Sans asile !/09

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La Revue populaire (p. 100-104).

IX

imprévu


À l’hôtel de la rue d’Aguesseau, les domestiques affolés courent de tous côtés.

Un docteur est là près du lit où râle la malade.

Il se sent impuissant. Les remèdes restent sans efficacité.

Fulbert vient de partir en hâte à la recherche d’une sommité médicale.

La concierge se tient sur le seuil de sa loge.

Elle offre ses services.

Dans l’hôtel, du haut en bas, des visages inquiets, des regards qui s’interrogent, des soupirs, des ombres qui circulent en attendant la minute suprême.

La nourrice et les enfants ont été éloignés.

Jean va et vient dans la chambre.

Il s’approche de son beau-père affalé dans un fauteuil. Devant la douleur muette du vieillard, Jean n’a pas le courage de dire un mot.

Il se dirige vers l’homme de science.

— Eh bien, docteur ?

Celui-ci se tait.

Impossible de se méprendre sur le silence.

Jean se retourne.

Les tapis assourdissent ses pas.

Dans la chambre où le drame lugubre se joue, la respiration, les hoquets seuls, de l’agonisante coupent le morne silence.

Tout à coup la porte s’ouvre.

Atterré, le souffle court, Fulbert annonce :

— Monsieur le docteur Romeuf.

Son confrère vient à lui, tend la main, chuchote quelques mots et les deux praticiens reviennent près de la moribonde.

Ils échangent leurs impressions.

Elles sont les mêmes.

Rien à tenter.

Le pouls diminue insensiblement.

La faiblesse augmente de minute en minute.

— Angèle !… murmure, suppliant, Maxime d’Hallon, me reconnaissez-vous ?… Regardez ces messieurs, ils vont vous soulager… Où souffrez-vous ? Parlez-leur.

Aux praticiens :

— Tentez quelque chose, docteurs, essayez tout.

Ils ne répondent pas.

Enfin, pour disputer à la Grande Faucheuse, celle dont les minutes sont comptées, pour donner aussi à ceux qui se désolent une dernière lueur d’espoir, ils rédigent une ordonnance.

Mais ils sont persuadés que tout effort est inutile.

Ils s’éloignent.

Jean les accompagne dans l’antichambre.

À son regard interrogateur, l’éminent docteur Romeuf déclare :

— Vous pouvez, capitaine, vous attendre à tout. L’injection de caféine éloignera de quelques minutes le dénouement fatal. Le mieux ne sera que factice.

…Ne vous y fiez pas.

— Vous avouerez, docteur, que c’est épouvantable de sortir de chez soi bien portante et d’y être rapportée mourante, parce qu’il a plu à un monsieur de faire rouler à toute vitesse son automobile.

— Oui, c’est épouvantable ! Les règlements ne sont pas mis en vigueur.

— Y en a-t-il des règlements ?

— Il y en a. On ne les applique pas.

— Vous croyez, vraiment, docteur, que Mme d’Hallon est condamnée ?

— C’est mon avis. C’est aussi celui de mon confrère.

Il ajouta d’une voix basse :

— Trop de lésions internes, mon cher capitaine. Courage. Préparez doucement Mme d’Anicet.

Des ménagements ?

C’est fini entre eux.

Jean laissera aux évènements le soin d’agir.

Malcie comprendra sans lui.

Et puis, les médecins peuvent se tromper. Sont-ils infaillibles.

Malcie a entendu.

Depuis des mois, ses illusions sont tombées.

Elle s’attend à des luttes, des douleurs.

Elle ne croit pas aux joie durables.

Lorsque, de sa fenêtre, elle a vu sa mère transportée sur une civière, sous le porche, elle l’a crue morte…

C’est elle qui, en courant vers la blessée, a appelée à son aide, ceux dont les noms sont arrivés à ses lèvres : son mari, les domestiques…

— Jean !… Fulbert !…

C’est elle qui, quelques minutes plus tard a embrassé celle qui est cause de son long martyre.

C’est elle, qui avec de douces paroles, a obtenu le soulèvement des paupières.

Ce qu’elle vient d’entendre confirme ses pensées.

Sa mère est perdue.

Rien ne peut la retenir à la vie.

Sa résolution est prise.

Il lui faudra du courage. Beaucoup. Elle en aura pour gravir la nouvelle station du Calvaire.

Lorsque Jean revint dans la chambre, Malcie, pâle, mais résolue, se lève. Elle va vers le vieillard, son père.

— Père, veux-tu me laisser un instant avec ma mère.

Maxime lève ses yeux rougis vers la douce créature.

— Pourquoi, mon enfant ?

— Père, j’ai à lui parler. Deux minutes, seulement.

Puis à Jean :

— Inutile de me leurrer. J’ai tout entendu.

La porte était entr’ouverte.

Surpris, il balbutie :

— Comment donc ?

— Ma mère est condamnée. Dieu me fera la grâce de quelques minutes dont j’ai besoin. Voulez-vous, je vous prie, accompagner mon père et ne pas le laisser seul. C’est lui qui a besoin de consolation.

— C’est une idée étrange que vous avez-là. Dans l’état où est votre mère, vous pouvez vous trouver embarrassée.

— Ne craignez rien. J’ai plus d’énergie et plus de courage que vous ne pensez.

Jean n’insista pas.

— Va, père, suis Jean… Vous reviendrez quand je vous en prierai.

Le désir de sa fille était un ordre.

Restée seule, Malcie fit manœuvrer le cordon des rideaux.

La lumière des deux grandes fenêtres tomba sur le visage de la malade.

Aucune impression n’échappa à la jeune femme.

Malcie s’approcha du lit, et, pour être très près de l’agonisante, afin que personne n’entendit la dernière conversation, elle s’agenouilla.

Le buste courbé, prête à recevoir la confession de celle qui mourait, Malcie prit dans ses mains celles de sa mère ; dont pas un geste, pas un mot, n’avait trahi le secret pendant tant d’années.

Son cœur battait fort, mais sa volonté était énergique.

Elle répéta :

— Mère !…

Angèle d’Hallon ne fit aucun mouvement.

Était-elle déjà insensible à tout ou bien revivait-elle le passé ?

Les remords surgissaient-ils ?

Se rappelait-elle la naissance de son premier enfant, dans une villa de la banlieue, qu’elle avait habitée pendant un mois ?

Revoyait-elle le petit être enveloppé de langes, confié à la créature infâme, la femme masquée qu’elle-même avait conduite à Jacques d’Anvertout.

Voyait-elle tout cela et tout cela l’écrasait-elle d’horribles tourments ?

— Mère ! renouvela Malcie, c’est moi votre enfant. Regardez-moi.

Les paupières se soulevèrent et les yeux ternes, presque sans vie, rencontrèrent ceux de la courageuse Malcie.

Ses lèvres remuèrent comme pour un balbutiement.

Aucun son ne sortit.

Paralysée ?

La femme de Jean tressaillit.

— Vous voulez parler, mère ?

La prunelle à demi-éteinte fit le tour de la chambre dans un effarement.

— Nous sommes seules… Si vous avez quelque chose à me dire ne craignez pas.

Un râle sortit de la poitrine d’Angèle.

— Mourir… Je vais mourir… Terrible punition ?…

— Que dites-vous, mère ? Vous n’en êtes pas là, j’espère.

Malcie se pencha.

Très bas, comme un souffle :

— Punition ?… Qu’est-ce que cela signifie ?

— Oh !… oh !…

Elle montre son front, sa poitrine.

— J’étouffe !… Jamais je ne pourrai ?

Si, mère, avec un peu de bonne volonté.

— À vous !… À vous !… C’est effrayant !

— Au contraire. Peut-être n’y a-t-il que moi qui puisse savoir… Ayez confiance !… Voyons ! un effort. Voulez-vous que je soulève votre tête ?

— Oui.

— Attendez. Je vais mettre un coussin derrière l’oreiller. Vous serez plus à l’aise. Là… Êtes-vous mieux ?… Vous devez respirer plus librement… Qu’avez-vous à me confier ?

Une lueur de vie éclaira les yeux tout à l’heure mornes.

— Votre père…

— Je vous ai dit que nous étions seules. Si vous avez quelque chose à me révéler, parlez sans crainte… Est-ce quelqu’un à me recommander ?

— Oh ! je ne pourrai !… Je ne puis !…

— C’est cela, n’est-ce pas ? J’ai compris. Ce que vous me confierez sera respecté. Si vous avez une volonté à m’exprimer, je vous jure qu’elle sera respectée.

— Votre père a toujours ignoré…

— S’il ne doit jamais savoir, le silence que vous avez gardé sera continué. Si le bonheur dépend de son ignorance, tous mes efforts tendront à l’entretenir.

La main que Mme d’Anicet retenait tressaillit.

— Malcie !

— Mère !…

— On dirait… que… vous savez…

Un silence.

— Tenez ne prolongez pas plus longtemps vos souffrances… Oui, je sais…

— Vous savez ?…

— Oui.

— Comment avez-vous appris ?

— Peu importe.

La malade se redressa.

La femme du capitaine s’effraya des yeux qui la fixaient.

— Est-ce qu’il vit ?… Savez-vous s’il vit ?

— Oui, mère.

— Comment ? Je le croyais mort.

— Le père, oui. L’enfant, non.

La tête retomba sans forces sur l’oreiller.

— Il vit !… Il vit !… Mauvaise mère !… Malheureuse mère !… Maudite !…

Ses mains gesticulaient comme pour cacher une vision sinistre, comme pour éloigner un fantôme.

— Mère !

Les lèvres qui bleuissaient tremblotèrent encore, et, difficilement, articulèrent.

— Heureux ?… Malheureux ?… Dites-le moi.

— Beaucoup de choses lui ont manqué.

— Le connaissez-vous ?

— Oui.

— Je suis punie !… punie !… Ma fille savait !…

…Où vit-il ?

— À Paris.

Un silence de mort.

Puis un cri :

— Malcie ?…

— Mère.

— Malcie ?…

— Je vous écoute mère.

Le souffle devenait de plus en plus lent.

— Malcie ?…

La jeune femme se sentait elle-même défaillir d’émotion.

— Faites…

— Quoi… que voulez-vous que je fasse. Parlez, je jure d’accomplir tout ce que vous m’imposerez.

— Faites… faites… ce que je n’ai pas fait…

— Mère, j’en fais le serment.

Mme d’Hallon était épuisée.

Ses dernières forces avaient passé dans l’aveu.

Sa fille l’absolvait de son crime d’abandon.

Plus rien ne la préoccupait.

Sa tête s’amollit.

Ses yeux se fermèrent.

Elle avait l’air de dormir.

Malcie se redressa.

Défaillante, elle passa dans la salle à manger où, respectant sa volonté, son père et son mari attendaient.

Là, elle balbutia :

— Les épreuves sont parfois des liens qui rattachent ceux qui étaient désunis… Père, Jean, vous pouvez venir… J’ai eu du courage. Ayez-en aussi… La vie est peu de chose.

Tous trois entourèrent la couche.

L’agonisante rouvrit les yeux, regarda l’excellent homme qui l’avait rendue heureuse… elle regarda le capitaine Jean… et ses yeux, longuement restèrent sur Malcie comme pour lui renouveler la recommandation suprême.

Un dernier souffle.

C’était fini !…