Aller au contenu

Système des Beaux-Arts/Livre cinquième/1

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 159-161).

CHAPITRE PREMIER

DE LA FORME THÉÂTRALE

L’analyse doit vaincre ici la facilité. Car il y a abondance de productions sans forme et qui plaisent pourtant, et abondance surtout de théories improvisées. Essayant donc de considérer seulement les grandes œuvres, surtout comiques, et les sûres traditions, surtout mimiques, disons que le théâtre n’est fait nullement de conversations émouvantes ou plaisantes, prises dans la vie commune. Il s’en faut bien. Les jeux imitatifs des enfants, et les scènes de remplissage où l’on dit bonjour ou bonsoir selon la mode, n’ont rien de commun avec le puissant langage que nous avons à décrire, et qui se développe selon ses moyens et conditions, comme la danse, la musique, l’architecture et le dessin. C’est ce que n’ignoreraient point les grands comiques, s’ils prenaient le temps de réfléchir sur leur art, sur ces traits hardis qu’on ne trouve point dans la nature, sur ce style défini des bouffons, ancien et presque immuable, sur ces jeux de scène énormes et mesurés qui permettent don Juan entre les deux paysannes, ou Georges Dandin devant sa porte fermée. Il n’y a point d’invraisemblance dès que la vraisemblance n’est point cherchée. Les bouffons du cirque n’ont même pas besoin de porte ; ils tracent une ligne sur le sable ; le génie comique ici comme partout décide, et ne ruse jamais.

L’art de la mimique avertirait mieux si la clef de son langage n’était à peu près perdue. Il en reste pourtant assez, dans la tradition des mimes, pour faire voir que l’imitation des gestes instinctifs n’y est pas le tout. Il s’y joint des gestes de style, j’entends décidés, d’une seule venue, et propres aussi, par leurs inflexions, à suivre le mouvement des passions, mais en obéissant toujours à la loi propre du signe ; et l’on verra aisément, si l’on rencontre par hasard quelque mime qui sache son métier, que ces mouvements sont tous de gymnastique et sans contracture, comme ceux de la danse, à laquelle la mimique est si naturellement liée. Je n’en conclus pas que la mimique ainsi purifiée ne puisse exprimer avec force ; bien au contraire, la vraie force ici, j’ose dire, comme dans l’escrime, vient de souplesse et vitesse ; ainsi l’expression forte touche sans étonner ; au lieu que les gestes de nature, quand ils sont vifs, rendent stupides par la surprise. Faites attention à ceci que les mouvements passionnés d’un homme qu’on n’entend pas ressemblent aux mouvements d’un fou ; et, ce qui frappe chez le fou, c’est cette naturelle mimique, qui n’est plus mimique, sans forme et tout à fait sans style ; mais disons que les mouvements de nature tiennent tous un peu de la folie, surtout pour le spectateur. Enfin je vois dans la mimique, autant que j’en puis juger, de la politesse, de la précaution, et une méthode pour composer les passions.

Le théâtre tragique est moins aisé à comprendre, peut-être parce que l’intérêt se transporte aisément à l’aventure elle-même, émouvante toujours et souvent illustre. Toutefois il est bien clair que les conventions de lieu, de rencontres réglées, comme de monologues et de confidents, ne sont point du tout des licences, mais appartiennent au contraire à la forme théâtrale. Le génie théâtral les impose ; mais l’homme habile voudrait économiser là-dessus ; c’est comme si l’on voulait prétendre que les mots expriment moins que les cris. Au contraire les cris n’expriment rien ; et il faut un contour imperturbable, fermement tracé, pour circonscrire les grands tumultes. Il y avait donc quelque chose de vrai dans cette thèse si méprisée d’après laquelle l’épopée et la tragédie veulent des termes nobles ; et ce n’est pas par la pauvreté des mots que les tragédies de Voltaire sont faibles. Dans tout art qui emploie les mots, plus la matière du mot domine, j’entends son bruit, son sifflement, son crépitement, plus l’expression est pauvre. Le théâtre est un langage aussi. Mais peut-être faut-il du métier pour le parler naturellement, comme ont fait Molière et Shakespeare.