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Sermons choisis de Sterne/14

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 250-263).


CONSIDÉRATION
SUR LES GRACES ACCORDÉES
À LA NATION.


SERMON POUR L’INAUGURATION DU ROI.


SERMON XIV.


« Et lorsque ton fils te demandera un jour, que signifient ces témoignages, ces cérémonies, les jugemens que le seigneur notre Dieu vous a commandés ? tu diras à ton fis : nous étions les esclaves de Pharaon dans l’Égypte, et la main toute-puissante du Seigneur nous en retire. » Deuteron. VI.


Ce sont les paroles que Moïse prescrit aux enfants d’Israël de laisser à leurs enfans, qui devoient un jour oublier les grâces infinies que Dieu avoit répandues sur leurs pères. Une de ces grâces étoit leur délivrance de l’esclavage.

Quoique chaque père fût instruit à faire cette réponse à son fils, on ne peut pas supposer que cette instruction fût nécessaire pour la première génération, pour les enfans de ceux qui avoient été les témoins oculaires des faveurs de la providence. Il ne paroît pas en effet probable qu’arrivés à l’âge de raison, ils pussent faire une pareille question, sans avoir été long-temps auparavant instruits à y répondre. Chaque père avoit sûrement raconté les infortunes de sa captivité, et les particularités miraculeuses de sa délivrance. Ces anecdotes étoient si extraordinaires, leur récit étoit susceptible d’un tel degré d’enthousiasme, qu’elles ne pouvoient pas rester secrètes. La piété, la reconnoissance d’une génération anticipoient sur la curiosité d’une autre. Ils apprenoient cette histoire en apprenant leur langue.

Telle fut la condition de la première et seconde races ; mais dans le cours des ans les choses changèrent insensiblement, une longue et paisible jouissance de leurs libertés put émousser le sentiment des bienfaits de Dieu, et en placer le souvenir à une trop grande distance de leur cœur. Après quelques années écoulées dans les plaisirs et la privation des peines réelles, un excès de liberté put les dégager du soin de s’en donner d’imaginaires, et surtout de celle que les devoirs de la religion imposent. Ils purent chercher des occasions à fouiller dans les fondemens de ses loix, et à s’enquérir de la cause de tant de cérémonies.

Ils purent demander, que signifient tous ces commandemens, dans des matières qui paroissent si indifférentes ? que signifie cet ordre à les faire observer ? pourquoi a-t-on imposé tant d’obligations ! pourquoi faut-il obéir à tant de préceptes indignes de la sagesse divine ?

Ils purent aller encore plus loin ; et quoique leur penchant naturel les portât vers la superstition, quelques aventuriers sans doute gouvernèrent vers le bord opposé, et découvrirent en s’avançant que toutes les religions, quelque régime, quelque dénomination qu’elles eussent, étoient les mêmes ; que celle de leur pays étoit un arrangement ingénieux entre les Prêtres et les Lévites, un fantôme effrayant élevé et soutenu par leurs mains ; que ses rites et ses préceptes innombrables étoit autant de rouages nécessaires à la machine politique, des inventions faites pour amuser les ignorans, et les retenir dans les ténèbres favorables aux jongleries ecclésiastiques.

Quand à sa morale, quoiqu’elle soit excepté de ce raisonnement par elle-même, ils n’étoient pas en peine de l’adapter à leur système. Les hommes, disoient-ils, auroient toujours eu assez de raison pour l’avoir trouvée, et de sagesse pour la pratiquer, sans l’assistance de Moïse.

Ils raffinèrent ensuite l’art des controverses religieuses. Quand ils eurent donné à leur système d’incrédulité toute la force qu’il peut obtenir de la raison, ils commencèrent à l’embellir des tournures épigrammatiques.

Quelque bouffon Israélite à la fin d’un banquet donna carrière à son talent. Manquant de raison et d’argumens, il essaya le tranchant de son esprit sur les types et les symboles, et traita les mystères et les matières les plus sérieuses de la religion du ton de la raillerie. Il entassa mille plaisanteries sur les passages sacrés de la loi, persiffla le veau d’or ou le serpent d’airain avec courage, et se moqua des bêtes pures ou impures, en provoquant des sarcasmes contr’elles.

Il fit peut-être un pas de plus. Quand cette contrée heureuse où le miel et le lait couloient, eurent effacé les impressions du joug qui les avoit meurtris, et que les bénédictions du ciel commencèrent à tomber sur eux, il put en conclure qu’ils ne tenoit ces avantages d’aucun autre pouvoir que de leurs propres bras, que la toute-puissance seule des Israélites leur avoit procuré, et leur conservoit tant de bonheur.

Ô Moïse ! Moïse ! combien un pareil raisonnement eût mis à la torture ton esprit doux et patient ! si la superstition des Israélites te fit tomber une fois dans un excès de colère, si tes mains jetèrent les tables de la loi que Dieu avoit écrites, si tu compromis aussi légèrement le trésor du monde, avec quelle indignation et quel pieux chagrin eusses tu entendu les sarcasmes de ceux qui renioient le Dieu qui les avoit délivrés ; en disant, quel est ce Dieu dont la voix commande ici à notre obéissance ? avec quelle force et quelle vivacité leur eusses-tu rappelé l’histoire de leur nation ! que si une jouissance trop aisée des bénédictions du ciel leur avoit fait oublier de regarder derrière et loin d’eux, il étoit nécessaire de leur répéter que leurs ayeuls étoient en Égypte les esclaves de Pharaon, sans aucun espoir de rédemption, que la chaîne de leur captivité avoit été scellée et rivée par une succession de quatre cent trente années, sans aucune interruption favorable à leur liberté qu’après l’expiration de cette période désolante. Qu’au moment où rien ne sembloit favoriser un événement aussi glorieux, ils furent arraché presque malgré eux des mains de leurs oppresseurs, et conduits à travers un océan de périls, vers une contrée d’abondance ; que ce changement prospère ne fut pas le produit du hasard, et ne fut ni projeté ni accompli par des plans humains qui eussent succombé sous la force extérieure, ou le trouble intérieur, et qui n’auroient pas résisté à la combinaison des accidens imprévus et des passions des hommes, cause de l’élévation et de la chute des empires, mais que tout avoit été exécuté par la bonté et la puissance de Dieu, qui vit les afflictions de son peuple, en eut pitié, et par une chaîne d’évènemens miraculeux, le délivra de l’oppression.

Il leur eût répété que depuis ce grand jour, une suite de succès qu’on ne pouvoit attribuer aux causes secondes leur avoit démontré, non-seulement la providence universelle de Dieu, mais encore son attachement particulier : et que des nations plus grandes et plus puissantes avoient été chassées devant eux, et leurs terres abandonnées aux vainqueurs, pour en jouir à jamais.

C’est ce qu’ils dévoient apprendre à leurs enfans et aux enfans de leurs enfans. Générations heureuses pour lesquelles une pareille instruction fut préparée ! heureuses, en effet, si vous aviez toujours su faire usage de ce que Moïse vous enseigna.

Laissons les Juifs, et tournons nos regards sur nous. L’occasion glorieuse qui nous rassemble, et le souvenir des nombreuses bénédictions accumulées sur nous, depuis que nous comptons parmi les nations, dictent sans peine l’application que nous pouvons nous faire du reproche de Moïse.

Je commence avec le premier ordre des temps. Il produisit la plus grande délivrance à la nation, celle qui nous sauva des ténèbres de l’idolâtrie par la venue subite du christianisme parmi nous, dès le siècle même des Apôtres.

Quoique cette bénédiction semble nous avoir été commune avec d’autres parties du monde ; cependant, quand on réfléchit sur l’éloignement de ce coin de la terre, et sa situation inaccessible en tant qu’île, le peu qu’on connoissoit alors de la navigation et du commerce, la large portion du continent où le nom de Jésus reste de nos jours profané, et celle qui l’avoisine où les premières paroles de son Évangile sont à peine prononcées, on ne peut qu’adorer la bonté de Dieu, et reconnoître dans l’établissement de sa religion, une providence qui nous est plus particulière qu’aux autres nations, où indépendamment des mêmes erreurs et des mêmes préjugés, elle ne rencontroit pas ces obstacles physiques et naturels.

Les historiens et les politiques, qui cherchent les causes par tout ailleurs que dans le plaisir de celui qui dispose des événemens, raisonnent différemment sur tout cela. Ils considèrent ceux-ci comme une matière incidentèle à l’ambition fortuite, aux succès et aux émigrations des Romains. Sous le règne de Claude, lorsque le christianisme s’établit à Rome, quatre vingt mille citoyens de cette capitale du monde vinrent se fixer dans cette île ; cet événement établit une communication libre entre les deux nations, la voie fut ouverte aussi pour l’Évangile, et son transport devint fort aisé, mais jamais miraculeux ni divin.

C’est ainsi que Dieu nous permet souvent de suivre les caprices de nos cœurs, tandis qu’il les dirige secrètement, comme l’eau des rivières pour des projets de bonté. C’est ainsi qu’il put rendre cet amour de la gloire inhérent aux Romains, leur inspirer les moyens de poursuivre leur voie ambitieuse, et les guider ici. Il put faire servir la méchanceté des hommes à ses décrets éternels, les faire errer pendant quelque temps hors de leurs limites jusques à ce que ses desseins fussent accomplis, puis tout-à-coup leur enfoncer ses crochets dans les narines, et ramener ces bêtes de proie dans leurs tanières.

Après la manière dont l’Évangile nous fut donné, n’oublions pas comment il fut préservé du danger d’être étouffé et éteint par cet essaim de barbares qui vinrent sur nous du haut du nord, et comme un ouragan ébranlèrent le monde, qui changèrent les noms, les coutumes, la langue, le gouvernement, la face même de la nature par tout où ils se fixèrent. Tout ce qui étoit susceptible de changement sembla périr, et notre religion fut préservée : ah ! si elle ne succomba pas sous ce poids immense de ruines, si du moins sa beauté n’en fut pas ternie, n’en attribuons la cause qu’à Dieu. La même puissance qui nous l’envoya la soutint quand la contexture des choses fut par tout brisée.

C’étoit encore peu d’avoir préservé le christianisme d’une destruction totale, comptons parmi les bienfaits de la Providence celui de l’avoir sauvé de cette corruption, que le laps des siècles, les abus des hommes et la tendance naturelle des choses vers la dépravation, ont introduite.

Depuis le jour que commence la réformation, par quels événemens étrangers elle a été exécutée et perfectionnée ! si ce n’est pas sans taches et sans rides, du moins sans difformité et sans aucune marque de vieillesse.

Rappelons-nous la bourasque violente qui l’assaillit et la secoua dans cette période de notre histoire que tu teignis et défiguras de sang, Marie ! pouvons-nous y réfléchir sans adorer la Providence qui se hâta d’enlever de ta main le glaive de la persécution, en rendant ton règne aussi courtqu’il fut barbare ?

Si Dieu nous lit, comme aux Israëlites, sucer le miel des rochers, et cueillir l’huile qui découloit des pierres, combien sa miséricorde fut plus signalée ! il nous donna ses bienfaits, sans en retirer aucun prix ; dans les jours glorieux qui suivirent ce moment d’horreur, quand un règne long, sage et nécessaire pour bâtir les fondemens de l’église, succéda, au règne plus court qui l’avoit retirée de ses ruines.

Cette bénédiction étoit nécessaire, et elle nous fut accordée. Dieu prolongea les années d’une princesse renommée jusqu’au terme le plus long, il lui donna le courage de rassembler un peuple errant et persécuté, et de le fixer sur la base de la félicité ; il remit entre les mains de ceux à qui il a confié le soin des empires la pierre de touche qui doit éprouver la foi.

Béni soit, Élisabeth, ton nom à jamais ; tu as établi un serment plus facile pour les Bretons que pour les autres peuples de la terre ; quelques changemens que ces peuples ayent éprouvés, il n’en est point arrivé dans leurs misères, et il est à craindre qu’il n’en arrive point, tant qu’ils seront étroitement, serrés dans les chaînes de la superstition et dans celles du pouvoir.

Par quelle Providence nous échappâmes à ces deux maux naturellement liés ensemble dans le règne suivant, lorsqu’un sang choisi fut demandé, et qu’on se préparoit à l’offrir dans un seul sacrifice !

Je n’entremêlerois pas ici les horreurs de cette fête lugubre ; je ne compterois pas les douleurs du règne qui leur succéda, et qui finit par la subversion de notre constitution ; s’il n’étoit pas nécessaire de poursuivre le fil de notre délivrance à travers les temps horribles, et de faire remarquer la bonté de la Providence qui nous protégea contre la fureur d’un projet, et nous restaura contre l’injustice de l’autre.

Oui, le dernier eût été pour nous un triste sujet de souvenir, s’il ne fût pas devenu un objet de bénédiction ensuite, par l’événement qui nous rendit nos libertés. Soit que Dieu voulût corriger le sens mal entendu de ses bénédictions antérieures, soit qu’il voulût nous apprendre à réfléchir sur leurs privations, il souffrit que nous approchassions du bord du précipice ; là tout étoit perdu s’il n’avoit suscité un rédempteur. Les artifices de la société nous auroient doucement fait glisser dedans, ou si elle avoit manqué son coup, la force étoit prête à nous y pousser, et c’en étoit fait de nous.

Cette délivrance eut des suites si heureuses qu’il semble que Dieu avoit troublé nos eaux, comme celles de Bethesda, pour les rendre ensuite plus saines ; depuis cette époque à jamais mémorable nous jouissons de tout ce qui appartient à l’homme. Notre liberté, notre religion fleurissent, les droits des rois, ceux du peuple sont appréciés, et nous en voyons la durée dans les siècles à venir ; voilà l’objet des remercîmens que nous faisons aujourd’hui à Dieu.

Rendons-lui des actions de grâce, mes frères, d’une manière qui convienne à des hommes sages ; répondons à l’intention constante de ses bénédictions, et faisons-en un meilleur usage que nos pères, qui se lassèrent souvent de leur bonheur. Remercions Dieu de la contrée qu’il nous a donnée, et lorsque notre prospérité s’y accroît avec les établissemens dont nous la chargeons, quand nos richesses et nos familles se multiplient à l’envi, que nos actes de vertu et de reconnoissance se multiplient aussi, que le Dieu puissant, dont les voies sont droites, et les ouvrages saints, puisse le jour qu’il comptera avec nous, juger dignement des bénédictions qu’il nous a prodiguées.

C’est en vain que des jours solennels sont établis pour célébrer des événemens heureux, s’ils n’influent pas sur la morale de la nation. Un peuple pécheur ne peut être reconnoissant envers Dieu, il ne peut être loyal envers son prince. Il doit être ingrat envers l’un, parce qu’il ne vit pas dans la mémoire de ses bienfaits ; il trahit l’autre, parce qu’il détourne la Providence de prendre son parti, et de le conduire au but de la royauté.

Oui, l’on a dit avec raison que le péché est une trahison contre l’ame ; l’homme méchant est un traître envers son roi et son pays. Quelques causes que les politiques assignent au progrès et à la chute des empires, un homme bon et religieux sera toujours le meilleur citoyen, et le sujet le plus soumis ; un individu a beau me dire, qu’importe ma droiture au bonheur de ma nation ? Je lui répondrai toujours, si elle ne sert pas à vous faire bénir ici, elle accumulera ses bénédictions dans le trésor de l’autre monde. Ainsi soit-il.