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Sapho, dompteuse/2-16

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A. Méricant (p. 323-332).

CHAPITRE XVI

L’ATTENTE TRAGIQUE

Quinze jours s’étaient écoulés depuis l’arrestation de Christian, qui, sur l’ordre du juge, avait été mis au secret le plus absolu.

Sapho avait tenté l’impossible pour voir son ami, car elle était persuadée de son innocence et se désespérait de ne pouvoir lui être utile d’une façon quelconque. Elle avait bien songé à fournir un alibi, en déclarant que le jeune homme était avec elle au moment du crime ; mais elle ne pouvait donner aucune preuve de son affirmation et, sans doute, n’y attacherait-on qu’une médiocre importance.

Après des jours d’hésitation, elle avait écrit, cependant, une longue lettre de protestation à la justice. Elle mentait avec sérénité en racontant que Christian était venu la trouver, vers trois heures du matin, qu’il ne l’avait pas quittée jusqu’au moment où le crime avait été découvert. Melcy se montrait d’une imprudence inouïe, ne renfermant jamais ses bijoux, laissant ses valeurs à la portée de tous ses visiteurs et, sans doute, avait-elle été surprise par un de ces chevaliers d’industrie qu’elle ne craignait pas de recevoir dans son hospitalière maison.

Sapho, après avoir attendu avec confiance une nouvelle enquête, était retombée dans ses craintes, car le juge ne daignait point répondre à sa lettre.

En réalité, Christian, enfermé dans une étroite cellule, avait eu à répondre à un dernier interrogatoire, et ses paroles s’étaient trouvées en désaccord avec les déclarations de la dompteuse, qu’il ignorait.
— Est-ce toi, Caryssa ?

Il s’était abêti dans la solitude, était devenu pareil aux animaux de Martial, qui, soudainement poussés en cage, rugissaient et se révoltaient en montrant les dents.

Puis, il était tombé dans la lassitude d’une agitation stérile, dans l’appel d’une agonie qui le délivrerait de ses maux ; sans âme, désormais, navrante épave humaine, dont la bouche desséchée et tuméfiée est prête à tous les aveux, même mensongers, dont le cerveau est prêt à toutes les complaisances exigées par la volonté du juge implacable et tortionnaire.

Lui, aussi, avait appelé Sapho, qu’il se prenait à chérir éperdument, car elle seule lui avait témoigné de la pitié et de l’amour.

 

La dompteuse, après une saison triomphale dans le music-hall parisien, reprenait sa vie vagabonde. Partout, on se pressait, on se bousculait pour la voir. La salle des représentations, ménagerie ou théâtre, était prise d’assaut. Parfois, à l’étranger, la garde à cheval lui était envoyée pour contenir les envahisseurs trop fanatiques.

En Espagne, ce fut une véritable manifestation enthousiaste, un inoubliable triomphe. Les acclamations des spectateurs en délire couvraient les rugissements des tigres, et c’était à qui enverrait des friandises à Mirah, la bête favorite.

La panthère noire avait recommencé ses ronronnements et ses câlineries auprès de sa chère maîtresse. Elle logeait, la plupart du temps, dans une cage installée dans la loge de l’artiste, et n’en sortait que pour les représentations. C’était une vie à deux, très douce, très tendre, car Sapho demeurait sourde aux propositions galantes, incapable de se donner une seconde fois.

Son art était tout pour elle ; c’est en lui qu’elle puisait la force de la lutte et du travail, malgré la désillusion de son cœur.

Trois fois par jour, elle se livrait à ses expériences de dompteuse, variant ses exercices, se montrant, chaque fois, plus follement audacieuse.

On l’interrogeait sur ses bêtes, sur leurs mœurs ; on lui posait mille questions sur sa vie, ses projets, le secret de l’étrange fascination qu’elle produisait sur des êtres jusqu’alors incapables de sincère attachement.

Les journaux rapportaient ses paroles ; aucun encens n’était assez pur, aucun hommage ne semblait assez flatteur pour exalter sa gloire.

Sapho eût été heureuse, sans l’internement de Christian qu’elle ne pouvait s’empêcher de plaindre et d’aimer. À distance, tous les torts de l’amant s’effaçaient ; elle vibrait de tendresse, comme aux premiers jours, n’était plus qu’une âme en peine à la recherche de son complément.

Parfois, un tigre s’échappait, et la foule en déroute poussait des cris d’épouvante, se réfugiait aux hasards des abris. La dompteuse, alors, courait à la suite du fuyard, le rappelait par de douces paroles, l’appât d’un morceau succulent qu’elle lui tendait de loin. L’animal semblait se jouer d’elle, gambadait par les rues, s’aiguisait les griffes sur les arbres de la place, et, finalement, se blottissait dans un couloir, monstre formidable et sournois, déjà tremblant sous les regards enflammés de la femme.

Elle le rejoignait, et, en attendant la cage qu’elle avait demandée, elle maîtrisait l’animal par la voix et par le geste, le magnétisait invinciblement, tandis que des gens, l’arme au poing, se préparaient à tirer dans le tas, oublieux de l’adoration que leur inspirait l’artiste, il n’y avait qu’une heure.

Mais toute gloire a son revers ; l’homme ne consent à admirer qu’à la condition de le faire sans danger.

Au printemps, Sapho revint à Paris pour s’y exhiber de nouveau dans les fêtes parisiennes et les music-halls.

Elle avait acheté vingt lions, sur ses gains, ce qui représentait une somme de cent soixante mille francs, et se montrait maintenant au milieu de quarante fauves rugissants, bondissants, superbes, qui faisaient l’admiration jalouse de ses confrères. Aucun dompteur ne pouvait désormais lutter avec elle pour le nombre et la beauté des bêtes.

Dans l’établissement où elle débuta, une foule énorme accourut, cette foule avide des combats et des dangers sanglants que l’Espagne voit aux tauromachies et qui acclame le vainqueur, quel qu’il soit, car le plus placide bourgeois possède alors une âme de tortionnaire et de bourreau.

Quand les quarante rois du désert, crinière au vent et queue battante, parurent dans le cirque, entouré d’une grille protectrice, un long frémissement courut sur les rangs pressés des spectateurs.

Sapho salua ses élèves redoutables à coups de cravache, les forçant à défiler devant elle, à sauter par-dessus les barres appuyées aux parois du pourtour. Ils bondissaient, s’enlevaient furieusement et des étincelles jaillissaient de leurs prunelles.

Puis, presque nue, superbe de jeunesse, d’audace, de talent, la femme, debout sur sa panthère noire, chantait d’une voix vibrante les strophes que Christian avait composées pour elle, et elle semblait appeler l’absent de toute la force de son amour, de toute la passion de son désir.

Les baisers disent que tout aime ;
Que tout nid tient deux amoureux,

Et que la vie est un poème
Qu’on ne lit vraiment bien qu’à deux !

Je t’aime ! ô ma belle maîtresse !
Ton doux regard vient m’embraser,
Ma chair implore ta caresse
Et ma bouche veut ton baiser !