Aller au contenu

Similia similibus ou La guerre au Canada/La joie de vivre

La bibliothèque libre.
Imprimerie du Telegraph (p. 15-22).

I

LA JOIE DE VIVRE


On est à table. Joyeuse compagnie.

Au moment précis où commence notre histoire, les convives achèvent justement d’étouffer, sous force tamponnement de mouchoirs et de serviettes, les derniers spasmes d’une hilarité qui tout à l’heure devait être homérique.

Il en reste tout de même un peu, car le silence qui a suivi l’explosion, comme l’accalmie après l’orage, est encore d’un instant à l’autre entrecoupé de petits accès de fou-rire convulsifs, involontaires, contagieux, qui repartent de nouveau, en courtes fusées, chaque fois que les convives échangent un regard. « C’est plus fort que moi, » semblent-ils se dire, et ils pouffent de plus belle, à la seule pensée du bon tour qui vient d’être joué.

Dire que toute la compagnie présente a manifesté son contentement avec une égale exubérance serait faillir à la première vertu du narrateur : la véracité.

Le moins bruyant des rieurs, et pour cause peut-être, a été le personnage occupant le haut bout de la table, évidemment le maître de la maison ; comme on dit, il rigole en dedans.

Son voisin et sa voisine de droite — deux jeunesses rougissantes qui ne sont apparemment pas frère et sœur, s’il faut en juger par les œillades langoureuses qu’ils ne cessent d’échanger — n’ont pas paru saisir le sel de la plaisanterie exactement de la même façon. Le premier a encore sur les lèvres ce curieux rictus qu’on appelle le rire jaune ; l’autre s’est contentée d’une moue charmante, accompagnée d’un regard chargé de reproche à l’adresse de l’amphitryon.

Leur vis-à-vis, solennel invité en frac noir et cravate blanche, à qui l’on dit : « Monsieur le notaire » gros comme le bras, a failli s’oublier, mais l’importance de ses fonctions l’a retenu à temps ; il a fini par esquisser un large sourire empreint de dignité, après quoi il n’a plus guère desserré les dents que pour faire honneur aux appétissantes victuailles dont la nappe est littéralement couverte.

Mais les sept ou huit autres convives s’en sont donné à cœur-joie, sinon sans quelque gêne, car, tassés comme ils sont de chaque côté de la table, ils n’ont pu s’esclaffer sans se bourrer mutuellement les côtes à grands coups de coude.

Une bonne grosse matrone, en mantelet d’indienne et coiffe blanche, la maman sans doute, obligée à tout instant de se lever de sa place pour voir au service, n’a eu que le temps, entre deux allées et venues, de constater la cause de tout ce tintamarre ; elle a simplement haussé les épaules, murmurant entre ses dents : « Encore mon pauv’ vieux ! il sera ben toujours le même ! »

En effet, le « pauv’ vieux » venait de répéter pour la centième fois peut-être une facétie de l’invention de son arrière-grand-grand-père, encore invariablement assurée d’un succès énorme après avoir servi de père en fils depuis deux cents ans sous ce toit hospitalier.

La soupe trempée, une bonne soupe aux choux moirée de graisse, le bonhomme — pardon si nous traitons aussi familièrement l’hôte de céans — avait simplement dit, après avoir porté la cuiller à sa bouche :

— Ma vieille, une autre fois, avant de servir la soupe, assure-toi donc qu’elle ne soit pas froide.

— Mais non, mais non, s’était-on récrié de toutes parts, elle est excellente, votre soupe.

Et toutes les cuillers s’étaient levées comme un seul homme. Et chacun, les non initiés les premiers, s’était précipité sur son assiette. Les non initiés cette fois étaient « monsieur le notaire » et le jeune galant qui lui faisait vis-à-vis. En vain la voisine de celui-ci lui décochait-elle force signaux de détresse à grands coups de genou sous la table ; il comprit que cela voulait dire tout autre chose que « Au feu ! »

Simultanément, l’un et l’autre portèrent la fatale cuiller à leur bouche ; non moins simultanément, tous deux se livrèrent à la plus étrange mimique du monde : la bouche pleine, faisant le gros bec, roulant de gros yeux chargés de détresse, secouant la tête et les épaules comme deux ténors d’opéra au moment de risquer l’ut de poitrine, et avec tout cela incapables d’éjaculer aucun son. Si nous cultivions le calembour, nous dirions que leur tuméfaction témoignait de leur stupéfaction.

Pendant une grosse minute qui dut leur paraître interminable, ils firent mine d’hésiter entre deux partis héroïques. To be or not to be ! Avaler ou crever !

Cette soupe était une atroce perfidie. Sous la mince couche de graisse fluide qui l’empêchait de se trahir en fermant toute issue à son savoureux fumet, c’était de la lave de Vésuve, du métal en fusion, un avant-goût d’enfer ou de purgatoire…

Ce fut du moins l’opinion bien arrêtée que s’en formèrent unanimement les deux victimes de cette infâme mystification. Par politesse, ils ne dirent pas tout ce qu’ils en pensaient, mais leur silence était éloquent. De là la joie bruyante des autres convives, qui les remerciaient avec une effusion ironique de les avoir prévenus du danger et sauvés de la conflagration.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette petite scène intime se passait par une belle soirée d’été dans un de ces calmes intérieurs, employons plutôt le mot du terroir, dans une de ces « maisons d’habitants » à l’aise qui bordent la rive gauche du fleuve Saint-Laurent à quelques milles en aval de la « Vieille Capitale, » autrement dit Québec.

Par les fenêtres toutes grandes ouvertes du côté de l’eau, arrivaient des bouffées de fraîcheur chargées de ces bonnes senteurs de fenaison et de floraison qui sont comme l’haleine de la terre sommeillante après les chaudes et laborieuses journées de juillet.

Du haut des collines d’en arrière, les derniers traits de feu du jour mourant achèvent de coucher sur le tapis vert des prés les ombres des choses, en silhouettes fantastiques, démesurées, qui semblent courir vers la nuit en rampant à travers champs et vont bientôt se fondre les unes dans les autres.

Tout à l’heure, l’angélus, carillonné de tous les clochers de la côte, a annoncé la fin du jour, et, depuis que d’une paroisse à l’autre on s’est ainsi dit bonsoir, le silence paraît plus profond au sein de cette nature champêtre. Il n’est plus guère interrompu que par les meuglements isolés de quelque troupeau attardé, par la joyeuse chanson d’un moissonneur regagnant le logis, ou par le sourd roulement d’un tramway filant à toute vitesse sur la voie ferrée qui longe le bord de l’eau.

Pourquoi dit-on indifféremment : le jour tombe, ou la nuit tombe ? On a ici l’explication de cette apparente confusion de mots.

Au delà des coteaux qui bloquent l’horizon à l’Occident, c’est bel et bien le jour qui dégringole, entraîné dans les feux du soleil couchant ; en deçà, c’est la nuit qui au même moment s’abat sur le paysage.

La poussière impalpable qu’elle secoue dans l’espace gaze d’abord le fond des vallées. Ici, le fond de la vallée est un large bras de fleuve, dont le miroir se dépolit à vue d’œil ; bientôt, sous cette grisaille tombante, ses eaux se plombent, s’imprécisent ; on ne distingue déjà plus leurs reflets argentés des gros cailloux et des récifs grisâtres que le reflux, ou plutôt le « baissant » comme on dit ici, met à sec entre les deux rives.

Puis le phénomène se met à opérer en sens contraire. Le nimbe d’or du coucher de soleil étant tout à fait disparu derrière les monts, ne laissant derrière lui qu’un crépuscule qui se décolore d’un instant à l’autre, on peut maintenant dire que, si le jour baisse, la nuit monte.

Tout à l’heure encore, on avait sous les yeux, de l’autre côté de l’eau, le luxuriant versant d’une île de sept lieues de vergers et de gras pâturages. L’ombre épaississante escalade rapidement cette montée de verdure ; lignes, contours et reliefs se dégradent, s’effacent ; peu à peu les objets perdent leur physionomie, et bientôt ce paysage d’émeraude n’apparaîtra plus que comme un immense paraphe tracé à l’encre noire sur l’horizon.

Le dernier objet à disparaître dans la nuit est, sur la plus haute crête de l’île, un grand orme isolé des massifs voisins, planté là comme dans un désert aérien, tendant ses longues branches comme des bras vers le ciel. On ne sait pourquoi, cet arbre seul, nettement détaché sur l’éther comme un point d’interrogation, semble rêveur, et fait rêver…

Tout dans cette sereine soirée d’Arcadie heureuse, parle de Paix — avec un grand P. Tout respire le repos bien gagné, la satisfaction du devoir accompli, l’action de grâces au Créateur de toutes choses, et aussi, dans une note moins solennelle, la joie de vivre !