeune homme qui ignore lui-même de qui il est l’enfant.

…Une épave de ruisseau peut-être ?

…En tous cas, un être qui a dû au hasard de ne pas être jeté dans le troupeau de l’Assistance publique ?

…Ce garçon-là, mon gendre ?

…Ton mari !

— Maman !… maman !…

Sans écouter, Mme Méen poursuivit :

— Ah ! ses visites avaient un double but !… Il t’enjôlait et je n’y ai rien vu !…

— Maman, tais-toi. Je n’ai jamais dit un seul mot de mon affection à l’ami de mon frère. Cela, je te le jure.

— Il a sans doute été plus communicatif lui.

— Jamais !… Jamais !…

Mme Méen conclut :

— Il ne remettra pas les pieds ici.

— Je l’aimerai quand même.

— Alors, tu es folle !

— Non, mais je crois que ce serait une infamie de consentir à un mariage autre qu’avec celui vers qui je me sens attirée.

— Pour cette union, tu peux en faire ton deuil.

Un silence.

— On ne peut pas sortir de là, riposta encore Mme Méen. Il faudra choisir. Tes préférences, tes goûts ou les miens, ce qui équivaut à : ta mère ou le peintre Roger. Roger qui ? Personne n’a jamais su…

— Maman, tu es surprise ; tu ne t’attendais pas. Ne m’en veuille pas, je t’en prie, de mon aveu. J’aurais pu agir différemment : refuser sans explication.

— C’est cela de la fourberie !

— J’aurais évité cette scène pénible, regrettable… Garde-moi rancune, si tu le veux, de mon silence, mais ne déverse pas sur lui ton courroux. Doit-il être responsable de fautes qui ne lui sont pas personnelles ?

— La voilà qui prend sa défense !… Oh ! non, jamais ! affirma encore la mère avec un geste énergique.

— Pourquoi le recevais-tu ? pourquoi — il y a cinq minutes encore — t’intéressais-tu à ses succès ? l’encourageais-tu ? te réjouissais-tu d’une chance ?

La mère évita de répondre.

Elle continua comme si elle ne parlait qu’à elle-même :

— Un jeune homme à qui j’ai ouvert ma porte par compassion, par charité, pour appeler les choses par leur nom… Vrai, il y a de quoi rire !… Ma fille devenir la femme d’un garçon sans famille, sans nom, sans le sou !… Ton frère va être édifié !… C’est lui qui je pense, va se charger de l’évincement. Je vais l’informer dès sa rentrée.

Berthe tressaillit.

Un silence gros d’angoisses plana sur les deux femmes.

La pauvre enfant souffrait trop pour soutenir plus longtemps une discussion.

Elle crut qu’elle allait s’évanouir.

Elle balbutia :

— Écoute.

Mme Méen la considéra le regard toujours flamboyant.

— Tu m’as dit, n’est-ce pas, que tu ne consentirais jamais à ce mariage ?

— Je le répète, jamais !

— C’est bien décidé ?

— Absolument. Sur cette parole, et, quoi qu’il arrive, je ne reviendrai pas.

— Je t’ai affirmé que je n’avais pas dit un mot de mon affection à M. Roger.

La mère écoutait. Berthe ajouta :

— La famille Blégny attendra bien huit jours la réponse, je suppose.

— C’est un peu long, mais enfin !

— Eh bien, dans huit jours, je ferai connaître ma décision. Garde pour toi, seule, d’ici là, mon aveu.

…Me le promets-tu ?

— Tu m’imposes des conditions ?

— Non, mère, je ne t’impose rien. Je te demande simplement de laisser passer quelques jours dans le calme. Quelque chose de pénible plane sur nous en ce moment. Je souffre de ne pas avoir la même idée que toi. Nous souffrons toutes les deux. Attendons pour prendre une résolution. Il ne faut pas que nous nous repentions plus tard, de celle que nous prendrons. Je ne veux pas te causer du chagrin. Je réfléchirai. Toi aussi, dis, mère, tu réfléchiras !

— C’est fait. Il y a des choses auxquelles on ne doit pas consentir.

Berthe n’insista pas.

Elles se séparèrent.

Une fois seule, la jeune fille éclata en sanglots.

Une heure après, lorsque Maurice revint, sa mère ne put garder pour elle l’aveu de sa fille.

Elle traduisait son mécontentement par ses actes, son maintien, ses gestes saccadés, fiévreux.

— Tu ne t’attends pas à la communication que je vais te faire, déclara-t-elle ironiquement. Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Hier, nous recevions pour ta sœur une demande honorable. Elle refuse. Elle a rêvé plus haut que cela. Un héros sans pareil.

…L’amour supplée à tout.

…Son idéal, c’est ton ami Roger.

Maurice la regarda.

— Cela t’étonne ? Il y a de quoi. Dans la vie, il faut s’attendre à tout.

…Maintenant, c’est à nous à agir… J’ai dit à ta sœur que je ne consentirais jamais à ce mariage. Elle m’a demandé huit jours pour réfléchir.

…J’attendrai jusque-là.

…En attendant, tu voudras bien signifier à ton ami de ne plus remettre les pieds ici.

Le regard du fils et de la mère se rencontrèrent.

— Je pense que tu trouves naturelle ma détermination.

Maurice interrogea :

— Je doute que Roger connaisse le sentiment de ma sœur.

— Elle le prétend.

— Maman, objecta le jeune homme avec beaucoup de calme, si Berthe t’a dit qu’elle avait gardé pour elle son amour, tu peux la croire.

— Vas-tu l’excuser ?

— Je n’approuve ni ne désapprouve. Ma sœur est franche, sincère. Compte sur ma parole. Quant à moi, tu m’embarrasses. Quel motif donner à mon ami pour l’éloigner d’ici s’il ignore que Berthe l’aime.

— Des prétextes ? Tu en trouveras dix, si tu le veux. Du reste, si tu n’agis pas toi-même, je m’en charge.

— Je te demanderai de ne rien brusquer. Je tiens à l’amitié de Roger. Il possède des qualités que je n’ai rencontrés chez aucun de mes camarades.

— J’admets qu’il reste ton ami, mais je ne veux pas, entends-tu, qu’un garçon sans le sou et sans nom entre dans notre famille.

— Puisque Berthe t’a demandé huit jours, patiente jusque-là.

…Je reconnais que Roger est pauvre, qu’il est isolé, mais, permets-moi de te dire qu’avec son talent — un talent qui tôt ou tard s’imposera, j’en suis sûr — si aucune ombre n’existait dans sa vie, Roger pourrait avoir des ambitions.

…Berthe n’est pas une révoltée. Laisse écouler la semaine. Tu verras ce qu’elle décidera.