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Similia similibus ou La guerre au Canada/Le numéro deux

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Imprimerie du Telegraph (p. 163-178).

XII

LE NUMÉRO DEUX


Dans cette même journée du dimanche, la garnison allemande de Québec avait reçu du renfort. Quelques centaines de fantassins, grenadiers, artilleurs lui étaient arrivés par trains spéciaux sur les chemins de fer de la rive sud.

En même temps, le haut commendement recevait pour la première fois des nouvelles précises des autres corps d’invasion. Ces communiqués étaient loin d’être bien rassurants. Partout le long de la frontière de Québec et d’Ontario, les tentatives d’envahissement avaient plutôt misérablement échoué.

Plusieurs milliers de Canadiens-français de la Nouvelle-Angleterre avaient passé la frontière en contrebande pour venir prêter main-forte à leurs compatriotes.

Partout, la vigilance des autorités canadiennes avait assez bien réussi à déjouer des plans pourtant concertés avec une habileté infernale.

On avait fait en outre des perquisitions domiciliaires aux différents groupes d’immigration allemande qui en ces dernières années s’étaient échelonnés au nord du Saint-Laurent et de l’Ottawa, d’après un ordre de gradation trop symétrique pour ne pas faire partie d’un vaste complot d’ensemble dont l’esprit dirigeant ne pouvait être ailleurs qu’à Berlin.

Ces recherches avaient amené de singulières découvertes : presque partout, il y avait toute une organisation de cercles mystérieux, espèces de sociétés secrètes quasi-anarchistes, en correspondance suivie avec des centres d’action établis çà et là, tant au Canada qu’aux États-Unis, souvent même munis d’appareils de télégraphie sans fil.

Au cœur même de la grande ville de Montréal, on venait de dénicher un poste très bien aménagé de radio-conducteurs capable de percevoir les ondes hertziennes de très loin ; il avait encore tout récemment servi à échanger des signaux avec un poste correspondant de l’autre côté de la frontière américaine.[1]

Cette organisation se ramifiait jusque dans les prairies de l’Ouest, jusqu’en Colombie Britannique même.[2] On avait vu dans les journaux, il y a quelques années, que le Kaiser avait acheté pour son propre compte des milliers d’acres de terre sur la côte colombienne ; or, on venait de découvrir dans ces mêmes parages une installation de radio-télégraphie qui devait servir à guider les pirates allemands sur l’Océan Pacifique.

Bref, la mèche était éventée. Tout ce qu’il y avait de régiments réguliers et volontaires sur pied avait été mobilisé dès le premier jour, et le Ministère de la Milice et de la Défense organisait avec une activité fiévreuse l’armement et l’équipement des centaines de mille jeunes hommes qui venaient d’être appelés au service.

Heureusement, depuis plusieurs années, le Canada avait fait abondante provision de fusils et de munitions, grâce à son excellente organisation d’armurerie, de cartoucherie et de fonderie d’obus. La perspective n’était donc pas précisément rose pour les sinistres agresseurs du Dominion.

Dans son somptueux cabinet de travail au Château, Von Goelinger était en train de déchiffrer les dépêches qui, tout en parlant d’échecs partiels, lui commandaient de tenir bon de son côté, lorsque son aide-de-camp vint lui apprendre qu’une des patrouilles envoyées dans le district avait été exterminée.

Nous avons déjà dit que chez le farouche commandant le fond n’était pas méchant. Malgré l’état d’exaspération où devaient le pousser tant de mauvaises nouvelles reçues coup sur coup, dès qu’il fut seul il laissa échapper un gros soupir, tout en grommelant entre ses dents :

— Il va donc falloir passer aux instructions numéro deux !

Il n’est pas nécessaire d’avoir lu les ouvrages révélateurs du général Bernhardi pour savoir que dans le militarisme prussien tout est réglé comme papier de musique.

Dans cette rude discipline dont l’origine remonte à la canne du Gros Guillaume, lequel s’en servait habituellement pour fouailler les femmes même en pleine rue, les abréviations comptent, les nombres sont des hiéroglyphes gros de sens. Le lecteur a donc naturellement conclu que, puisqu’il fallait passer au « deux », c’est que le « un » était épuisé, c’est-à-dire qu’il ne suffirait plus de désarmer les habitants et d’interner les notables à titre d’otages.

Quant aux mystérieuses instructions numéro deux, on n’allait pas tarder à voir en quoi elles consistaient.

Effectivement, à peine les nouveaux ordres étaient-ils distribués aux différents commandements de la garnison, qu’on y percevait les signes d’un grand branle-bas. Chevaux et automobiles étaient réquisitionnés par toute la ville, de même que force bidons de résine, de benzine et d’autres produits auxquels la science allemande ne cesse d’inventer toute sorte d’applications plus originales les unes que les autres.

Les gens matineux purent assister dès le petit jour au départ de nombreux détachements armés et munitionnés de toute façon, filant à toute vitesse à travers les grandes rues, pour se disperser ensuite en éventail sur les routes qui divergent de Québec vers le Nord, à l’Est et à l’Ouest.

Le plus formidable de ces corps expéditionnaires et le premier parti avait pour destination, on le pense bien, le village éloigné où les instructions numéro un avaient été canardées et mises en loque. Mais là non plus, on n’avait pas perdu son temps.

Le fil de fer barbelé est un article de commerce très en vogue dans nos campagnes, étant reconnu comme la meilleure protection contre le bétail sauteur — les sauteux comme on dit par chez nous. Les marchands en font un gros débit, et en gardent toujours des stocks considérables.

Cette fois, on en avait tendu une triple rangée sur tout un côté du village, car on s’attendait à la très prochaine visite d’une sorte de bétail nouvellement importé dans le pays.

Le télégraphe avait aussi joué et la petite garnison de la place avait reçu du renfort durant la nuit. Plus que cela : les jeunes recrues de la veille, qui avaient si vaillamment, sinon reçu, au moins administré le baptême de feu, avaient organisé entre eux un petit militarisme de leur façon.

Ceux à qui il manquait encore un fusil avaient passé la nuit à la forge, où les faulx qu’ils apportaient se transformaient séance tenante en armes horribles à voir, par un simple changement à l’angulation de la douille. Ce primitif outil champêtre, d’instrument de paix et de travail devenait ainsi l’un des plus formidables outils de guerre, ressemblant à s’y méprendre à l’arme favorite des Polonais de 1793. Ceux qui la portaient cette fois s’étaient romanesquement baptisés les Faucheurs de la Mort…

Respectons la propriété littéraire. Le véritable parrain de ces jeunes Faucheurs, celui qui avait puisé dans ses souvenirs historiques l’inspiration de ce pittoresque cri de guerre, et qui se voyait déjà dans le rôle d’un Kosciusko ou d’un La Rochejacquelein à la tête d’un parti de héros paysans, était l’un de ces personnages dépareillés, pour ne pas dire types à part, qui ne passent peut-être qu’une fois tous les cent ans sur la terre. Celui-ci mérite que nous nous arrêtions un instant, en attendant que ses Faucheurs de la Mort croisent le fer avec les spadassins qu’ils guettent là-bas au coin d’une route.

Droit comme un I, fier comme un hidalgo, toujours soigneusement sanglé et boutonné presque jusqu’au cou dans son invariable frac noir dont les basques flottent mollement sur un pantalon à la hussarde, la gorge serrée dans une de ses larges cravates auxquelles il tient comme à sa barbiche à la Napoléon iii, il est le portrait vivant du soldat du Second Empire.

En effet, le bouton cerclé de rouge qui orne le revers de son habit, la médaille militaire qu’il ne manque jamais d’arborer dans les grandes circonstances, prouvent assez qu’il a un passé ! N’a-t-il pas fait la campagne du Mexique sous l’infortuné Maximilien d’Autriche, n’a-t-il pas même servi le drapeau de la « Frrrânce » en Algérie ? De ces héroïques souvenirs lui vient sans doute ce tragique sourire qui flotte éternellement sur ses lèvres.

Orateur fougueux, quand il prend la parole, que ce soit devant un rassemblement populaire ou dans une paisible salle de délibération, c’est toujours sa grande voix des batailles qui tonne. Il faut l’entendre alors, car il a une manière à lui de rouler les r à faire vibrer les vitres. Ses deux gestes favoris consistent, l’un à empoigner nerveusement son impériale, l’autre à porter la main droite à son côté gauche comme pour mettre flamberge au vent ; alors, l’ennemi fuit en désordre.

Une âme héroïque comme celle-là devait souffrir le martyre dans un milieu prosaïque comme celui où elle avait pris corps dans un moment de distraction sans doute, et où l’on n’entendait parler que commerce de bois et de cuir. La vie de cet homme jusque-là avait été un rêve et un désenchantement. Son rêve était une chimère, son désenchantement la réalité.

Dès son jeune âge, il avait logé dans un coin de son cœur l’image de l’adorée. L’adorée, c’était « la Frrânce,» la France chevaleresque, idéaliste, la France qu’il n’avait encore vue qu’en songe, mais qu’il se promettait bien d’aller voir. Il avait fait vœu que, lorsqu’il y mettrait les pieds, son premier geste en débarquant sur les quais de Calais ou du Havre serait de se jeter à plat ventre au risque de passer pour fou à lier, et de donner à la terre de France le doux baiser qu’un fils doit à sa mère.

Son imagination peuplait l’air ambiant de visions tricolores. Il avait dû, dans ses années de collège, passer de longues heures sur les remparts de Québec, interrogeant avidement l’horizon dans l’espoir d’y voir poindre les couleurs de France, à l’instar du vieux soldat de Carillon chanté par Crémazie.

Dis-moi, mon fils, ne paraissent-ils pas ?

Ce fut sans doute le plus beau jour de sa jeunesse, celui où une fringante corvette française remontait le Saint-Laurent pour la première fois depuis la cession du Canada par Louis XV à George III. Par la suite, chaque fois qu’il arrivait des délégués de France, il était le premier à leur souhaiter la bienvenue comme à des frères. Il se considérait sérieusement lui-même comme un pur Français de France, l’un de ces malheureux émigrés que la fatalité avait forcés de quitter leur beau pays ; seulement, dans son cas, l’émigration avait eu lieu longtemps avant sa naissance.

Il était né de modestes, mais excellents parents appelés Gontrand. Mais dans son rêve de gloire il voulait se faire un nom à lui-même. Il s’en fit un, voici comment. Un jour qu’il remontait le fleuve en compagnie de brillants officiers de la marine française, à qui il était en train de faire un cours d’histoire du Canada où le four banal et le moulin banal des anciens seigneurs de la colonie française jouaient un grand rôle, il lui arriva, en passant au large d’un endroit appelé Saint-Denis, d’indiquer sur la rive un vieux moulin à vent dégarni de ses ailes, et de dire modestement : « Voilà le moulin banal de mon père ! »

De ce moment, les officiers l’avaient pris pour le fils du seigneur de la place et ne l’appelaient plus que Monsieur de Saint-Denis. À partir de là, lui-même ne signa plus autrement que Gontran de Saint-Denis, en laissant négligemment glisser sous sa plume la dernière lettre de son nom patronymique.

Or, le hasard avait voulu que Gontran de Saint-Denis eût choisi pour sa villégiature d’été le village même où venait de se jouer le drame que nous venons de relater. Quelle providence pour les Faucheurs de la Mort, et surtout pour le vétéran du Mexique qui, depuis si longtemps, ne vivait de duels et de combats mortels qu’en rêve !

Aussi ce matin-là avait-il passé à sa ceinture la vénérable épée de Tolède rapportée de ses lointains voyages, laquelle du reste faisait toujours partie intégrante de ses bagages.

Les Faucheurs qui, en l’attendant sur la place publique, s’étaient intéressés à suivre les manœuvres matinales de la troupe régulière, le prièrent de leur donner quelques notions élémentaires pour régler l’ordre de la marche et les évolutions d’ensemble qu’ils auraient à exécuter, car bien peu d’entre eux avaient fréquenté l’école militaire.

C’est ce qu’il fit volontiers, mais d’une voix de tonnerre, et, comme de leur côté ses élèves y mettaient un extrême bon vouloir, tout marchait assez bien pour un début, sauf quelques légers malentendus dans le genre de celui-ci.

L’un des gars persistant à se tromper de pied dans un mouvement de conversion, M. de Saint-Denis alla à lui :

— Crrebleu ! tonna-t-il, voyons… le pied drroit !

— J’en ai pas, répondit ingénument la recrue.

— Comment ! nom d’un nom ! vous avez toujours un pied gauche… Eh bien, l’au-trre, vous dis-je ?

— Ah ! m’commandant, fit l’autre subitement éclairé. Le pied droite… j’avais compris le pied-de-roi !

Bref, au bout d’une heure, la troupe des Faucheurs en savait assez long pour évoluer avec un certain ensemble sur le terrain. Quant au maniement de l’arme, on pouvait compter sur eux.

Ce ne fut pas là le seul fruit de sa glorieuse expérience que M. de Saint-Denis devait contribuer au succès de la journée.

— Nous avons à faire à des enragés, s’était-il dit. Mais il faut leur montrer qu’il ne fait pas bon se frrotter à un vieux de la vieille qui connaît le jeu.

Après s’être un peu creusé la cervelle pour inventer quelque bon tour de Jarnac à jouer à ces coquins d’Allemands, il s’écria tout-à-coup : Eurreka ! se rendit auprès du commandant de la troupe régulière et lui parla à l’oreille…

On se comprend à demi-mot entre grands stratégistes. All right. Suffit. C’est tout.

Aussi faut-il renoncer à peindre la double surprise qu’éprouvèrent les porteurs des instructions numéro deux lorsqu’à leur arrivée aux abords du village, ils se virent en face d’un large et impassable réseau de broche épineuse, derrière lequel se dressait une petite armée en parfait ordre de bataille.

Leur stupeur s’accentua davantage à la vue du miracle qui s’opérait tout près d’eux, sur l’un des côtés de la route. En apparence, c’était un inoffensif champ d’avoine mûrissante. Soudain, les épis dorés se transforment sous leurs yeux en curieux fers de lance, recourbés comme des cimeterres.

En réalité, c’étaient les Faucheurs qui les prenaient en flanc, à l’instant même où tous les fusils de la milice leur crachaient au visage. Une partie de la colonne d’attaque avait fait demi-tour et allait tirer presque à bout portant sur les porteurs de faulx, lorsqu’en avant de ceux-ci ils virent tout à coup se dresser une dizaine d’Allemands comme eux-mêmes, désarmés, mais levant les bras en l’air et criant avec un curieux accent : « Pas kapout ! pas kapout ! »

Les kaiserlicks crurent sincèrement que c’étaient leurs malheureux camarades de la veille que ces paysans armés de faulx de guerre avaient forcés de leur faire un rempart de leur corps. Ils hésitèrent un instant. Ce fut leur perte.

La tête de leur colonne se repliait en désordre sous la grêle incessante de balles qui leur venait du village, où les troupiers, bien abrités derrière leur barricade, pouvaient aveugler leurs adversaires à découvert sur le grand chemin, sans trop de danger pour eux-mêmes.

Bientôt la débandade fut générale. Les survivants regagnèrent au pas de course leurs autos et leurs chevaux, qu’ils avaient laissés à quelque distance en arrière, abandonnant sur place quelques-uns de leurs blessés et de leurs bidons.

Mais, pendant que le bouillant Gontran de Saint-Denis bondissait d’enthousiasme en brandissant son épée et en criant : Victoirre ! — car c’était lui, on l’a facilement deviné, qui avait imaginé d’utiliser les uniformes des blessés de la veille pour travestir une dizaine de ses hommes — à sa voix de stentor répondaient au loin de hideuses clameurs de vengeance.

En effet, à cette même heure, dans la plupart des autres villages plus rapprochés de la ville, il se passait des scènes bien différentes ; et, lorsque la nuit vint, le firmament, aussi loin que portait la vue, apparaissait teinté de lueurs fauves qui avaient une sinistre signification. C’étaient des villages entiers qui brûlaient, exhalant çà et là dans l’atmosphère de repoussantes odeurs de chair humaine roussie.

Le numéro deux opérait !

  1. En 1914, un citoyen en vue de Montréal, que nous désignerons seulement par l’initiale P…, en prenant possession de sa nouvelle habitation au fond d’une impasse adossée au mur d’enceinte du collège de… fut très intrigué d’y trouver les restes d’un appareil de marconigraphie installé sous les combles, il apprit que c’était un Allemand qui y avait habité avant lui. Ce dernier avait disparu après la déclaration de guerre ; on disait qu’il avait été mobilisé.
  2. L’incident suivant, raconté par M. B…, d’Edmonton (Alberta), peint bien l’état d’esprit dans lequel les meneurs de cette agitation souterraine entretiennent leurs affidés :

    « Un jour de mai dernier (1915), ma femme, sans être vue, surprit sa cuisinière, une grosse Allemande, au téléphone en train de donner rendez-vous à une amie pour ce soir-là à leur cercle, pour célébrer, disait-elle, la grande victoire que l’Allemagne venait de remporter en coulant le Lusitania. Il y aura de la bière, ajouta-t-elle, et l’on s’amusera bien. À 5 h. 30, la cuisinière vint demander à Mme B. la permission de sortir après le dîner, pour visiter, disait-elle, une cousine bien malade. La permission fut vite accordée. « Pour vous donner plus de temps à soigner votre cousine, lui dit la maîtresse, vous allez faire vos malles sur-le-champ ; cela vous permettra d’aller ensuite vous réjouir à votre cercle du meurtre épouvantable que votre nation vient de commettre. » Inutile d’ajouter que Gretchen ne se le fit pas dire deux fois. »