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Similia similibus ou La guerre au Canada/Coup de tonnerre dans un ciel sans nuage

La bibliothèque libre.
Imprimerie du Telegraph (p. 23-38).

II

COUP DE TONNERRE DANS UN CIEL SANS NUAGE


La joie de vivre…

Ce mot nous ramène brusquement à la joviale compagnie de tout à l’heure, qui pour le moment est en train de se repaître d’autre chose que de belle nature, de couchers de soleil et de rêveries aux étoiles.

La table autour de laquelle les chaises se touchent de près paraît crouler sous les victuailles. Pas plus de place libre dessus qu’à l’entour. C’est un des us du pays — et l’on sait que le Canadien tient aussi mordicus à ses coutumes qu’à « sa langue, ses institutions, et ses lois » — de tout mettre dehors quand il a du monde à dîner.

Ne lui parlez point de la cérémonieuse et parcimonieuse étiquette des villes, où l’on s’assoit devant des couverts symétriquement rangés, mais vides, avec tout un assortiment de grands et petits couteaux.

Pourquoi tant de cuillers et de fourchettes ? Des fleurs, des bougies, des lampions, des rince-doigts, c’est très joli, mais cela ne se mange pas. Lorsqu’enfin arrive le repas, la partie solide, c’est par morceaux, croquettes de la grosseur d’une noix, petites bouchées en papillotes, qu’on ne sait avec quel outil ça se mange, et qui ont l’air de dire : N’y retournez pas ! Chaque service porte un nom élégant qui sonne bien à l’oreille, mais ne remplit pas la dent.

Ici rien de tout ce falbala. Dès qu’on se met à table, on embrasse tout de suite du regard la terre promise dans toute son étendue, du petit coup d’appétit au dessert.

Sauf la soupière qui, après avoir gaiement ouvert le bal, s’est retirée pour faire place au rôti de résistance, et la théière qui fume à grosses bouffées sur le fourneau en attendant son entrée en scène, tout est là : tranches de jambon rose, croustillant rôti de porc frais à l’ail, pâtés de viande qu’on appelle ici tourtières, pains de beurre finement moulé, tout cela un peu pêle-mêle à côté des friandises du dénouement, beignes poudrées de sucre blanc, fraises à la crème, cœurs de sucre d’érable, œufs à la neige, crèmes fouettées, tartes La Fayette, petits gâteaux glacés.

Comme avec cela tous les interstices entre ces plats sont occupés par les ustensiles de moindre volume, sucrier, pot au lait, porte-cuillers, marinadiers aux petits oignons et aux cornichons, sans oublier l’argenterie de famille représentée par l’huilier en double plaqué qui reluit fièrement au centre de la nappe, la corbeille à pain a dû se réfugier sur un guéridon latéral, îlot presque désert d’où elle fait de fréquents voyages à la terre ferme.

Cette gastronomie rabelaisienne n’est peut-être pas ce qu’il y a de plus hygiénique, mais elle illustre le large esprit d’hospitalité que les Canadiens de descendance française — qui entre parenthèse sont et s’appellent entre eux Canadiens tout court, par droit d’aînesse — ont hérité de leurs ancêtres, contemporains de l’auteur des Faits et gestes de Gargantua et de son fils Pantagruel.

Cette table chargée à mitraille semble répéter constamment : Servez-vous donc, les amis !

Ceux-ci n’ont en effet qu’à allonger le bras tout en causant ; leur appétit peut papillonner d’un sujet à l’autre, comme la conversation, qui marche grand train sans avoir à se préoccuper des tatillonnages de l’étiquette.

Sans être tout à fait aussi bruyante qu’au début du repas, la gaieté n’a pas cessé un seul instant de voltiger d’un propos à l’autre. C’est un feu roulant de badinages accompagné en sourdine par le cliquetis des couteaux et fourchettes.

Une fois cependant, il y eut comme un froid : l’un des convives, de bonne foi sans doute, mais peu au courant de la situation, avait jeté dans la conversation un nom bizarre, qu’il avait quelque difficulté à prononcer.

— Et ce jeune Beb… comment dites-vous ? Biebenheim ? Y a-t-il longtemps que vous l’avez vu ? avait-il demandé à l’amphitryon.

Celui-ci avait esquissé un mouvement d’ennui, tandis que les deux jeunes personnes assises sa droite avaient pâli.

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Il est temps de renseigner le lecteur sur la nature de cette réunion et sur la situation respective des principaux personnages. Ce petit festin n’est pas tout à fait un dîner de noces ; il y a tout de même du mariage dans l’air.

L’hôte de la circonstance, Jean-Baptiste Meunier, et sa digne épouse qu’il appelle familièrement « sa vieille », sont sur le point de marier leur fille aînée, Marie-Anne du nom de sa mère.

Le futur bienheureux, on l’a deviné, est le jeune invité occupant la place d’honneur à la droite du maître de la maison. La plupart des autres convives sont les frères et cousins de la fiancée, quelques-uns accompagnés de leurs légitimes.

C’est ce soir même la signature du contrat, ce qui explique la présence du solennel invité d’en face, à qui l’on dit « Monsieur le notaire ». Et c’est demain la messe du mariage.

Un roman qui se respecte ne saurait se passer d’au moins un héros avec son héroïne. Mais notre histoire n’a nullement la prétention d’être un roman à l’eau de rose.

D’ailleurs, dans ce pays, l’un des plus heureux de la terre, puisqu’il se flatte d’avoir vécu en paix avec ses voisins depuis plus d’un siècle, les féroces vertus épiques n’ont guère de champ de développement. Simple question de temps et de milieu, paraît-il ; l’humanité est un peu partout la même, et c’est un mot courant que les peuples les plus bourgeois, quand leur pays est attaqué, se transforment en lions.

Nous attendrons donc que nos deux jeunes héros aient manifesté leur valeur autrement que par une signature de contrat, avant de tracer leur portrait de pied en cap.

Pour l’intelligence de ce récit, il suffira de dire que Marie-Anne, vers la fin de ses années de couvent à Québec, avait fait la trouvaille du Prince Charmant dans la personne d’un jeune journaliste qui lui fut présenté comme un garçon d’esprit et d’avenir. Elle l’avait rencontré chez une amie de pensionnat, dans un de ces salons intimes et démocratiques où se cultive encore plus qu’on ne le pense, avec le goût des lettres et la musique, l’art déclinant de la conversation.

Paul Belmont — tel est son nom — était le boute-en-train de cette petite société ; dans ces réunions, il était souvent d’une gaieté folle, malgré le sourire plutôt triste qui lui était habituel, et qui, disait-il quand on lui en faisait la remarque, lui venait de naissance. Il était orphelin, et les jeunes personnes de l’âge de Marie-Anne ont généralement un faible pour les orphelins, surtout quand ils ont vingt-cinq ans.

La vie de Paul, que celle-ci n’avait pas manqué de se faire raconter, n’avait de remarquable que cette note souffreteuse qui le rendait intéressant.

Il n’avait connu ni sa mère, morte en lui donnant le jour, ni son père, emporté peu après par le chagrin. Recueilli en bas âge par des parentes éloignées qui furent très bonnes pour lui, il avait pu suivre un cours complet de belles-lettres.

À vingt ans, au sortir du collège, seul dans la vie, mais pétri des classiques, piqué de la tarentule littéraire, il avait dit adieu à ses bienfaitrices et était venu chercher la gloire, sinon la fortune, dans la capitale de l’Est, qui comme toutes les villes universitaires avait quelque prétention au titre d’Athènes. Il s’y était fait remarquer par quelques originalités de style qui lui avaient valu plus de compliments que d’argent.

Il faut croire qu’il excellait autant, sinon plus, dans le genre épistolaire que dans l’art d’accommoder et de griller ses adversaires politiques, car quelques lettres ardentes dont le thème favori était la prédestination des âmes-sœurs créées l’une pour l’autre lui avaient suffi pour convaincre la bonne Marie-Anne qu’il ne pouvait vivre sans elle.

De son côté, celle-ci eût préféré mourir elle-même que de commettre un pareil homicide ; et bref, comme le pays était encore trop jeune pour que les mystérieuses affinités à propos desquelles Paul écrivait tant de belles choses y fussent admises autrement que pour le bon motif, l’âme-sœur s’était, un beau jour présentée chez le père Meunier sous les traits d’un orphelin de vingt-cinq ans, et avait fait la grande demande.

L’excellent homme se fit d’abord un peu tirer l’oreille ; quelqu’un, un rival peut-être, lui avait insinué que les rédacteurs de gazettes étaient une sorte de bohémiens, la terreur des poulaillers. Mais sa digne épouse, que Marie-Anne avait gagnée à sa cause, fit de si belles instances que M. Meunier comprit qu’il était inutile d’attendre les sommations respectueuses. Il donna son consentement.

C’était là tout le roman de cœur qui allait se dénouer ce soir même par devant notaire, en attendant le curé.

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Tout, sauf une légère complication. Le dimanche précédent, après le repas du soir, papa Meunier entouré de sa famille, y compris le futur gendre, faisait la sieste sur sa véranda lorsqu’un visiteur se présenta. Courtaud, trapu, tête carrée, épaules carrées, buste guindé, d’une raideur militaire, visage coloré, moustache blonde à pointes retroussées, petits yeux en vrille, voilà en quelques coups de crayon le portrait du personnage.

Il n’était pas inconnu dans la place, car en l’apercevant le père Meunier avait dit : « Tiens ! voilà le Prussien ! » On le désignait sous ce nom dans le village. Après les premiers bonsoirs échangés, Marie-Anne, qui avait ses raisons pour brusquer les choses — car depuis un certain temps on avait cru remarquer qu’il avait des attentions, peut-être des intentions pour elle — se leva et lui dit :

— Monsieur Biebenheim, permettez-moi de vous présenter mon fiancé, M. Paul Belmont.

L’étranger réprima vite un léger mouvement de surprise et de dépit ; sans tendre la main, il salua gauchement, et tout ce qu’il put tirer de son larynx enroué de nature fut cette formule froidement polie, dite avec ce bizarre accent tudesque qui sonne si drôlement aux oreilles canadiennes :

— Che fous zouhaite peaucoup te ponheur !

Il ne s’attarda pas longtemps. Il était simplement venu en passant pour dire bonsoir. Ceux qui avaient assisté à cette petite scène se rappelaient qu’au moment de prendre congé il avait demandé à quand la noce, après quoi il avait murmuré cette phrase énigmatique :

— C’est dommache que fous ne m’ayez pas préfenu plus tôt, ch’aurais peut-être eu un pedit gonzeil à fous tonner…

— Donnez toujours, lui avait-on dit en riant.

— Non ! avait-il repris d’un ton de sphinx, en fusillant Paul de ses petits yeux gris. Maintenant il est trop tard. Trop tard !… Et il était parti dans la nuit.

— Voilà un drôle de pistolet, s’était alors écrié Paul. Avez-vous vu comme il m’a regardé, cet oiseau de mauvais augure ? J’en ai eu presque froid dans le dos. Il y avait des reflets d’acier dans ces yeux-là. Il m’a semblé voir luire mille baïonnettes !

C’est la réminiscence de ce petit incident en apparence insignifiant qui avait, on se le rappelle, causé quelque malaise pendant le repas des fiançailles, lorsqu’un des convives avait jeté le nom de Biebenheim dans la conversation. Malaise passager du reste, car le festin se termina gaiement, après quoi on passa dans la « grand’chambre », qui est le salon chez nos bons habitants.

Comme la nuit arrive vite, Marie-Anne, qui est encore la fille de la maison, allume la lampe suspendue au centre de la pièce, capuchonnée de son abat-jour rouge-vif et frangée de clinquants qui tintillent comme des clochettes. Cette lumière douce éclaire en rond une scène hors de l’ordinaire.

La compagnie devenue tout à coup silencieuse, presque solennelle, fait cercle dans la demi-ombre du pourtour de la salle. Tous les regards, toute l’attention se concentrent sur un point unique : juste sous la lampe, en pleine lumière, sur le tapis vert de la table à cartes de la famille, un grand buvard immaculé, avec plume et encrier ; devant la table, un fauteuil… vide.

C’est le papa qui rompt le silence. Très grave, l’œil quelque peu embrumé, il se tourne vers son voisin et dit :

— Monsieur le notaire, nous sommes prêts.

L’interpellé se lève avec dignité, s’approche de la table, salue la compagnie à la ronde, tire de sa poche un pli dont l’endos est bariolé de belle écriture moulée, soulignée de grands traits à l’encre rouge, le déploie et l’étale avec soin sur le buvard rose, et s’assoit. Puis, s’étant mouché et dérouillé le larynx, il déclame d’une voix claire :

« Pardevant maître Jean Prudhomme, notaire public »…

On n’entendit pas la suite…

Belmont, peut-être pour concentrer sa pensée sur quelque chose de moins prosaïque que la fastidieuse lecture d’un grimoire notarial, plus probablement aussi pour respirer quelques bouffées d’air pur, s’était planté devant une des croisées ouvertes du côté de l’eau ; il regardait au loin, comme en rêve. Tout à coup il ressentit dans ses yeux comme l’éblouissante brûlure d’un éclair aveuglant ; poussant un cri sourd, il s’affalait sur le plancher comme une masse au moment où le solennel notaire ouvrait la bouche. On s’empressa autour de lui…

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Juste à ce moment, la maison parut osciller sur son solage en solide maçonnerie du temps des Français. Toute l’atmosphère de cette paisible soirée d’été avait été soudainement ébranlée par une épouvantable détonation comme si la terre elle-même eût fait explosion, éclat de foudre suivi d’un sinistre sifflement à travers l’espace et s’effondrant au loin en sourds craquements semblables aux lointains crépitements du tonnerre.

— Mon doux seigneur ! s’exclama Madame Meunier en faisant un grand signe de croix, jamais je n’ai entendu tonner comme ça par un temps sec.

Tout le monde s’était précipité aux fenêtres d’abord, puis au dehors. Le grand chemin qui traverse le village était déjà plein d’ombres effarées, courant de-ci de-là, toutes se posant la même question, personne n’y pouvant répondre. Quelques voix éplorées disaient :

— C’est la fin du monde !

Paul, apparemment remis de son éblouissement, et Marie-Anne s’étaient accoudés à la barrière du petit parterre de fleurs donnant sur la route, tous deux silencieux et pensifs, tous deux ayant le vague pressentiment de se voir brusquement arrachés à leur beau rêve et mis tout à coup aux prises avec les plus tragiques réalités de la vie. Quelque chose leur disait de rassembler toutes leurs forces intimes pour franchir ensemble l’abîme qui allait s’entrouvrir sous leurs pieds. Leurs regards perdus semblaient interroger le tableau noir de l’île d’en face, lui demander le mot de l’énigme.

Soudain, du sein de ce lugubre massif qu’ils contemplaient en silence, ils virent surgir une lointaine lueur rouge-sang, aussitôt suivie du même tonnerre que tout à l’heure. En moins de temps qu’on ne peut le dire, un fulgurant météore parut sortir du même point de l’horizon, traverser l’espace en miaulant, décrivant dans les airs une vertigineuse trajectoire pour aller s’abattre avec fracas sur le promontoire de Québec, dont le dos d’éléphant piqué de scintillantes lumières se dessinait au loin en surplomb sur le fleuve.

Marie-Anne n’avait pas peur ; elle se sentait brave près de son fiancé. Elle lui demanda machinalement, comme en rêve :

— Qu’est-ce que tu penses de tout cela, mon ami ?

— Je songe, répondit-il, que c’est peut-être là le grand secret que le Prussien t’aurait révélé si tu ne devais pas devenir ma femme.

Comme pour répondre à sa pensée, une troisième explosion ébranla l’air, accompagnée des mêmes phénomènes.

Tout à coup quelqu’un cria dans la foule :

— Québec est en feu !

Effectivement, la haute silhouette du Gibraltar canadien n’était plus illuminée que par les fauves lueurs de ce qui semblait à cette distance une véritable conflagration. Son étincelant éclairage électrique venait de s’éteindre instantanément. Ce devait être un désastre.

— Mon journal ! pensa tout à coup Paul.

Au même moment, monsieur le notaire s’écriait :

— Ma maison ! ma femme ! mes enfants ! mes minutes !

Il n’y avait plus à songer au contrat. Le père Meunier offrit aux deux citadins de les faire conduire à la ville.

— Vite ! dit-il à l’aîné de ses garçons. Chauffe l’auto ! — Car en ce temps-là, il y avait peu d’habitants à l’aise qui n’eussent leur voiture à gazoline.

Quelques instants après, Paul embrassait sa fiancée et filait à grande vitesse, en compagnie du notaire, sur le macadam poudreux de la Côte de Beau Pré.