Aller au contenu

Sapho, dompteuse/2-17

La bibliothèque libre.
A. Méricant (p. 333-346).

CHAPITRE XVII

VERS L’ABÎME

Cependant, dans une maison galante de Marseille, une femme, qui avait reçu des joyaux de Razini, s’était empressée de les faire présenter à un bijoutier pour en tirer quelque argent.

Là on avait reconnu un bracelet, orné de turquoises, dont on possédait partout la description depuis l’assassinat de Melcy.

L’honnête commerçant s’était empressé de prévenir la justice, et la fille, interrogée, n’avait fait aucune difficulté pour donner tous les renseignements désirables.

Razini, qui comptait s’embarquer le lendemain, fut arrêté immédiatement et, dans ses bagages, on trouva d’autres joyaux ayant appartenu à la charmeuse ; quant au fameux collier de perles, il avait été démonté, vendu en détail depuis quelque temps déjà.

L’aventure fit grand bruit, et, malgré les dénégations de l’individu, on fut forcé de reconnaître sa culpabilité.

Caryssa, la petite négresse, mise en présence de l’assassin, le dénonça, enfin, en reconnaissant formellement les traces d’une morsure qu’elle lui avait faite au pouce. Ces traces, quoique cicatrisées, étaient fort visibles, et on se rappela que Christian, injustement accusé, n’avait nulle blessure au moment de son arrestation.

L’intérêt dramatique et passionnel de l’affaire résidait maintenant dans le public, dans le monde auquel appartenait le comte de Sazy et dans la presse. Ce drame sollicitait l’émotion de toutes les amoureuses, leur communiquant une véritable impression de fièvre.

Mais, alors que dans le grand et le vulgaire public deux opinions bien définies se produisaient, l’une en faveur, l’autre en défaveur de la justice si peu clairvoyante, si tardive ; alors que, dans la masse bourgeoise et populaire, deux camps bien distincts se formaient, prêts à se ruer l’un sur l’autre, la société aristocratique de Paris demeurait hésitante dans l’expression de ses sentiments. Elle se réservait, feignait l’indifférence ou l’ignorance, car l’accusation, seule, bien que profondément injuste, était une tare indélébile. Tout homme soupçonné est perdu dans un certain monde, et mieux vaut avoir commis un beau crime caché que de s’être laissé prendre dans l’accomplissement d’une faute légère.

Christian, rendu à la liberté, se trouva donc effroyablement seul dans la grande ville où il avait tant aimé, tant souffert.

Pourtant, dans l’agitation, dans l’énervement qui le torturaient, il n’éprouvait aucune rechute du mal qui, si souvent, l’avait terrassé. S’il avait fallu lutter en cette heure pour conserver le bénéfice de sa réhabilitation, il aurait été capable d’une défense énergique et durable.

Voici, en réalité, ce qui s’était passé.

Après la fête donnée par Melcy, un sentiment de rancune et d’indignation l’avait empêché de retourner auprès de la charmeuse, malgré sa promesse. Décidé à abandonner cette liaison, qui ne lui avait apporté que des regrets et des remords, il était rentré chez lui pour écrire à sa maîtresse une lettre de rupture.

Mais, les mots décisifs ne venant pas, il avait déchiré plusieurs pages, et, brisé par la fatigue, s’était jeté sur son lit pour y goûter quelques moments de repos.

Maintenant, il se reprochait de n’avoir pas revu la charmeuse, qu’il aurait pu sauver de la mort ; il déplorait d’avoir donné cours à ses justes ressentiments. Que ferait-il ?… Où irait-il ?… Ses anciens amis le fuyaient, et il ne lui était plus permis de se raccrocher à Sapho qu’il avait outragée et méconnue. Ignorant les démarches que cette dernière avait tentées pour le sauver, il la croyait inflexible dans son ressentiment.

Pendant deux jours, il resta enfermé chez lui pour mettre de l’ordre dans ses affaires, commencer les préparatifs d’un long voyage qu’il comptait entreprendre à travers le monde.

Seul, un déplacement de quelque durée pourrait, songeait-il, le sauver des autres et de lui-même, lui créer des émotions nouvelles, effacer la honte des jours de détention dans la prison infâme.

En se glissant entre ses draps, la veille du jour fixé pour son départ, il lui sembla, dans l’incohérence de ses sentiments, la fragilité de ses idées, qu’il se trouvait dans la situation d’un naufragé qui serait ballotté par des vagues furieuses et reporté, tantôt vers la terre hospitalière, tantôt vers la mer en fureur, sans pouvoir se rendre compte si, enfin, une lame plus forte que les autres le déposera sur la grève ou si un remous formidable l’entraînera vers l’abîme.

Sa nuit fut faite de fugitives somnolences que rompaient des rêves tourmentés, et, lorsqu’il quitta sa couche, il ressentit une lassitude extrême comme si tous ses membres s’étaient meurtris dans une chute. Ce qu’il avait subi, depuis deux mois, était en effet extraordinaire, et il ne pouvait être surpris de l’impression que tant de tristesses laissaient en lui.

Il aurait voulu ne plus songer à ces faits ; mais leur souvenir l’obsédait irrésistiblement ; sa pensée, sans cesse, les retournait, les reconstituait dans leur tragique horreur.

En cette heure de sa vie, une rancune farouche lui venait contre le destin qui le prenait dans l’agglomération des incidents néfastes pour le jeter en une atmosphère de drame et de folie, dont il demeurait asphyxié, comme par les vapeurs délétères d’un réchaud.

Il était le jouet misérable d’une puissance mauvaise, qui, toujours, troublait son existence, le précipitait au travers des pires atrocités. Pourquoi le sort ne portait-il pas ses coups sur tant d’autres plus forts physiquement et moralement, plus capables de lutter et de se défendre ?…

Christian s’habillait fiévreusement pour partir, fuir son passé, ses souvenirs, mettre des lieues et des lieues entre ses erreurs et ses tentations. La petite somme qu’il possédait encore suffirait au voyage.

D’ailleurs, il comptait se créer des occupations, gagner sa vie à l’étranger, grâce à quelques connaissances spéciales qu’il possédait et aux différentes langues qu’il parlait couramment.

Comme il tournait dans sa chambre, on sonna à sa porte, et un jeune garçon lui remit une lettre de Sapho.

« Pourquoi n’es-tu pas venu ? demandait la dompteuse. Tu sais bien que je t’ai pardonné et que je t’aime toujours. Pour te délivrer j’ai tenté l’impossible, mais trop de preuves semblaient s’accumuler contre toi. Depuis qu’on a proclamé ton innocence, — dont je n’avais jamais douté, — j’ai vécu dans un trouble perpétuel, attendant toujours ta venue. Sois sans crainte, je ne te ferai aucun reproche, car je n’ai que le désir de te faire oublier les jours de souffrance.

« Au fond, je suis une sentimentale et une résignée. J’ai toujours pensé qu’il ne sert à rien de vouloir empêcher qu’une peine vous atteigne, et, dans le cas qui nous est personnel, à tous deux, qu’eussé-je gagné à me jeter entre toi et ta maîtresse ?…

« Mais elle a expié sa faute, et je te dis : je t’ai aimé, je t’ai toujours aimé, je t’aime encore, et si j’ai souffert éperdument dans mon amour, lorsque j’ai senti que tu te détachais de moi, maintenant je n’ai plus ni colère, ni rancune. J’ai pleuré sur mon délaissement ; pourtant je t’excuse de l’outrage dont tu m’as frappée, car tu ignorais la profondeur de ma tendresse !… Viens ! Viens ! mon Christian… Je t’attends avec impatience, je meurs du désir de tes baisers !.

« Sapho. »

« Tu me trouveras dans ma loge, près des fauves mes amis. »

Peut-être le comte de Sazy attendait-il cet appel généreux, car il eut un frémissement de joie en lisant la lettre de son amie.

Avec une hâte fiévreuse, il termina sa toilette, et se dirigea vers l’établissement où se donnaient les représentations de la dompteuse. Il savait qu’elle s’exhibait trois fois par jour, et que, par conséquent, elle passait la plus grande partie de son temps dans la pièce étroite où elle s’habillait et se déshabillait, au milieu de ses étoffes soyeuses, de ses bibelots préférés.

Il était tout enivré d’espérance, tout étourdi encore du bonheur qui lui arrivait, alors qu’il allait abandonner son pays, ses plus chères attaches pour entreprendre une vie de misère et de lutte. Il ne se disait pas, en ce moment, qu’il lui faudrait, quand même, chercher une situation, et combattre pour subsister. Tout s’abolissait dans la joie présente. Il formait mille projets pour son éternelle réunion avec Sapho. Il la chérissait uniquement, tout son être était revenu à son ancienne amie qu’il était fier de pouvoir adorer et protéger sans contrainte.

Il était avide de la revoir, de la tenir dans ses bras, dolente et pâmée, comme il l’avait vue si souvent.

Il éprouvait une fièvre de tête, d’âme, de sens qui ne laissait place à aucune considération. Si la dompteuse eût voulu se détacher de lui, il se fût tué à ses pieds pour lui prouver son adoration.

Avec un grand battement de cœur Christian entra dans la loge de l’artiste, et, tout de suite, l’aperçut couchée sur le divan, souriante et divinement émue. Déjà, il l’accablait de caresses, la prenait sur sa poitrine, ne répondait à ses questions que par ses embrassements.

Elle tressaillait dans ses bras, lui rendant étreinte pour étreinte, baiser pour baiser, se sentait prise dans un tourbillon de feu.

Comme ils s’anéantissaient tous deux dans une adorable lassitude, un frôlement se fit dans l’ombre et deux prunelles glauques se fixèrent sur eux.

Mirah, dont la cage donnait sur la loge, avait réussi à ouvrir la porte mal close, et, les babines retroussées, les crocs à l’air, elle rampait sournoisement vers le couple enlacé.

Maintenant, elle était en pleine lumière, et sa fourrure de velours noir, que nulle tache n’étoilait, paraissait plus sombre encore, plus profondément ténébreuse. Arrivée tout près du divan, elle s’arrêta, un moment, la tête levée, ses yeux d’émeraude férocement dilatés par la colère et la jalousie.

Souple, frémissante, toute secouée de haine, elle sortait ses griffes, fronçait ses naseaux, se rassemblait pour un bond mortel de fauve en courroux.

Christian et Sapho avaient goûté toutes les adorations de l’amour, ils se serraient de nouveau éperdument, comme pour se pénétrer, ne faire qu’un seul corps en eux deux, se fondre en une éternelle volupté.

Mirah eut un rauquement sinistre, ses muscles se détendirent comme des ressorts d’acier, et elle se jeta sur Christian qu’elle mordit avec rage.

Sapho, affolée, s’était dressée, cherchant à défendre son amant. De toutes ses forces, elle luttait avec la panthère qui, ivre de colère et de sang, ne lui obéissait plus. Deux fois, déjà, ses crocs étaient entrés dans la gorge du comte qui râlait faiblement, se débattait à peine.

— Mirah ! Mirah ! appelait la dompteuse, en enfonçant ses mains dans la gueule du monstre en se faisant mordre à son tour. Mais la bête ne lâchait point sa proie. Plus profondément ses terribles mâchoires fouillaient les chairs, se crispaient dans la plaie.

Le divan, les murs, le tapis, tout était rouge, et l’effroyable scène de carnage s’accomplissait, malgré les efforts désespérés de Sapho, Enfin, ses cris attirèrent les surveillants et les employés.

L’un d’eux accourut avec un trident, un autre s’arma d’une hache et un troisième d’une barre rougie au feu.

Lorsqu’on put séparer les deux corps, étroitement unis, l’un et l’autre retombèrent inertes, l’homme et le fauve avaient cessé de vivre.

Alors, Sapho, s’agenouillant dans le sang, pleura éperdument sur les deux amours de sa vie.


FIN