Aller au contenu

Sermons choisis de Sterne/15

La bibliothèque libre.
Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 264-277).


LE CARACTÈRE D’HÉRODE.


Sermon prêché le jour des Innocens.


SERMON XV.


« Alors s’accomplit la prophétie de Jérémie. Une voix s’est fait entendre à Rama : on a ouï des lamentables plaintes. Rachel pleurait pour ses enfans, et elle ne voulait pas être consolée, parce qu’ils ne vivoient plus. » Saint-Mathieu II. 17 et 18.


Ces paroles citées par Saint-Mathieu furent accomplies par la cruauté et l’ambition d’Hérode ; elles avoient été prononcées autrefois par Jérémie. Ce prophète ayant déclaré l’intention de Dieu de changer en allégresse le deuil de son peuple, en rétablissant les tribus qui avoient été conduites captives à Babylone, il commence par donner une description particulière de la joie de ce jour promis ; il peint les Israélites prêts à rentrer dans leurs anciennes possessions, à jouir de tous les priviléges qu’ils avoient perdus, et surtout à recouvrer la protection de Dieu, et la continuation de ses bontés sur eux et sur leur postérité.

Pour faire une impression plus forte sur leurs esprits, et leur faire goûter les charmes de ce changement ; il leur décrit pathétiquement leur tristesse au jour où ils furent menés en captivité.

Ainsi parla le Seigneur, une voix s’est fait entendre à Rama. On a ouï des plaintes lamentables. Rachel pleuroit sur ses enfans, et elle refusait d être consolée, parce qu’ils ne vivoient plus.

Il est nécessaire, pour se pénétrer du sens et de la beauté de ce tableau, de se rappeler que la tombe de Rachel, la femme aimée de Jacob, étoit située auprès de Rama, entre ce bourg et Bethléem. Le prophète profite de cette circonstance pour produire l’un des plus touchans épisodes qu’on ait jamais conçu. Les tribus dans ce triste voyage sont supposées passer auprès de la pierre funèbre qui couvroit leur ancienne ayeule Rachel, et Jerémie usant de la liberté commune de la rhétorique, la peint s’élevant sur son sépulcre, et en qualité de mère de deux de ces tribus, pleurant sur ses enfans, se lamentant sur le sort de sa postérité entraînée vers des terres étrangères, refusant toute consolation, parce qu’ils ne dévoient plus vivre pour elle, parce qu’ils étoient arrachés de leur sol natal, et qu’il ne dévoient jamais lui être rendus.

Les interprêtes juifs disent que Jacob fit enterrer là sa femme Rachel, prévoyant par un esprit de prophétie que sa postérité devant être conduite par ce chemin, en captivité, elle pourroit intercéder pour elle.

Cette interprétation fantastique ne me paroit être qu’un songe de quelques docteurs juifs, et s’ils n’en sont pas les inventeurs, elle appartiendroit autrement à quelque songeur de l’église. Comme elle favorise la doctrine des intercessions, si nous n’avions pas des garans sur la qualité des inventeurs, il est croyable qu’elle dériveroit plutôt de quelque tradition orale de cette église, que du talmud où elle se trouve.

Saint-Mathieu nous en donne une autre interprétation, qui exclut la scène théâtrale que je viens de vous décrire.

Selon lui, ces lamentations de Rachel ne sont pas de la femme de Jacob ; c’est une allusion à la douleur de ses descendans, de ces mères désolées des tribus de Benjamin et d’Éphraïm, dont les enfans passèrent à Rama lorsqu’ils étoient conduits à Babylone, qui pleuroient sur leur sort, comme Jérémie les fait pleurer en la personne de Rachel, et qui refusoient d’être consolées, parce qu’en les suivant des yeux, elles désespéroient de les revoir jamais ; c’est une allusion, dis-je, au massacre qu’Hérode fit faire de leurs enfans. Cette application des paroles du prophète, faite par l’évangeliste, est également juste et fidelle. Cette dernière scène se passa sur le même théâtre, précisément entre Rama et Bethléem ; c’est là que plusieurs mères des mêmes tribus reçurent le second coup plus cruel que le premier ; les paroles de Jérémie furent là totalement accomplies, et sans doute dans ce jour horrible, il fit entendre à Rama une voix lamentable, Rachel y pleura sur ses enfans, et refusa d’être consolée, chaque mère fut enveloppée dans la même calamité, et se livra à ses douleurs. Chacune d’elles y pleura ses enfans, y lamenta sur l’amertume de son sort, le cœur aussi incapable de consolation, que leur perte étoit impossible à réparer.

Monstre ! ces pleurs touchans n’arrêtèrent pas tes mains ? ces plaintes retentissant le long des vallées de Bethléem, ne t’émurent pas en faveur de tant de malheureux enfans, objets de ta tyrannie ? n’y avoit-il pas d’autre voie pour ton ambition que celle que tu te frayois sur le sein foulé de la nature ? la pitié qu’excite l’enfance, la sympathie qui fait partager la tendresse paternelle ne te suggéroient pas d’autres mesures pour assurer ton trône et ton repos ? Tu cheminois sans entrailles, arrachant tes victimes des embrassemens de leur mère, et les jetant sans vie à leurs pieds, tu les laissois à jamais inconsolables, d’une perte accompagnée de tant de circonstances horribles, et si cruelle par elle-même, que le temps, l’amitié même ne pouvoient en détruire l’impression.

Rien ne donne autant d’idées diverses de l’esprit humain que cette histoire. Lorsque nous considérons l’homme tel qu’il a été formé par le créateur, innocent et juste, plein de tendresse, aimant et protégeant ses semblables, cette idée ébranle l’autorité de ce récit ; pour la lui rendre nous sommes forcés d’envisager l’homme sous un aspect bien différent, et de le représenter à notre imagination non point tel qu’il a été créé, mais tel qu’il est, capable par la violence et l’irrégularité de ses passions, d’effacer de dessus son cœur l’amitié et la bienveillance, et de se plonger dans des excès si contraires, qu’il rend trop probables les horribles récits que l’on fait de lui. La vérité de cette observation est ici réduite en exemple. D’après le caractère de l’historien qui nous rapporte ce fait, celui du tyran qui commit un tel crime est le garant du degré de confiance que mérite l’écrivain, et lorsqu’après une information il paroit qu’Hérode agit conséquemment à ses principes, le fait demeurera incontestable, et fondé sur une évidence que lui-même nous aura fourni.

Il est donc essentiel de vous peindre dans le reste de ce discours le caractère de ce prince non pas tel qu’il est tracé dans l’écriture ; car elle se refuse à nous fournir les matériaux d’une pareille description. Elle achève en peu de mots l’histoire du méchant quelque grand qu’il ait été aux yeux du monde, et elle s’étend avec complaisance sur la moindre action du juste. Nous y trouvons toutes les circonstances de la vie d’Abraham, d’Isaac, de Jacob et de Joseph, minutieusement rapportées. Le méchant y semble être mentionné à regret, il n’est mis sur la scène que pour être condamné. Elle ne veut ainsi nous proposer que des objets d’imitation. On ne peut pas nier cependant que la vie des méchans ne soit de quelqu’utilité, et quand ils sont offerts non pas à l’admiration, mais à l’exécration publique, ils excitent une horreur du vice qui fait en nous la même impression que le tableau de la vertu. Quoiqu’il soit pénible de représenter un homme enveloppé des ténèbres que ses vices ont amoncelées sur lui, quand ce tableau sert à ce but et qu’il tend à éclaircir un point de l’histoire sacrée, la description porte son excuse avec elle.

Cet Hérode, dont l’évangéliste parle, étoit un composé de bien et mal ; quoiqu’il fût certainement un méchant homme, sa contexture étoit cependant mêlée de bonnes qualités. Il étoit donc reconnu sous deux caractères bien différens l’un de l’autre. Quand on regardoit son côté favorable, c’étoit un homme d’une adresse infinie, populaire, généreux, magnifique dans ses dépenses ; en un mot, s’attirant par quelques vertus l’approbation et le respect.

Vu sous une autre face, c’étoit un homme ambitieux, remuant, soupçonneux, avide, implacable dans sa colère, irréligieux et insensible. Lorsque le monde veut juger un caractère aussi complexe que celui-ci, il assemble sur un même plan le bon et le mauvais, déduit la somme la plus petite de la plus grande, et pèse l’homme avec ce qui reste dans la balance de la raison. Ce compte paroît juste, mais il est souvent trompeur. Quoiqu’il puisse être bon dans plusieurs cas ordinaires de la vie privée, il est insuffisant pour juger la conduite des hommes élevés, et surtout quand les vertus et les vices excèdent les proportions communes. Prenons une règle différente ; elle semble d’abord plus partiale, mais elle nous rapprochera mieux du problême que nous cherchons, la vérité. La voici. Dans un jugement de cette espèce, il faut distinguer et fixer devant nos yeux la passion principale qui détermine le caractère, et la séparer de tous les accessoires. Il faut ensuite examiner combien les autres qualités bonnes ou mauvaises servent à soutenir le rôle principal. C’est en négligeant une pareille distinction, que nous nous croyons souvent des êtres inconséquens, tandis que nous sommes bien loin delà ; cette variété de formes, et ces apparences contradictoires ne sont que des moyens divers de contenter notre passion favorite.

Ce fil nous servira à démêler le caractère d’Hérode tel qu’il est dépeint ici.

Ce qui nous frappe d’abord en lui est son ambition aussi immodérée que la jalousie du pouvoir. Quelqu’inconséquent qu’il soit, son caractère est invariable, et chaque action de sa vie s’en rapproche. Nous en conclurons donc que cette source met en jeu la plus grande partie, peut-être même toutes ses autres passions. Cela sera aisé à démontrer.

J’ai dit qu’il étoit irréligieux, et qu’il n’avoit de sentimens de religion qu’autant qu’il en falloit pour ses desseins. Ne nous raconte-t-on pas qu’il bâtit des temples dans la Judée, et qu’il éleva des statues aux dieux du paganisme ? Ce n’est pas qu’il fût persuadé de bien faire, car il étoit né Juif, et il avoit été élevé par conséquence dans la haîne de l’idolâtrie ; mais il sacrifioit ainsi à son idole chérie, à son ambition. Cette grossière complaisance le mettoit en grâce auprès d’Auguste, et auprès des grands hommes de Rome desquels il tenoit son pouvoir ; il étoit avide, pouvoit-il ne pas l’être avec la faim dévorante que l’ambition jamais rassasiée lui causoit ? Il étoit jaloux et soupçonneux. Montrez-moi un homme ambitieux qui ne le soit pas ; sa main, comme celle d’Ismaël, s’oppose aux efforts de tous, il en conclut que la main de tous s’oppose à ses efforts.

Peu d’hommes ont été coupables d’une cruauté aussi révoltante, et les circonstances particulières nous démontrent qu’Hérode se plongea dans ces horreurs à cause des alarmes qui lui étoient perpétuellement données par son ambition toujours éveillée. Il passa au fil de l’épée tout le Sanhédrim, n’épargnant ni l’âge, ni la sagesse, ni le mérite : étoit-ce par un penchant invincible vers la cruauté ? non ; le Sanhédrim s’étoit opposé à l’établissement de son pouvoir à Jérusalem.

Il livra à la main du bourreau ses deux fils, enfans de la plus grande espérance ; cependant les scélérats ont une affection paternelle, et de pareils actes sont si contraires aux lois de la nature, qu’on est forcé de supposer l’impulsion de quelque passion violente pour détruire et triompher de ses lois. Cela étoit vrai, la jalousie de sa puissance étoit sa fille bien aimée, il craignoit que ses enfans ne le détrônassent un jour, et c’en fut assez pour pousser sa colère à des excès aussi sanguinaires.

L’ambition nous a servi à connoître le mauvais côté du caractère d’Hérode ; ce premier principe une fois établi toutes ses mauvaises actions viennent à la file, comme des symptômes de la même maladie.

L’ambition nous expliquera encore ses vertus.

À la première vue, il semble miraculeux qu’un homme aussi noir qu’Hérode ait pû se ménager la faveur et l’amitié d’un corps aussi sage et aussi pénétrant que le sénat de Rome, de qui il tenoit sa puissance. On croiroit que pour contrebalancer des vices si bas, et pour soutenir son caractère, Hérode possédoit quelque grand secret, intéressant à connoître. Il en possédoit un. Mais ce secret n’étoit autre chose que le déguisement de son ambition. Il étoit adroit, populaire, généreux et magnifique dans ses dépenses. Le monde étoit alors aussi corrompu qu’aujourd’hui, et Hérode le savoit, il connoissoit à quel prix il se vendoit, et quelles qualités il falloit montrer pour surprendre son approbation.

Il en jugeoit si bien que nonobstant la haine attachée à un si vil caractère, en dépit des impressions que laissoient les plaintes répétées de sa cruauté et de ses oppressions, il arrêtoit ce torrent en lui opposant le fantôme des vertus populaires. Lorsqu’il fut mandé à Rome pour y répondre sur les crimes qu’on lui imputoit, Joseph nous apprend que par le luxe de ses dépenses, et son apparente générosité, il réfuta cette accusation, s’attira la faveur du sénat, et gagna tellement le cœur d’Auguste, qu’il conserva toujours son amitié. Je ne puis me rappeler ce trait sans ajouter que la mémoire d’Auguste sera éternellement souillée, parce que ce prince vendit à ce méchant homme sa protection pour une si vile considération.

Si d’après tout cela, nous voulons juger Hérode, ses meilleures qualités se resserreront dans une très-petite place, et quelques brillantes qu’elles paroissent, quand on les pèsera dans cette balance, elles se réduiront à rien. C’est-là qu’il faut estimer toutes les vertus, quand on ne veut pas être trompé sur leurs valeurs : examinons d’abord à quel usage elles sont employées, et à quel principe elles sont soumises ; après cela, tout est connu, et le caractère d’Hérode, ce caractère compliqué tel que l’histoire nous le donne, quand il est analysé se réduit à ces mots. C’était un homme d’une ambition démesurée, que rien ne retenoit quand il falloit la contenter. Ses vices n’étoient pas seulement les ministres de sa passion, mais ses vertus mêmes, (si elles méritent ce nom) étoient stipendiées au service de son ambition.

C’en est assez sur le caractère d’Hérode ; il peut être utile à connoître, mais surtout il réduit au silence toutes les objections faites sur le massacre des enfans de Bethléem, objections tirées de l’invraisemblance d’une histoire aussi horrible. Hérode agit conséquemment à ses principes, et comme agiroit en pareille circonstance un homme qui auroit une tête aussi ambitieuse, et un cœur aussi mauvais. Quel désordre n’a pas commis l’ambition ? combien de lois la même tragédie a-t-elle été exécutée sur de plus grands théâtres ! Non-seulement l’innocence de l’enfance, et les cheveux blancs de la vieillesse n’ont pas excité la pitié, mais des contrées entières ont été sans distinction incendiées et réduites à la famine, sous la conduite de l’ambition. Réfléchissez sur ce que nous rapporte un écrivain[1] respectable ; soixante et dix villes populeuses furent ravagées et détruites par P. Émile à une heure fixée et imprévue ; cent cinquante mille personnes furent en un jour faites captives, et destinées à être vendues au dernier enchérisseur, et à finir leurs jours dans les travaux et dans la peine. Le massacre étonnant qu’ordonna Hérode le cède à ce trait ; hélas ! ce que l’histoire nous rapporte de plus horrible en ce genre prouve trop la méchanceté des hommes ambitieux.

Que le Dieu de merci préserve le genre humain des événemens pareils à ceux-ci, et qu’il nous accorde le don d’en faire un bon usage. Ainsi soit-il.



  1. Plutarque.