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Similia similibus ou La guerre au Canada/Aux armes, citoyens !

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Imprimerie du Telegraph (p. 151-162).

XI

AUX ARMES, CITOYENS !


La journée ne se passa pas partout aussi paisiblement que dans la région où Biebenheim s’était contenté, à vrai dire, d’opérer une levée de maires et d’automobiles, et de faire boire et manger ses hommes aux dépens des habitants.

Les patrouilles dirigées à l’ouest de la ville poussèrent jusqu’à des villages où était affiché le décret du gouvernement canadien ordonnant la levée en masse.

Le premier mouvement de la population en certains endroits avait été de s’opposer carrément à l’enrôlement. Qu’avons-nous à faire, disait-on, à ces chicanes de la vieille Europe ? Avant d’être à l’Angleterre, nous avons appartenu à la France ; aujourd’hui c’est un autre maître qui se présente. Change pour change. C’est à l’Angleterre, non à nous autres, qu’en veut l’Allemagne. Mordu d’un chien ou d’une chienne, c’est toujours bête à quatre pattes. Pourvu qu’on nous laisse vivre tranquilles sur nos terres, peu importe qui nous gouverne…

Il y en avait même qui ajoutaient : Après tout, nous serions peut-être aussi bien sous le régime allemand !…

Il eût été inutile de discuter avec ces esprits sans horizon, ces égoïstes myopes incapables de voir plus loin que les bornes de leur champ d’avoine. Ces natures-là sont mûres pour l’esclavage. Heureusement, ceux qui tenaient ce langage d’ilotes n’étaient qu’une infime minorité. Leurs lâches murmures furent bientôt étouffés par des voix éloquentes.

Ce même dimanche, dans un des villages les plus éloignés qu’allaient visiter les patrouilles lancées de Québec, le curé de l’endroit laissa tomber de la chaire, au prône, des paroles qui créèrent une sensation indescriptible.

« Mes chers frères, dit-il en substance, vous êtes l’un des peuples les plus heureux de la terre. Vous ne semblez pas vous en rendre compte, s’il faut en juger par vos doléances journalières. Vous vous plaignez des taxes : taxes fédérales, taxes provinciales, taxes municipales, taxes scolaires, contributions pour le maintien des asiles d’aliénés, pour l’administration de la justice, répartitions d’église, la dîme du curé, et que sais-je encore ? Mais, dites-moi, avez-vous jamais songé qu’il existe une autre taxe, bien plus dure, que vous n’avez jamais encore été appelés à payer ?… Vous me regardez avec étonnement ; vous vous demandez peut-être si je suis dans mon bon sens. Eh bien, oui, j’affirme que vous avez été jusqu’ici exemptés d’un impôt que bien d’autres nations versent généreusement. Pourquoi y échapperiez-vous plutôt que d’autres de vos semblables ? Qu’avez-vous donc exceptionnellement mérité du ciel pour qu’il vous épargne ce qui est le lot du reste de l’humanité ? Mes frères, cette taxe que vous n’avez jamais payée, êtes-vous aujourd’hui prêts à la verser ? Je vais vous la nommer : c’est l’impôt du sang ! »[1]

Et il s’arrêta comme s’il attendait une réponse.

Dire que ces quelques phrases, énoncées avec cette simplicité qui va droit au cœur, remuèrent profondément l’auditoire, serait banal.

Des sanglots étouffés rompirent le silence de mort qui suivit les derniers mots du prédicateur. Quelques femmes faillirent se trouver mal. Les vieillards sentirent bouillonner dans leurs veines un flot oublié de jeunesse. Les jeunes hommes auxquels s’adressait plus particulièrement cet appel d’en haut pâlirent un peu, mais redressèrent fièrement la tête, regardant droit devant eux, comme si une vision céleste leur apparaissait, sanglante peut-être, mais brillante, pour la première fois de leur vie.

Une autre apparition non moins inattendue les guettait au sortir de l’église.

Une demi-douzaine d’autos chargés d’une vingtaine de militaires casqués et armés venaient de déboucher avec fracas sur la place publique et s’était rangée à une certaine distance en face de l’église. Le chef apparent de la bande avait lui aussi appelé « Monsieur le maire », à qui il avait dit d’un ton péremptoire :

— Vous allez d’abord ordonner à votre monde de venir déposer entre nos mains toutes les armes à feu qu’il possède.

— Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-ce qu’il dit, celui-là ? se demandaient les habitants les uns aux autres.

— C’est un officier venu de Québec qui veut voir nos fusils, répondit un jeune, sans la moindre intention de malice.

— Les fusils ?… Ah ! oui, les fusils ! firent plusieurs voix avec un curieux accent. Eh bien, allons les chercher.

Et là-dessus, une cinquantaine de ces joyeux garçons partaient en courant dans la grand’rue du village, où il se trouvait quelques-uns de ces établissements de commerce portant pour enseigne : « Magasin général », c’est à-dire munitionnés d’à peu près tout ce qui peut trouver acheteur à la campagne, depuis le « chapeau garni » jusqu’à la casserole de cuisine.

Le gros de la foule des paroissiens était resté sur la place, resserrant de plus en plus le cercle qui entourait le maire et l’officier, lesquels continuaient à parlementer.

La discussion s’échauffait, car le maire affectait de ne rien comprendre à ce que l’autre exigeait impérieusement de lui. Aller à Québec ?… Pourquoi faire ?… Il n’irait certainement pas, surtout avec une escorte de soldats, comme un malfaiteur… Nous autres au Canada, on n’est point accoutumé à ces manières-là… Pourquoi vouloir l’emmener de force ? il n’a rien fait de mal… Si le général Malbrough s’en va-t-en guerre — qu’il s’appelle comme il voudra — a affaire à la municipalité, qu’il vienne, on se parlera… Et patati, et patata !

L’étranger, abasourdi de cette grêle d’objections, a beau élever la voix d’un ton chaque fois qu’il peut placer un mot, rien n’y fait.

Il en est presque venu aux menaces, porte de temps à autre la main droite à la garde de son sabre, fait mine de vouloir appeler ses gens ; mais au moins dix rangées de têtes curieuses, plus haute que la sienne, lui barrent la vue de tous côtés. Ses hommes suivent cette scène de loin, sans oser bouger, retenus par la discipline qui les tient isolés autour de leurs automobiles.

Soudain, un grand cri part de la rue voisine :

— Les v’là, les fusils !


I. Brouilly del.
Soudain un grand cri partit de la rue voisine : — Les v’là, les fusils !

Et au même moment, toute une bande de jeunesses débouche sur la place en brandissant des carabines Winchester, des fusils de chasse ordinaires, de vieux mousquets à pierre, des pistolets de tous calibres, tout ce qu’on a pu ramasser dans les magasins ou dans les maisons d’alentour.

En moins de temps qu’on ne peut le dire, ces francs-tireurs improvisés braquent leurs armes sur le groupe des automobilistes, qui reçoivent une pluie de balles et de plomb à canard avant même d’avoir pu épauler leurs carabines. Une dizaine au moins ont été touchés et roulent dans la poussière ; les autres sautent en voiture et ne songent qu’à fuir. Aussitôt leurs machines embrayées, ils filent à toute vitesse dans la direction d’où ils sont venus, sans demander leur reste, sans même ramasser leurs morts et blessés.

Leur commandant, resté seul, toujours cerné par la foule, n’a pu faire un mouvement ; on lui arrache son épée, ainsi que le pistolet qu’il porte à la ceinture. Désarmé, il se sent à la merci d’une populace enragée, il pense sa dernière heure venue. Pas du tout ; on se contente de le serrer de près, de gêner ses mouvements comme dans un étau.

Le curé, qui a entendu la fusillade, se précipite au-devant du groupe des francs-tireurs.

— Malheureux ! leur crie-t-il d’un ton de sévère reproche, pourquoi avez-vous fait cela ?

L’un d’eux, apparemment leur chef improvisé, lui répond sur le même ton :

— Et vous, m’sieu le Curé, pourquoi, ah ! pourquoi nous avez-vous parlé comme ça ?

L’abbé lève les yeux au ciel, mais reste muet.

Pendant que ces choses se passent, les femmes sont accourues elles aussi ; il y a là, entre les automobiles restées sur place, des blessés, des mourants, des morts peut-être ? Heureusement non ; personne n’a été tué du coup. Quelques-uns des dix Allemands qui sont tombés n’en valent guère mieux, il est vrai.

Avec l’aide des bonnes sœurs du couvent voisin, les villageoises leur donnent les premiers soins en attendant l’arrivée du médecin de l’endroit, qu’on est allé quérir en toute hâte. On les transporte avec précaution dans les plus proches maisons ; ceux qui n’ont pas perdu connaissance semblent ébahis d’être aussi bien traités.

Leur capitaine lui-même, qui n’a pas un brin de mal sauf la perte de ses armes, est tout surpris de s’entendre dire par m’sieu le maire : « Venez dîner avec moi, en famille ; on causera plus tranquillement.»

Il comprit qu’il était prisonnier ; mais le geôlier lui parut très gentil. Évidemment, il n’était pas habitué à ces manières-là.

Mais, le premier moment de surexcitation passé, il fallait songer au lendemain. Les étrangers qui avaient échappé aux coups de feu et qui avaient pris la poudre d’escampette allaient sûrement rapporter la tragédie aux quartiers-généraux à Québec, et l’on devait s’attendre à de rudes représailles.

Comme les gens rassemblés sur le perron de l’église à l’heure des vêpres discutaient la situation, un train spécial arrivait de l’ouest avec un détachement de réguliers dont le commandant était chargé de procéder le jour même au recrutement prescrit par le décret ministériel.

L’enrôlement ! Chose curieuse, ce qui la veille aurait provoqué des scènes disgracieuses, une panique peut-être, fut à peu près généralement accueilli par des marques de joie. D’abord, c’était un commencement de secours ; et puis, bast ! il s’était passé tant de chose depuis quelques heures !

L’habitant canadien est l’être le plus pacifique du monde ; il l’est au point de paraître le plus pantouflard des hommes de la terre.

Il a une sainte horreur de la guerre et de tout ce qui s’y rattache, pour l’excellente raison qu’il n’y a jamais passé. Lui parler de recrutement en temps ordinaire est assez pour le faire fuir au fond des bois.

Les Européens, les Français en particulier, qu’il a parfois rencontrés, et qui ont des trémolos dans la voix chaque fois qu’ils prononcent le mot Patrie, lui ont toujours paru tant soit peu ridicules. S’il avait comme nous entendu ce vieux patriote alsacien réfugié à Québec dont l’invariable discours chaque année, à la fête du 14 juillet, consiste à se lever très ému, à balbutier : « Messieurs, l’Alsââce… l’Alsââce… !  » après quoi il éclate en sanglots et se rassoit, le type qui fait le sujet de cette digression aurait certainement dit : « Le bonhomme est fou, et ceux qui l’écoutent itou ». Pour lui, « verser son sang pour la défense du sol », « mourir pour la Patrie », sont de belles phrases à panache, comme on en entend à l’Auditorium, le délicieux grand théâtre de Québec. Rien de plus.

Mais mettez-le une bonne fois, comme il arrive en ce moment, aux prises avec les austères réalités de la guerre, qu’il se voie soudainement menacé dans ses biens, dans ses libertés, dans ses droits, oh ! alors, ce n’est plus le même homme. L’agneau se métamorphose instantanément en lion rugissant.

C’est pourquoi, cet après-midi-là, malgré le ciel gris et la pluie fine et froide qui en dégouttait, les abords de la salle publique, transformée en bureau d’enrôlement, étaient encombrés d’une foule bruyante, animée, vibrante d’enthousiasme. On assistait à l’appel de la première classe, celle des hommes de dix-huit à trente ans, non mariés ou veufs sans enfants. On remarquait avec une visible satisfaction que bien peu des inscrits n’avaient pas encore fait acte de présence.

Naturellement tous n’y allaient pas avec le même élan. Il y avait des hésitants, d’autres résignés, quelques-uns entraînés par l’exemple, pour ne pas passer pour des lâches, peut-être poussés par quelque dépit ou peine d’amour.

— Ce n’est pas bien drôle tout de même, disait l’un des sortants qui tenait son certificat d’attestation dans sa main, d’aller tout bêtement exposer sa vie à l’âge où l’on y a à peine goûté !

— Bah ! dit un camarade, on ne meurt qu’une fois, et encore seulement quand son heure est arrivée. Quand la tienne sonnera, prends toutes les précautions que tu voudras, il faut bien que tu avales ta langue comme les autres, dans ton lit comme ailleurs. Mourir pour mourir, n’est-il pas cent fois mieux de tomber les armes à la main au champ d’honneur ? Au moins on laisse un nom glorieux à sa famille.

— C’est pourtant vrai, je n’avais pas songé à ça, répondit l’autre.

Ce qui prouverait qu’un mauvais principe peut quelquefois servir une bonne cause. C’était peut-être la première fois que le fatalisme musulman venait au secours du gouvernement canadien. La recette est spécialement recommandée aux agents recruteurs de l’avenir.

  1. Ce sermon a été prononcé un dimanche de janvier 1916, pendant la campagne de recrutement, par le curé d’une paroisse du bas du fleuve.