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Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Troisième partie/III

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III

LA MAISON DE NEUILLY


La maison du poète, qui vaudrait d’être visitée comme celle de Gœthe, à Weimar, est demeurée, extérieurement du moins, telle qu’il l’a quittée il y a trente-huit ans pour le grand voyage, avec cette seule différence que, dans la niche de son mur de façade, le buste de la Victoire du Parthénon, « divinité tutélaire du pauvre logis », est aujourd’hui remplacé par l’effigie même de Théophile Gautier. C’est avec le médaillon de son tombeau au cimetière Montmartre, la seule icône qui rappelle à la Ville Lumière les traits olympiens et superbement statuaires de l’un de ses plus glorieux enfants. Pourquoi cet abandon ? Ne le demandez pas : le gilet rouge !

Vous verrez ce que je vous dis ; si jamais on se décide à réparer cette iniquité honteuse que l’agence Cook même ne peut pas expliquer aux visiteurs étrangers, et si l’on rend enfin au plus parfait artiste du verbe français des honneurs que le brave Larroumet, par exemple, a décrochés vingt-cinq minutes après sa mort, les Beaux-Arts commanderont au sculpteur une statue polychrome, et Albertus aura un gilet en porphyre rouge. À ce prix, peut-être l’obtiendrait-on de la République néo-athénienne, ou si l’on veut, de la Nouvelle Athènes. Je ne me chargerai pas de la démarche.

Si vous voulez savoir à quel degré l’homme qu’on traite encore d’impassible a poussé la sensibilité, prenez l’un de ses plus beaux livres, et, naturellement l’un des moins connus, Tableaux de Siège, et lisez-y les quatorze pages intitulées : « La Maison abandonnée ». C’est la maison dont je vous parle. Vous y verrez comment l’impassible aimait, et non seulement les êtres, mais les aîtres. Il lui avait fallu fuir les siens sous les obus, et on l’en avait comme arraché pour le transporter rue de Beaune, près du Journal officiel, dans un appartement sans air, sans jour, où d’ailleurs il mourait de froid, de faim et de tristesse.

On n’avait apporté là aucune pièce du mobilier, sinon les chats, tous les chats, sur lesquels régnait l’illustre Éponine, personne considérable, ayant son couvert propre à table et son lit sur les genoux, comme chez Mahomet, du prophète. Gautier n’avait gardé auprès de lui que ses deux sœurs, Émilie et Zoé, ses charges d’âme. À peine avait-il pris le temps de courir mettre sa fille cadette en sûreté à Genève chez Carlotta Grisi, dans cette villa Saint-Jean, dont je vous parlerai, et qui fut le paradis de ses derniers rêves. Puis il était revenu en toute hâte, et comme on s’étonnait qu’à son âge il crût opportun de s’exposer aux vains périls de la guerre et de la famine, il avait répondu par ce mot célèbre, mis en sonnet par Auguste Vacquerie :

— On bat maman, j’accours.

Il croyait, d’ailleurs, à la victoire, ayant foi à tout ce qui l’assurait alors à notre race et ne doutant pas que le neveu ne fît honneur à l’oncle dans un métier où la famille s’était taillé un manteau brodé d’abeilles. Il en avait chanté les Vieux de la Vieille, et pour le reste il en restait à Iéna. Ni la suite progressive des désastres, ni la marche des hordes sur la Ville, ni même son encerclement à bombardes, ne l’avaient désarmé d’une illusion, et, là, il était vraiment impassible. Le premier coup porté à son patriotisme de poète lui vint du conseil que ses amis lui donnèrent, et Turgan plus pressant que les autres, de mettre en sûreté sa galerie de tableaux, qui était d’ailleurs toute sa modeste fortune. Le jour où l’expert Haro vint, rue de Longchamp, avec une voiture de déménagement, emporter les chères toiles au milieu desquelles il vivait ses rêves et rêvait sa vie, il comprit que tout s’écroulait et qu’il resterait sous les décombres. Il alla rue de Beaune, en fataliste, derrière la tapissière, comme on suit un char funèbre, escorté de ses sœurs et portant dans ses bras Éponine.

Mais, en novembre, il ne put plus y tenir, et, sans écouter ce qu’on lui contait, ni ce qu’il lisait dans les feuilles, de la pluie d’obus qui rendait les voies impraticables, il voulut voir la maison abandonnée.

« Quand on pénètre dans un logis désert depuis longtemps, il semble toujours qu’on dérange quelqu’un. Des hôtes invisibles se sont installés là pendant votre absence et ils se retirent devant vous ; on croit voir flotter sur le seuil des portes qu’on ouvre le dernier pli de leur robe qui disparaît. La solitude et l’abandon faisaient ensemble quelque chose de mystérieux que vous interrompez. À votre aspect, les esprits qui chuchotaient se taisent, l’araignée lissant sa rosace suspend son travail ; il se fait un silence profond et, dans les chambres vides, l’écho de vos pas prend des sonorités étranges… »

Et « l’Impassible » écrit encore :

« Une mélancolie profonde s’emparait de nous à regarder ces lieux où nous avons aimé, où nous avons souffert, où nous avons supporté la vie telle qu’elle est, mêlée de biens et de maux, de plus de maux que de biens, où se sont écoulés les jours qui ne reviendront plus et qu’ont visités bien des êtres chers partis pour le grand voyage. Nous avons senti là, dans notre humble sphère, quelque chose d’analogue à la tristesse d’Olympio. » (« La Maison abandonnée », Tableaux de Siège.)

Lorsque je commençai de hanter chez le maître, à qui j’allais bientôt pouvoir donner le nom de père, la galerie de tableaux était revenue, et les aîtres étaient reconstitués. Les dieux lares avaient repris leur place au foyer, les chats dans les armoires, Éponine à son couvert, et la Victoire du Parthénon régnait sur l’habitacle.

Théophile Gautier, je l’ai dit, avait deux sœurs, qu’avant la guerre il entretenait à Montrouge, en vieilles demoiselles. L’une d’elles, Émilie, qu’on appelait Lili, était charmante encore lorsque je la connus, et son frère ne se lassait pas de rappeler à tout propos qu’elle avait été jolie comme les amours. Toujours gaie et souriante, elle allait et venait, distraite, myope, l’esprit ailleurs, se cognant à tous les meubles et préoccupée avant tout de ne pas laisser les oiseaux du jardin manquer du pain quotidien « qu’on leur doit puisqu’ils chantent ». Lili, influencée par le milieu romantique où elle ne laissait point d’avoir grandi, était la littéraire. Elle s’était même essayée à composer des vers qui, à dire d’expert, « n’étaient pas du tout d’une fichue bête ». Comment une si aimable fille avait-elle coiffé Sainte-Catherine, c’est ce dont Théophile lui gardait doucement le secret, et nul autre que lui ne l’aura su sur la terre. Il y avait là un « sonnet d’Arvers». Je ne me flatte pas d’en avoir pénétré le mystère, mais à certaines allusions rapprochées de certains faits, il m’est souvent venu à la pensée que le drame de la rue de la Vieille-Lanterne n’était pas étranger à ce fidèle veuvage et que le bon Gérard de Nerval n’avait pas été pleuré, dans la famille, que par son ami de jeunesse.

La sœur cadette, Zoé, formait à Émilie un contraste violent. Aussi brune que l’autre était blonde, trapue et vigoureuse que son aînée était svelte et alanguie, elle incarnait à souhait le type mâle de l’ascendance, elle y représentait l’avignonisme du père, Pierre Gautier, d’abord, et ensuite de l’aïeul, Gautier d’Avançon, citoyen redouté de la ville des Papes. La légende familiale représente Gautier d’Avançon comme une sorte d’homme des bois (Gautier, d’ailleurs, en vieux langage, a ce sens étymologique), qui vivait pendant la Révolution dans une retraite du mont Ventoux, d’où il lapidait les soldats des proconsuls. Zoé était de cette trempe, et si Théophile avait eu encore des créanciers, sous son règne, elle leur eût bellement fait choir la Victoire du Parthénon sur la tête. Le poète avait pour elle une tendresse singulière, ethnique, d’abord, et romantique ensuite. L’École de 1830 a toujours incliné à la femme nature, un peu ignare et ne demandant qu’aux vertus comme aux défauts de son sexe la clef de sa domination sur les intellectuels. Cette cadette inspirait au maître une terreur pieuse. Il semblait qu’il entendît par sa bouche toutes les voix de sa lignée.