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Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1/Troisième partie/IV

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IV

ZOÉ LANGUE DE CÔ


De sa fonction de critique dramatique du Moniteur, Théophile Gautier, même depuis qu’il ne l’exerçait plus, avait gardé le pli du noctambulisme. Il avait, comme Gœthe, horreur de la nuit et ne se résignait à se mettre au lit qu’à grand’peine. Encore fallait-il, pour qu’il pût s’endormir, qu’il sentît quelqu’un près de lui et que l’on « grouillât » dans la chambre. Ses deux sœurs se relayaient à cet office et la gratitude qu’il leur en avait les investissait d’une autorité prépondérante que tous, bêtes et gens, subissaient, et lui-même.

Zoé, surtout, figure toute balzacienne et sorte de Cousine Bette réalisée, s’était peu à peu emparée d’un pouvoir familial que le poète vieilli avait laissé tomber en quenouille. Elle menait la maisonnée. Il l’avait surnommée : Langue de coq, et, par abréviation méridionale : Langue de cô, à cause de sa puissance de bavardage invincible, et qui s’activait dès l’aurore.

Langue de cô, qui d’ailleurs ne savait rien du tout et dont l’éducation avait été vraiment trop négligée, exerçait sur son frère la domination sacro-sainte de l’ignorance. Tous les grands esprits lui sont cléments, c’est la loi des contrastes. Cerveau encyclopédique et magnifiquement équilibré, Gautier prenait un plaisir d’enfant à ouïr les pataquès et les coq-à-l’âne incessants de la malheureuse. Il en demeurait ébloui, emberlucoqué, et comme fier. Il les lui faisait redire « devant le monde ».

— Langue de cô, voici Edmond de Goncourt. C’est un homme qui aime à apprendre les choses. Expose-lui ton idée sur Jérusalem et pourquoi tu ne tiens pas à voir cette ville célèbre, berceau de la religion de tes pères ?

Et Langue de cô humait une prise, se dressait en pythie et disait :

— Je ne tiens pas à voir Jérusalem, parce que je l’ai vue. Je la vois d’ici dans ma tête. Jérusalem, c’est le Grand-Montrouge !

Extasié, Théo se tournait vers le visiteur :

— Hein ! Goncourt, hein ! Lapidaire ! Jamais Chateaubriand dans son Itinéraire… Ah ! comme c’est ça, le Grand-Montrouge, d’un mot ! Échinez-vous donc à décrire !…

On aura peine à m’en croire si j’assure que son admiration fraternelle était parfaitement sincère. Elle l’était pourtant, par phénomène de récurrence psychologique. Goncourt s’y méprenait lorsqu’il me disait tristement en sortant :

— Comme il baisse !

— Erreur, lui répondais-je, il se reprend, voilà tout. Il a trop travaillé.

L’influence de Zoé, s’imposant par ses bourdes, autant que par les soins assidus dont elle l’entourait, jusqu’à l’en circonvenir, n’est pas, je le répète, un problème insoluble, pas plus qu’il n’est nouveau, de la vie des hommes supérieurs. C’est le phénomène du retour d’âge du génie. Il se manifesta chez Théophile Gautier, d’une autre manière, mais parallèlement, par cette passion qui le prit pour Stendhal et ses moindres ouvrages. Il n’en voulait plus lire que de cette encre sèche. Vainement lui en proposions-nous d’autres plus conformes, semblait-il, à ses goûts romantiques et à son esthétique de formiste ; au bout de quelques pages distraitement coupées, il redemandait du Stendhal, et s’y abîmait les yeux, l’âme peut-être.

— Voilà le père, disions-nous, reparti pour le Grand-Montrouge !…

Si jamais, en effet, deux écrivains de notre langue furent à l’opposite et même aux antipodes l’un de l’autre, c’est bien l’auteur de Rouge et Noir et celui du Capitaine Fracasse. Par leurs recherches propres, ils vont à démenti manifeste. Pour celui-là, tout réside dans l’art verbal technique et la victoire du mot sur la pensée ; pour celui-ci, l’objet crève la toile et supplée de lui-même à son expression défaillante. Stendhal ne rend pas, et ne tend pas à rendre, il note et laisse à son lecteur le soin de développer le croquis et d’en colorier l’image. Gautier fait toute la besogne, et, le tableau livré, il ne reste plus qu’à l’accrocher au clou dans son cadre.

On connaît sa définition fameuse :

— Tout homme que l’idée la plus subtile, le sentiment le plus complexe, le phénomène le plus extraordinaire, et un miracle même, laissent sans mots pour les exprimer dans sa langue, peut être un grand philosophe, un grand moraliste, un savant sublime ou un saint, mais ce n’est pas un écrivain, ni en prose ni en vers.

L’un de nos jeux, à Neuilly, dans la chère maison où nous n’avions d’autre souci que de lui abréger les heures, si lentes pour lui et pour nous si rapides, c’était de le mettre à l’épreuve du dictionnaire. J’allais chercher son lexique d’usage, le Rivarol, qui contient soixante mille mots, sans compter ceux, dit le titre, qui ne se trouvent « dans aucun dictionnaire », et je le posais devant sa fille, sur la table.

— On va bien voir, clamais-je joyeusement, si vous faites honneur vous-même à votre axiome implacable.

— Va ! disait-il.

Et le livre ouvert, au hasard d’une épingle à cheveux, nous cherchions les termes les plus baroques, les plus spécifiques, les plus strictement professionnels même, des sciences, des arts, des industries, du droit, de la théologie, et des vocabulaires maritimes, militaires, agronomiques, que sais-je ? Il les définissait tous infailliblement, au propre et au figuré, sans hésiter une seconde ; il possédait les soixante mille mots, et c’était alors que, « pour me venger », je lui poussais la colle de l’orthographe du mot : budget, à laquelle il se laissait toujours si drôlement prendre.

— Budget ou budjet ? Est-ce un j ou un g ?…

— Attends, il faut que je l’écrive… Langue de cô, ton crayon ?… Je crois que c’est un g, mais je n’en suis pas sûr !…

Car il voyait les mots écrits, comme il les entendait à la fois chantés, et il fallait qu’ils passassent à l’épreuve de cette double opération où tout son art se révèle. En cela il était bien maître poète, à fond et à tréfonds, et ceux qui ne le sont pas ainsi ne le sont guère. Flaubert ne disait-il pas : « Tout vers qui ne remplit pas mon gueuloir n’est pas un vers ».

À défaut de vers, la prose de Stendhal ne remplit pas le gueuloir. Courte, anhélante et laconique, ni écrite, ni chantée, on peut dire d’elle en suivant l’image flaubertine, qu’elle siffle plutôt entre les dents à peine desserrées. Et pourtant, les derniers temps de sa vie, Gautier ne se plaisait plus qu’à elle, las d’avoir tant ciselé la phrase.

Lorsque les statuaires ont atteint l’apogée de leur art et pensent en avoir épuisé les ressources, il n’est pas rare de les voir s’éprendre de la matière même et de tomber en admiration devant les blocs bruts de marbre posés dans l’herbe des chantiers. Ils s’étonnent de la beauté de leurs formes initiales, et ils en deviennent les naïfs idolâtres.

Lorsque s’étant promené de chambre en chambre, aussi tard que possible, pour tromper son insomnie, Gautier finissait par échouer dans la sienne, il s’affaissait sur un fauteuil plein de chats, qu’il en débusquait d’abord par des paroles mielleuses et persuasives. Ils y étaient d’ailleurs sensibles et, après quelques tours et ronrons de politesse, ils s’en allaient prendre leurs quartiers de nuit dans un vieux buffet renaissance dont le rez-de-chaussée leur appartenait, de père en fils, depuis le chouan ancestral du mont Ventoux. Seule, Éponine avait le droit d’assister à la toilette nocturne du maître, toilette faite par Zoé Langue de cô, dans une ébrouade de mots quelconques dont le nombre dépassait celui du Rivarol. Il en recevait la grêle sonore avec une mansuétude infinie, ne craignant rien tant que le silence, sinon les ténèbres. Les histoires de Zoé étaient toujours les mêmes, d’une monotonie terrible, et une pareille Schéhérazade eût rendu fou un calife sourd. Mais c’était un bruit humain au milieu de la petite mort des choses et des êtres, et nul ne fut et ne sera jamais plus crédule aux diabolismes du surnaturel que « l’Impassible » de la légende. Zoé n’avait pas eu besoin de lire Spirite et La Morte Amoureuse pour le savoir et elle en abusait.