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Souvenirs d’un hugolâtre/39

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Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 342-350)
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XXXIX

Tracer le tableau complet du changement opéré dans nos mœurs pendant ma jeunesse serait une tâche sortant du cadre de ce livre. Je signalerai néanmoins quelques traits.

Depuis 1789, les duels politiques ont fleuri en France. Après 1830, ils se sont succédé rapidement ; plusieurs ont ému la génération d’alors, notamment celui d’Armand Carrel avec Émile de Girardin, et celui du député Dulong avec le général Bugeaud.

Bugeaud et Dulong se battirent à propos d’une interpellation touchant à des questions militaires. En séance de la Chambre, le maréchal Soult ayant interrompu Larabit pour lui faire observer qu’un militaire, eût-il même raison, devait commencer par obéir, Larabit avait répliqué que lorsqu’on était dans son droit, et qu’on voulait faire reculer, on renonçait à l’obéissance.

« On obéit d’abord », s’était écrié le général Bugeaud.

« Faut-il obéir jusqu’à se faire geôlier, jusqu’à l’ignominie ? » avait repris le député Dulong, parent de Dupont de l’Eure, au milieu d’un violent tumulte.

La phrase de Dulong renfermait une allusion injurieuse à la mission du général Bugeaud, qui avait été chargé, naguère, de garder la duchesse de Berry dans la citadelle de Blaye.

Il s’ensuivit une rencontre, dans laquelle Dulong fut tué par une balle au front.

L’impression que causa ce duel fut renouvelée par la démission de Dupont de l’Eure comme député. Elle fit encore disparaître de la scène politique un ancien « ami » de Louis-Philippe.

Pour la seconde fois, l’arrestation de la duchesse de Berry amenait de sérieuses conséquences.

Déjà, en 1838, l’annonce de sa grossesse avait fortement ému le parti légitimiste.

Les amis de cette princesse avaient prétendu empêcher de parler de son « indisposition ». Ils s’étaient montrés irrités, menaçants, à Paris, à Lyon et à Rouen. Le Corsaire avait été appelé en duel ; la Tribune et le National avaient déclaré aux champions de la duchesse de Berry que des patriotes, réunis dans les bureaux de chaque journal, répondraient immédiatement à leurs provocations.

Sur une note de douze légitimistes portée au National, Armand Carrel avait choisi Roux-Laborie, avec lequel il s’était battu, et par lequel il avait été sérieusement blessé.

Des rédacteurs de journaux royalistes avaient décliné les provocations de libéraux et de républicains. Puis, grâce aux explications échangées, à la Chambre des députés, entre Garnier-Pagès (l’ancien) et Berryer, les duels avaient cessé.

Enfin, avant juillet 1830, une provocation en duel avait eu lieu, à l’occasion d’une querelle survenue à cause de la censure, — cette mégère qui trouvait difficilement un nombre suffisant de personnes notables pour faire sa besogne.

Trêve, s’il vous plaît, aux sujets tristes. Les troubles du règne n’avaient pas ralenti l’élan intellectuel de la nation ; ils n’avaient pas non plus porté obstacle aux jouissances de la vie.

La mode se montrait à la promenade de Longchamps, qu’a remplacée la promenade du bois de Boulogne. À Longchamps, vers la fin, on ne voyait plus que des tailleurs et des couturières, des mannequins ambulants, bien vêtus, mais sans distinction.

Jamais, peut-être, la mode féminine et masculine ne se laissa aller davantage aux engouements pour les productions littéraires, artistiques ou scientifiques du jour, aux événements intérieurs ou extérieurs.

Si je n’ai pas vu la véritable rage des châles, des bonnets, des chapeaux Ourika, de 1822 à 1840, j’ai vu se maintenir la grande vogue des couleurs « Ipsiboë » (du vicomte d’Arlincourt), « Trocadéro », « Élodie » ; des carreaux écossais « à la Dame Blanche » ; des fantaisies « à la Lampe merveilleuse, à l’Emma, à la Clochette, à la Marie Stuart », en l’honneur des compositeurs Nicolo, Auber et Carafa, et du poète Lebrun.

Des modes « à la Girafe » on passait à celles du chimpanzé Jocko, lorsque 1830 nous inspira celles qui consacraient le souvenir de Charlotte Corday et de Marie-Antoinette pour les femmes, de Robespierre et des Girondins pour les hommes. Des turbans rappelaient le costume de la délicieuse Cornélie Falcon, dans le rôle de la Juive.

Le romantisme fit naître les toilettes « à la châtelaine, à la Marguerite de Bourgogne, à l’Isabeau de Bavière, etc. » Mlle Mars, Mlle Georges et madame Dorval furent imitées — dans les vêtements — par des bourgeoises, même par de petites pensionnaires.

Nous assistâmes à un envahissement du moyen âge. Sous l’influence des idées werthériennes, il se trouva que des jeunes filles furent désolées d’avoir une apparence de bonne santé, joues roses et fraîches, parce que cela était « commun » ; il se trouva que des jeunes garçons voulurent avoir l’air de « poitrinaires », au risque de le devenir, en réminiscence du drame d’Angèle.

Le goût du plaisir de la danse se répandait et contrastait avec le goût des sentimentalités.

Odry, Brunet, Arnal, Vernet, Bouffé, la sémillante Déjazet, et tout un groupe de comiques, venaient aussi nous distraire de la byromanie.

Déjà quelques jardins particuliers étaient affectés aux plaisirs publics, — ceux de l’Infante, de l’hôtel de Soubise et de l’Arsenal. Le Vauxhall et le Colisée, situés aux deux extrémités orientale et occidentale de Paris, attiraient la foule. Le jardin Marbeuf était appelé Idalie ; les folies Beaujon, avec leurs montagnes russes, près de la barrière de l’Étoile, rivalisaient avec la Grande-Chaumière, au boulevard du Mont-Parnasse. Le Delta florissait au faubourg Poissonnière, et le Jardin Turc sur le boulevard du Temple ou du Crime, rempli de théâtres de tous genres. À Tivoli, qui a fait place à des rues, on tirait des feux d’artifice et l’on multipliait les ascensions aérostatiques.

Une foule « d’hommes sérieux », de vieillards rabat-joie s’efforcent d’oublier leurs fredaines à la Grande-Chaumière, leurs démêlés avec le père la Hire, — préfet de police du lieu ; ils nient avoir établi ménage avec des grisettes du quartier Latin ; ils ne veulent pas qu’on leur parle des journées de promenades amoureuses, ni des folles nuits.

Fausse honte ; ils savent bien pourtant que la grisette de cette époque avait plus de charmes que la lorette d’aujourd’hui, et que l’on s’amusait fort dans les bals ; que les brasseries n’accaparaient pas la jeunesse.

Musard et Valentino, dont les concerts étaient fort suivis, donnaient des bals masqués. La Jeune-France s’y amusait.

Les bals masqués de l’Opéra ont encore jeté quelque éclat sous la génération de 1830. De bien rares intrigues s’y nouaient, les bonnes fortunes ne s’y rencontraient déjà plus ; mais les costumes y étaient nombreux, soignés, fantaisistes, excentriques, souvent trop débraillés.

Ces bals attirèrent pendant plusieurs années une foule de gens à danse échevelée. Chicard et ses émules remplissaient la salle de leurs cris, et, par leurs gambades extravagantes, ils en rendaient le séjour presque dangereux. Les cohues se succédaient, et les costumes en loques firent fureur. Le masque n’exista plus que pour les femmes ; les habits noirs pullulèrent, et les gens ennuyés.

Alors, au théâtre de la Renaissance (salle Ventadour), des bals masqués nouveaux firent, durant quelques années, concurrence à ceux de l’Opéra. On crut à une résurrection de l’intrigue, absolument absente dans la rue Le Peletier.

Pour mon compte, j’allai à tous les bals de la Renaissance. Dans ma naïveté de jeune homme, j’éprouvai un véritable bonheur à y rencontrer un coquet domino qui, six fois de suite, me parla et m’intrigua. Je jouai six fois de suite le rôle de martyr, croyant à une aventure charmante…

J’ai su plus tard que le coquet domino était la sœur d’une ouvreuse de loges au Vaudeville, — une fille aussi bête que laide.

Gavarni illustra, vers ce temps, les bals masqués. Il composa des scènes prises sur le vif ; il inventa des costumes en papier, qui firent sensation aux bals de la Renaissance ; il créa les types du titi et du débardeur.

La plupart des théâtres avaient deux séries de bals masqués.

Les carnavals étaient brillants ; les voitures de masques, nombreuses. Il arriva que, pendant une émeute, d’un côté les chienlits criaient, et, de l’autre, les insurgés se faisaient poursuivre par les gardes municipaux.

Wilhem introduisit le chant dans les écoles ; de plus, il organisa des réunions périodiques des élèves de toutes les écoles en un seul chœur, qu’il appela Orphéon.

Le colonel Amoros, espagnol réfugié en France, dota notre pays d’une institution qui lui manquait. Il établit, sous les auspices du gouvernement, un gymnase dans lequel il développait utilement les forces physiques, et il ne tarda pas à être nommé directeur du Gymnase militaire de Paris.

L’œuvre de Wilhem et celle d’Amoros, entreprises avec conviction, poursuivies avec persévérance, ont fait leur chemin.

Un Gymnase musical, fondé en 1836, et dirigé par Carafa, l’auteur de Masaniello, eut pour mission de former des chefs de musique militaire. Il ne vécut que peu d’années, et plus tard nos régiments possédèrent des musiques imparfaites, à quelques exceptions près.

Les associations pour l’instruction du peuple se répandirent : la Société pour l’Instruction élémentaire, les associations philotechnique et polytechnique, lesquelles ont puissamment contribué à rehausser le niveau intellectuel chez les masses, à adoucir les mœurs générales, à préparer la grande rénovation opérée par le suffrage universel.


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