Souvenirs d’un hugolâtre/38

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Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 333-341)


XXXVIII

À la génération de 1830 se rapporte une révolution complète dans le journalisme.

Les journaux coûtaient cher ; ne pouvaient s’y abonner que les bourgeois aisés. Émile de Girardin comprit la chose, et il fonda la Presse, journal à 40 francs, quand les Débats en valaient le double (ils valent encore 72 francs). Le succès de la feuille à 40 francs résulta non seulement du bon marché, mais aussi de la bonne rédaction littéraire et du bon lancement politique. Elle soutenait l’opinion conservatrice, et son fondateur se vit assailli par une nuée d’ennemis politiques et de concurrents journalistes. Victor Hugo rédigea lui-même le prospectus de la Presse.

Afin de pousser au succès, dans ce temps où la publicité n’atteignait pas de proportions comparables à celles d’aujourd’hui, on avait imaginé un moyen, usé depuis, de forcer pour ainsi dire les cabinets de lecture et les libraires à acheter les livres nouveaux. Dix, vingt, trente amis d’un auteur s’en allaient à travers Paris, en demandant à qui de droit : « Donnez-moi tel ouvrage. » — « Je ne l’ai pas », était-il répondu. « Comment ! vous n’avez pas cela ?… c’est incroyable ! »

Ils prolongeaient cette scie pendant plusieurs jours.

Dans le but de répandre la Presse, les amis du fondateur visitèrent les cafés, outre les cabinets de lecture. De tous côtés, ils réclamèrent la nouvelle feuille quotidienne ; et ils réussirent dans une certaine mesure, à un tel point que leur manège fut imité, jusqu’au jour où le moyen n’eut plus aucune efficacité.

Armand Carrel, rédacteur en chef du National, engagea alors avec Émile de Girardin une querelle sans importance, convenons-en, querelle suivie d’une rencontre fatale, qui eut lieu à Saint-Mandé. Armand Carrel fut tué par son adversaire.

Ce douloureux événement exaspéra les républicains, causa une vive émotion parmi les « hommes d’ordre ». Ceux-ci déploraient la fin d’un écrivain honnête et sincère, capable de refréner les bouillants du parti démocratique ; ceux-là regrettaient amèrement un journaliste honorable, un guide expérimenté.

La fondation du Siècle, journal de l’opposition constitutionnelle, contre-balança l’influence de la Presse, et s’adressa plus spécialement à la petite bourgeoisie. Le Siècle et la Presse, parus tous deux le 1er juillet 1836, se firent une vive concurrence. La Presse a cessé d’être.

Émile de Girardin avait imaginé le feuilleton littéraire, qui tua le volume ; le Siècle excella dans ce genre, grâce à Alexandre Dumas, à Soulié et à Balzac. Le Siècle fut vite appelé « le journal des marchands de vin ». Pas un café, pas un cabaret où on ne le trouvât.

Les journaux quotidiens à 40 francs sont chers maintenant ; il y en a qui coûtent 25 francs, et moins. Progrès. Il y en a même qui ne coûtent rien.

L’artiste dramatique, le peintre, le sculpteur, le musicien, l’homme de lettres, l’inventeur industriel, le professeur, se trouvaient isolés en face des difficultés inhérentes à leurs professions. Ils étaient en proie à l’exploiteur.

Si, voyant leurs droits trop manifestement lésés, ils regimbaient sous l’injustice, ils apprenaient à leurs dépens que


La raison du plus fort est toujours la meilleure.

Si le succès trompait leurs efforts et leurs espérances, et si la misère venait à les frapper, ils éprouvaient l’indifférence du vulgaire, dussent-ils mourir de faim ou à l’hôpital.

Un homme d’ardente initiative survint, — le baron Taylor, — qui songea à grouper les forces individuelles disséminées, impuissantes dans l’isolement.

Les grandes associations naquirent. Le baron Taylor, avec une persévérance inouïe, fonda celles des peintres et sculpteurs, des musiciens, des inventeurs industriels et des professeurs.

La Société des auteurs dramatiques existait déjà, florissante, riche, capable de mettre en interdit les directeurs de théâtre récalcitrants. Le baron Taylor n’eut pas besoin de s’en occuper.

Mais la Société des gens de lettres, née à peine, allait mourir : il la sauva. Grâces soient rendues à sa mémoire !

Trop souvent l’homme de lettres était sacrifié, en face de l’éditeur, — pot de terre contre pot de fer. — L’association changea un peu la situation. Aux grandes forces des spéculateurs elle opposa la solidarité des écrivains.

Quinze années durant, de 1828 à 1843, les éditeurs de romans publièrent avec une fiévreuse ardeur des milliers d’ouvrages, dont on ignore généralement les titres à l’heure qu’il est. Plusieurs imprimeurs et libraires qui avaient commencé brillamment finirent par la ruine ; plusieurs s’enrichirent sans que les auteurs profitassent de leurs bonnes affaires ; plusieurs respectèrent les droits du producteur.

Ladvocat, d’abord établi simple libraire de nouveautés dans la galerie de bois, au Palais-Royal, devint ensuite éditeur, patronna et fit réussir la plupart des jeunes littérateurs. Son opulente librairie était placée sous l’invocation du dieu Mars, dont la figure dorée servait d’enseigne au magasin (numéros 197 et 198), qui a été pour beaucoup d’hommes de lettres, remarque Édouard Thierry, « le vestibule de l’Académie et de la Chambre des pairs. Ladvocat a fait des membres de l’Institut, des ambassadeurs, des ministres ; il s’en vantait. Il était l’éditeur intelligent et généreux, hardi et prodigieux. Il n’avait pas inventé la réclame ; mais elle était venue naturellement à lui. Dans un moment où l’annonce existait à peine, où la quatrième page des journaux n’était pas affermée à l’affiche, ami de tous les publicistes, Ladvocat avait à sa disposition les meilleures plumes de la presse. On rendait compte des ouvrages qu’il publiait. Ses prospectus étaient rédigés par de charmants esprits. Il payait un bon livre comme on ne payerait aujourd’hui qu’un scandale ».

Jules Janin a constaté que, le premier au dix-neuvième siècle, Ladvocat a donné au manuscrit du poète, de l’historien, du romancier, une valeur réelle. Il est le premier qui ait fait vivre l’homme de lettres… Aussi, lorsqu’il eut quitté le Palais-Royal pour le quai Voltaire, et lorsque les événements de Juillet eurent précipité sa ruine, les hommes de lettres reconnaissants lui donnèrent un livre, en quinze volumes, grand in-8o, ayant pour titre Paris, ou le Livre des Cent et un.

Le don honorait l’éditeur et les écrivains.

Ladvocat n’a pas voulu gagner deux cent mille francs en publiant les Mémoires de Vidocq, il a publié les Mémoires d’une contemporaine, ce qui ne put le sauver.

Deux vers de Barthélemy à Lamartine :


Poète financier tu descends de la nue,
 Pour traiter avec Gosselin,


ont consacré la célébrité de l’éditeur de ce nom. Gosselin édita d’importants ouvrages.

Delloye fit des kepseakes, à l’imitation des Anglais, avec des gravures sur acier, et des nouvelles ou des poésies de différents auteurs. Sa Bibliothèque choisie, in-18, réussit et passa, quand il disparut, dans les mains des frères Garnier.

Curmer, avec le concours de Tony Johannot, de Français, de Meissonier, de Daubigny, de Pauquet, et d’autres dessinateurs ou graveurs, donnait un nouvel éclat à la librairie française. Ses publications illustrées, qui nous émerveillaient à bon droit, sont encore recherchées par les artistes et les bibliophiles.

Les librairies devinrent des puissances. Il fallait que le producteur passât partout où les éditeurs voulaient les conduire.

La maison Didot continuait ses publications essentiellement académiques ; la maison Hachette commençait par des publications universitaires ; la maison Furne se plaçait dans un rang des plus honorables.

Sous Louis-Philippe, Antoine Pagnerre, un des combattants de juillet, fonda une librairie politique où Cormenin, Lamennais et Louis Blanc publièrent leurs œuvres ; Pagnerre édita Paris révolutionnaire. On lui doit le Comptoir central et le Cercle de la Librairie. Il fut secrétaire du Gouvernement provisoire en 1848, d’abord, puis de la Commission exécutive.

Collaborateur de l’aimable, de l’excellent Paulin, pour la publication de beaux ouvrages illustrés, Hetzel devint ensuite un homme politique pendant dix mois, de février à décembre 1848, et il fut exilé après le coup d’État de Louis-Napoléon.

Hetzel, comme Curmer, Furne et Didot, était à la fois libraire et littérateur.

Perrotin éditait Béranger ! Cela suffisait à sa gloire… et à sa fortune, dont il fit le meilleur usage à l’endroit du chansonnier. Perrotin se montrait hostile à la Restauration.

La plupart des livres romantiques étaient édités, dit Théodore de Banville,


Sous le rituel
De Renduel.

Victor Hugo publia chez ce libraire nombre d’ouvrages accompagnés de vignettes composées par Célestin Nanteuil, Tony Johannot, Devéria, Louis Boulanger, Camille Rogier. Eugène Renduel édita, entre autres ouvrages, Un roman pour les cuisinières, d’Émile Cabanon, et un livre de Henri Heine, intitulé De la France, qui fit grand bruit.

La plupart des pièces d’Alexandre Dumas parurent chez Charpentier, dont la Bibliothèque contint une sélection d’œuvres anciennes, de traductions et de productions modernes dues aux plumes vraiment littéraires.

Citons Urbain Canel, éditeur des Annales romantiques, Ambroise Dupont, et surtout Hippolyte Souverain, qui édifia sa fortune en fournissant aux cabinets de lecture des montagnes de romans. Cette sorte de librairie a été détrônée par les fabricants de volumes à 3 fr. 50 c. et à 1 franc.

En 1830, à Bruxelles, il y avait une « imprimerie romantique » de Feuillet-Dumus, laquelle fit une seconde édition de la Louisa de Regnier-Destourbet. De Belgique nous revenaient bien des contrefaçons. Il convenait d’y mettre ordre, et la Société des gens de lettres, aidée par plusieurs légistes, parvint enfin à détruire la piraterie belge.

Durant une dizaine d’années, la vente d’ouvrages par livraisons à 50 ou à 25 centimes, récemment imaginée, servit à fonder une foule de petites bibliothèques individuelles. Les employés, les commis marchands et les ouvriers se procuraient ainsi Walter Scott, Béranger, Victor Hugo, Barthélemy, Barante, Augustin Thierry, etc. L’usage des livraisons devint général, et il n’a fait qu’augmenter depuis, d’une façon encore plus économique pour l’acheteur.

Au magasin des Deux Pierrots, nous mangions souvent du pain sec à déjeuner, afin de « payer la livraison nouvelle ».

La vente par livraisons contribua à la ruine des cabinets de lecture : on restait propriétaire du livre lu.