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Système des Beaux-Arts/Livre cinquième/2

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Gallimard (p. 162-164).

CHAPITRE II

DU TRAGIQUE ET DE LA FATALITÉ

La tragédie nous représente des malheurs communs, mais à distance de vue, et comme des objets ; aussi l’idée de la fatalité, plus ou moins clairement conçue, est toujours l’armature du drame. Ainsi le spectateur est délivré de ce genre de crainte, qui est le pire, et qui est la crainte d’avoir à prendre un parti. Aussi faut-il que le drame soit terminé déjà dans le fait, au moment où le poète nous le présente ; c’est pourquoi l’ancienne histoire plaît au théâtre ; les malheurs illustres sont assez connus d’avance, et le temps en a effacé les suites, de façon que l’on sait où l’on va, et que l’on est séparé de son temps et de soi. Cette tranquillité se voit clairement dans le spectateur qui prend place. Ainsi le temps se trouve être le personnage principal de toute tragédie composée. Il est donc vrai, comme on l’a dit, qu’il faut au théâtre tragique l’unité de temps, entendez la continuité et la mesure ; et je remarque que les mesures du temps, surtout par le soleil et les étoiles, ont ici l’accent convenable. Il est bon que l’épée de Cassius désigne les étoiles qui déclinent, dans une des plus remarquables nuits de l’histoire. Et il faut que l’on sente toujours la marche des heures, et la nécessité extérieure qui presse les passions et les mûrit plus vite qu’elles ne voudraient. Cette avance du temps qui, sans tenir compte de nos désirs ni de nos craintes, les accomplit enfin, est sans doute ce qui tient le tragique en place. Mais aussi le poète dramatique doit négliger ces mouvements d’humeur capricieux, qui n’ont point de suites et qui n’en attendent point. Il importe que les passions se dessinent sur la chaîne du temps. On pourrait dire que les passions sont la matière, et le temps la forme, de toute tragédie.

Il faut donc examiner comment les passions remplissent le temps. D’abord par ces décrets et prédictions sur elles-mêmes, et par l’interprétation des signes et des songes ; mais surtout par l’effet des oracles et prédictions, à partir de quoi les passions se développent hardiment sous l’idée fataliste. « Macbeth, tu seras roi. » Mais il faut bien distinguer la prédiction rusée qui fait arriver ce qu’elle annonce ; et cette dernière espèce convient seule. Toutefois entre les deux se place une prédiction qui annonce les actions seules, comme à Œdipe, mais qui dispose pourtant l’esprit à reconnaître dans la première impulsion un effet attendu de l’oracle ; de là un pressentiment et une horreur sacrée, qui lie un temps à l’autre par la préméditation, si l’on peut dire, de l’inévitable ; ce sentiment profond et dominateur soutient assez le drame ; et l’on voit bien par là que le principal est que le drame se tienne, et forme un objet. C’est à quoi servent aussi ces punitions et récompenses, qui forment surtout une solide chaîne de conséquences ; car l’idée de la justice n’a point de place dès que l’on contemple une action que l’on sait faite et déjà irréparable. Mais j’avoue que les drames de second ordre se préoccupent beaucoup de plaire par des thèses de morale ou de politique, tout à fait de la même manière que les méchants tableaux nous prêchent la vertu ou bien nous représentent le plaisir. Le vrai théâtre, comme aussi la vraie peinture, se soucie peu de plaire par ces moyens-là ; les œuvres alors ne signifient pas, mais elles sont. Les œuvres tragiques sont, donc, par ces fortes liaisons dans le temps, qui offrent au jugement un travail tout fait et un objet non ambigu.

Je viens au dialogue, qui est le principal moyen du drame, mais aussi le plus clair. Tous nos malheurs, autant qu’ils résultent de nos passions, viennent de ces entretiens où les passions trouvent leur jeu et leur développement. Si l’on appliquait assez la règle monastique du silence, les passions retomberaient aux émotions toutes nues qui ne durent point. Mais les paroles cherchent la réplique et l’appellent. Encore, dans la vie commune, l’éloquence arrive aisément à la frénésie, et l’oubli est heureusement le sort qui convient à presque toutes ces improvisations. Mais l’art tragique compose les discours entre deux et les discours à soi tels qu’ils voudraient être ; ainsi la folie des passions semble réglée par quelque divinité présente, et les événements s’annoncent. « Elle a trompé son père ; elle trompera son mari » ; cette parole du père de Desdémona au More qui l’enlève en croupe est de celles qu’on ne trouve point, ou qu’on trouve trop tard. Mais au théâtre la passion remplit le temps à elle seule. Chose digne de remarque, cet enchaînement n’est pas aperçu du spectateur ; il en tire plutôt la perception souveraine de quelque chose de réel ou de vrai, qui se passe de petites raisons. On voit qu’il s’en faut de beaucoup que le théâtre ressemble à la vie ordinaire où tout échappe et se dérobe, même à celui qui parle. Car la vie, comme dit Shakespeare aussi, est faite de la même étoffe que les songes. Mais le théâtre point du tout.