Système des Beaux-Arts/Livre quatrième/3

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Gallimard (p. 131-132).

CHAPITRE III

DES CHANTS POPULAIRES

Le chant naturel se rencontre presque partout dans la musique populaire et ne se trouve guère ailleurs ; ce chant se suffit à lui-même ; il est plein et soutenu sans le secours de l’harmonie ; on ne voit même pas ce que l’harmonie y pourrait ajouter ; nulle musique n’a autant de corps ni autant de force ; aussi résiste-t-elle au temps. Le goût s’est gâté presque partout dans les campagnes par l’invasion des sots refrains ; mais les chants populaires y sont restés ce qu’ils étaient ; semblables aux formes vivantes, ils ne peuvent que garder leur forme ou périr.

Aussi l’école du chant devrait se borner à ces antiques modèles ; le chanteur ne peut alors s’égarer, ni se troubler ; ainsi, porté dans sa jeunesse par la belle musique, il pourrait ensuite porter l’autre ; enfin cette musique résonne en elle-même et se renforce d’elle-même, invitant le chanteur à se livrer, à oser ; et, en même temps, par la disposition du corps qui est ici commandée, toutes les passions sont déliées. Aussi faut-il dire que cette musique est du genre contemplatif toujours. Cela est sensible dans les complaintes et les récits ; la musique contraste toujours avec ce que la chanson dit ; mais elle contraste toujours comme il faut, opposant à la misère humaine une consolation d’avance et comme une vue sur un long déroulement du temps. Il n’y a peut-être pas de musique gaie ; mais on ne peut pas dire non plus que la musique soit triste ; car le vrai musicien, encore bien plus que le vrai poète, repousse ses peines et les maintient en face de lui, à distance de vue humaine. On appelle quelquefois mélancolie, faute d’un meilleur mot, cet état où l’on contemple ses propres malheurs, et tous les malheurs, comme des objets qui passent et déjà lointains ; la musique figure merveilleusement ce souvenir et cet oubli ensemble. L’âme chanteuse a son bonheur en elle. Le poète dit la même chose, mais moins bien ; souvent il déclame et s’efforce ; mais la vraie musique s’y oppose, et ne s’accommode que du calme souverain ; il est assez clair que dès que les forces de combat s’inscrivent dans la musique, il n’y a plus de musique ; tout au plus une déclamation chantée. On aperçoit qu’il y a une musique pure en deux sens ; la musique naturelle est pure dans le sens le plus plein ; mais la musique instrumentale parvient à se purifier autrement, comme nous verrons.

Le progrès de la musique instrumentale devait tuer la véritable musique vocale, qui est l’improvisation recueillie, scrupuleuse, réglée sur les bruits extérieurs autant qu’ils font quelquefois réussir des musiques, et aussi sur ce que chaque son annonce et appelle, sans compter la danse presque immobile du chanteur qui règle aussi les sons pour l’équilibre des muscles. On comprend que nous n’ayons que des souvenirs de cet art ancien, mais choisis par la préférence des plus habiles chanteurs, et que les plus grands musiciens ne dédaignent pas de prendre comme modèles ou thèmes. On conte pourtant que les nègres improvisent encore. L’histoire admirable de Consuelo termine le règne de la mélodie naturelle. Jean Christophe est un pianiste ; et certes ce n’est pas méprisable, mais enfin les Dieux ne chantent plus.